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Éric Ciotti et Marine Le Pen à l'Assemblée nationale le 4 avril 2023.
Éric Ciotti et Marine Le Pen à l'Assemblée nationale le 4 avril 2023. Christophe Archambault/AFP

Droits des minorités, alliance RN-Ciotti, montée de l’illibéralisme : vers une révolution conservatrice en France ?

L’annonce d’une alliance électorale entre le président des Républicains Éric Ciotti et le Rassemblement national dans le cadre des élections législatives du 30 juin et du 7 juillet fait l’effet d’un véritable séisme politique en France et a contribué à diviser le parti de la droite historique, avec de nombreuses défections. Notons que suite à cette alliance, le parti LR a par trois fois voulu en exclure son président, en vain, puisque la justice l'a à chaque fois réintégré. Il apparaît alors nécessaire de questionner les implications de l’arrivée au pouvoir d’une telle coalition, notamment eu égard aux questions de genre et de sexualité.

La mobilisation de l’étiquette « illibéralisme » permet de comprendre les ressorts de cette convergence entre droite et extrême droite, et de noter qu’il ne s’agit pas d’une exception française.

Elle s’inscrit dans le contexte international d’une nouvelle révolution conservatrice dont le fer de lance est la lutte contre les droits des minorités et l’« idéologie du genre », terme fourre-tout utilisé par les détracteurs des études féministes et de genre pour dénoncer les avancées progressistes en matière de droits des minorités au sens large.


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Des propositions communes

Le Rassemblement national (RN) et Les Républicains (LR) ont récemment déposé des propositions de lois similaires sur l’encadrement des transitions des mineur·e·s transgenres visant à interdire les opérations chirurgicales et les traitements permettant de stopper les effets de la puberté.

Malgré le rejet de la proposition de loi déposée par le RN à l’Assemblée nationale le 11 avril, une proposition de loi intitulée « Prise en charge des mineurs en questionnement de genre » déposée au Sénat par le groupe LR le 19 mars dernier a elle été adoptée dans l’optique d’« encadrer » toute transition médicale des mineur·e·s transgenres. Le texte a donc été transmis à la Commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale dans un climat actuel de backlash (ou contre-offensive) antiféministe et antitransgenre.

Si la proposition en question est défendue au nom de la protection des mineur·e·s transgenres par le groupe LR et par les experts interrogé·e·s dans le cadre du rapport sénatorial, le Défenseur des Droit et les collectifs engagés dans la protection des personnes transgenres et intersexes (c’est-à-dire les personnes dont les caractéristiques physiques ou biologiques ne correspondent pas aux définitions classiques de la masculinité et de la féminité) alertent au contraire sur les atteintes envers les droits et l’intérêt supérieur de l’enfant portées par cette proposition de loi.

Le Défenseur des droits relève que cette loi interdit aux mineur·e·s transgenres des soins pouvant être utiles, voire nécessaires à leur bien-être – alors qu’il s’agit d’une population surexposée aux risques de tentative de suicide – et qu’elle est discriminatoire puisque les bloqueurs de puberté et les traitements hormonaux sont « régulièrement et depuis longtemps prescrits » à des mineur·e·s dans le cas de traitements de puberté précoce lorsqu’elle est « source de détresse psychologique ». Le Défenseur des droits rappelle par ailleurs que les transitions médicales d’enfants transgenres sont rares et que les interventions chirurgicales avant la majorité ne concernent qu’une infime minorité des enfants transgenres et s’inscrivent toujours dans un parcours médical approfondi.

Derrière la rhétorique de la protection des enfants, sont surtout défendues l’interdiction de transitionner (c’est-à-dire ici l’interdiction de toutes les « pratiques médicales », qu’elles soient hormonales ou chirurgicales, permettant aux mineur·e·s transgenres d’être en accord avec leur identité de genre) et de manière détournée, un retour aux thérapies de conversion puisque la proposition pathologise la transidentité.

Il semble à ce titre nécessaire de s’intéresser à la dimension idéologique de l’affrontement qui oppose les partisan·e·s de la limitation du droit à disposer de son corps, qui visent en particulier les droits des minorités sexuelles et de genre tout comme les droits reproductifs, et celles et ceux qui défendent ce droit même.


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Des attaques contre les droits individuels

Comme le souligne une tribune publiée dans Politis le 29 avril, signée par plus de 800 personnalités et organisations politiques, associatives et syndicales, on observe ces dernières années dans les démocraties libérales le développement d’un clivage sur la question des droits individuels – dont l’épicentre est le droit à disposer de son corps – qui oppose une frange croissante de la droite conservatrice et une grande partie des forces de gauche.

Éric Zemmour et Marion Marechal Le Pen sur scène au Zénith de Toulon le 6 mars 2022
Éric Zemmour et Marion Marechal Le Pen sur scène au Zénith de Toulon le 6 mars 2022. Shutterstock

L’utilisation du terme d’« illibéralisme » pour décrire le phénomène idéologique conservateur de remise en question des institutions de la démocratie libérale et des droits individuels est contesté. Il a notamment pu être employé pour dénoncer la dimension identitaire des mouvements Black Lives Matter et #MeToo. Mais malgré son caractère controversé, le concept d’« illibéralisme » peut néanmoins nous servir à comprendre la convergence contemporaine entre droite et extrême droite.

