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Édouard Philippe, atout ou caillou dans la chaussure présidentielle ?

L'ancien premier ministre Edouard Philippe en compagnie du président sortant et candidat à sa réélection Emmanuel Macron lors d'une visite au port du Havre, le 14 avril 2022. Ludovic Marin/ AFP

La ré-élection d’Emmanuel Macron ce 24 avril a été d’emblée suivie de nombreuses spéculations quant à un remaniement gouvernemental tenant compte de la recomposition du paysage politique à l’œuvre.

Dès 2016, l’offre politique d’Emmanuel Macron avait pivoté sur la disqualification de partis jugés surannés et sur un dépassement du clivage gauche-droite. Le scénario de la campagne présidentielle 2022 qui s’achève aura montré à quel degré notre vie politique poursuit dangereusement sa fracturation. L’incorporation dans la majorité présidentielle, impulsée par Emmanuel Macron, de la vaste nébuleuse allant du centre gauche à une partie du parti Les Républicains (LR), affronte désormais l’enracinement d’une contestation radicale et à deux têtes, celle du Rassemblement national (RN) qui a obtenu 41,46 % des suffrages, et celle de La France Insoumise, 22 % au premier tour, porté notamment par un vote important des plus jeunes.

Alors que les élections législatives de juin 2022 deviennent l’échéance fatidique du quinquennat qui s’ouvre, les états-majors s’organisent. C’est dans ce cadre que ressurgit la question singulière du statut d’Édouard Philippe, ancien premier ministre à l’insolente popularité.

Il avait fondé son propre parti, Horizons le 9 octobre dernier. Quatre jours après la qualification d’Emmanuel Macron pour le second tour, il accueillait, le président-candidat au Havre, visite qui bouclait un périple politique important : Pau (fief de François Bayrou) le 17 mars et Spézet (centre-Finistère, fief de Richard Ferrand) le 5 avril.

Quelle architecture pour revivifier la prochaine majorité présidentielle ?

Bayrou-Ferrand-Philippe : trois piliers essentiels pour le second mandat d’Emmanuel Macron mais qui ont aussi rejeté l’idée de parti unique imaginé par le président candidat.

Dans ce contexte, comment le maire du Havre peut-il gérer ses contorsions entre d’un côté sa loyauté à l’égard d’Emmanuel Macron et, de l’autre, sa légitime projection politique personnelle vers l’avenir ?

En tant que chef d’une majorité parlementaire « présidentialisée » comme jamais, Edouard Philippe aura mis en œuvre le programme du candidat Macron pendant plus de trois ans, bien que venant d’une famille politique officiellement concurrente de la sienne (Les Républicains) lors des deux scrutins de 2017.

La partition de la Ve République, dans son articulation entre les articles 8 et 49, avait été jouée de façon audacieuse dès le 18 juin 2017 : la large majorité LREM aux législatives n’avait pas entraîné la nomination de l’un·e des sien·ne·s à Matignon au profit de Philippe puis Jean Castex, également issu de LR.

Macron-Philippe, un conflit de légitimité non soldé

Le problème inattendu, pour le président, est que cette créativité institutionnelle a finalement engendré un nouvel avatar de l’écart de popularité inversé entre l’Élysée et Matignon. Le potentiel narratif de ce phénomène a toujours été puissant, mais cette fois le défi est potentiellement de taille pour Emmanuel Macron, dont l’image personnelle est détériorée. A-t-on jamais entendu l’accusation d’arrogance ou de « Premier ministre des riches » à l’encontre d’Edouard Philippe notait Mathieu Lindon dans Libération en avril 2021 ? Non.

Bien que successivement promoteur inflexible de la réforme de la SNCF, de l’augmentation de la taxe carbone et de la réforme des retraites, il a même quitté Matignon très populaire en 2020 alors qu’il était quasiment inconnu en y entrant le 15 mai 2017. Bien plus, il persiste à siéger en première place ce mois-ci, et de loin, dans le palmarès des personnalités politiques préférées des Français. Un crime de lèse-majesté, ou de « lèse-Jupiter » ?

À tout le moins, un conflit de légitimité n’est pas soldé entre les deux hommes. Jusqu’à présent, Edouard Philippe parvient à en pondérer les traces par son style, ce qui le pourvoit positivement en termes d’image personnelle. Cependant, cette performance peut être fragilisée par deux facteurs : sa vulnérabilité institutionnelle et sa difficulté à assumer ses ambitions politiques.

« vous craignez que je sois le président… « Le lapsus d’Edouard Philippe dès le début de sa législature (France Info TV, 2017).

La pondération, leitmotiv d’un « style Philippe » plébiscité

Le pouvoir est toujours une question de style, notamment dans notre régime présidentialiste. Il faut donc d’abord s’attarder sur une disposition toute personnelle que l’homme a déployé jusqu’ici dans sa communication et qui dessine un style qui le distingue : la pondération. Voisine de la vertu de modération à consonance plus philosophique, elle se donne ici comme une quête constante de cohérence censée permettre au maire du Havre de gérer des paradoxes pesants. En réalité, l’idéal de civilité dont Edouard Philippe se réclame (pilier éthique de la pondération) porte une certaine vision du politique lui-même (sa traduction institutionnelle), qui est très présente dans son ouvrage Impressions et lignes claires. Au final, c’est une sorte de « pondération radicale » qui se dessine dans une communication dont l’enjeu consiste, pour l’homme, à résoudre une tension croissante entre la dynamique macronienne qui l’a propulsé en 2017 et ses nouveaux desseins personnels. Jusqu’ici cette pondération s’est déchiffrée principalement dans l’art oratoire du personnage. Elle est sans doute pour beaucoup dans le succès de son image.

Une vraie fausse bonhomie