En effet, la proposition du groupe LR évoquée plus haut s’inscrit dans un mouvement idéologique « illibéral » global de limitation des droits individuels et sociaux au nom de la lutte contre le « wokisme » et l’« idéologie du genre » qui vise à réaffirmer les acceptions traditionnelles de la famille et de la binarité sexuelle.

On constate depuis plusieurs années une croissance de la critique du libéralisme au sein des droites, qu’il s’agisse d’une revendication explicite de l’illibéralisme comme dans les cas de Viktor Orban et d’Éric Zemmour, ou d’une dénonciation plus globale de l’État de droit et des droits humains.

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L’illibéralisme : un mouvement international ?

L’illibéralisme correspond ainsi l’avènement d’un phénomène idéologique transnational de remise en question du libéralisme, tant du libéralisme politique que du libéralisme culturel (ou sociétal), dans l’ensemble des démocraties libérales.

Depuis les années 2010, on voit se multiplier à droite les attaques contre la séparation des pouvoirs et l’indépendance de la justice, comme en France lorsque les responsables politiques de LR et du RN ont communément dénoncé la censure partielle de la loi immigration par le Conseil constitutionnel.

L’arrivée au pouvoir des droites illibérales se traduit par le recul des droits et libertés, qu’il s’agisse des libertés individuelles comme le droit à l’avortement aux États-Unis et en Pologne ; ou des droits économiques et sociaux par le biais de réformes du travail et des retraites, comme au Brésil et en Hongrie, où le gouvernement de Viktor Orban a promulgué en 2018 une loi permettant aux employeurs de demander jusqu’à 400 heures supplémentaires annuelles à leurs employé·e·s, payables trois ans plus tard.

Marine Le Pen et le premier ministre hongrois Viktor Orban posent avant la réunion des dirigeants des partis conservateurs et de droite européens « Le Sommet de Varsovie » à Varsovie, en Pologne, le 4 décembre 2021
Marine Le Pen et le premier ministre hongrois Viktor Orban posent avant la réunion des dirigeants des partis conservateurs et de droite européens « Le Sommet de Varsovie » à Varsovie, en Pologne, le 4 décembre 2021. Wojtek Radwanski/AFP

Or, comme le montrent de nombreux travaux, la réaffirmation de la binarité de genre (c’est-à-dire l’existence d’une distinction étanche entre « masculinité » et « féminité », d’une différence sexuelle entre homme et femme et d’une complémentarité des deux sexes) et des valeurs familiales traditionnelles sert de « ciment » conceptuel et politique à l’idéologie illibérale.

La critique de l’« idéologie du genre », et en particulier de la transidentité (c’est-à-dire de la possibilité que l’identité de genre d’un individu ne soit pas celle qui lui ait été assignée à la naissance), permet ainsi d’unir les illibéraux de droite et d’extrême droite au niveau national et international, malgré leurs divergences sur certaines questions politiques et géopolitiques cruciales telles que la guerre en Ukraine, ou le rejet de l’OTAN et de l’Union européenne.


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Les législations « anti-genre », signes du basculement illibéral

Les propositions de lois déposées par le RN et LR omettent sciemment d’interdire les opérations médicales imposées aux mineur·e·s intersexes pour les assigner au genre masculin ou au genre féminin. Les mouvements politiques illibéraux défendent ainsi l’interdiction des transitions médicales aux personnes transgenres tout en prônant l’utilisation de ces mêmes interventions médicales à l’encontre des mineur·e·s intersexes, qu’il s’agisse de la prescription de bloqueurs de puberté ou de la pratique d’opérations chirurgicales imposées sans le consentement des mineur·e·s et de leurs parents.

À l’image d’autres législations illibérales dans le monde comme celles adoptées en Alabama et en Arizona aux États-Unis, les deux propositions de lois déposée par LR et le RN défendent donc un « encadrement de la transidentification » qui vise à préserver une conception traditionnelle de la binarité sexuelle et non à protéger l’intérêt supérieur de l’enfant.

De ce point de vue, mettre en lumière les convergences entre les propositions de loi déposées par le RN et LR permet de comprendre leur participation à la révolution conservatrice dont Viktor Orban est l’un des chefs de file et d’expliquer la cohérence entre la remise en question des droits individuels – qu’il s’agisse des droits des personnes transgenres et intersexes, des droits des minorités sexuelles, des droits des femmes, des droits reproductifs et familiaux et des droits des étranger·e·s – et les attaques envers les contrepouvoirs, qu’ils soient institutionnels ou indépendants de l’État.

À cet égard, on peut noter que si Frédéric Valletoux – le ministre délégué à la santé de l’époque – s’est opposé à l’adoption de la loi, on constate également la diffusion de l’illibéralisme au sein de la majorité présidentielle menée par le groupe Renaissance comme le montre l’appropriation de certaines thématiques à l’instar de la critique du « wokisme » et de l’anti-intellectualisme, ainsi que le refus d’inclure explicitement les hommes transgenres dans la constitutionnalisation du droit à l’avortement, ce qui a nécessité une clarification ultérieure du Conseil d’État.

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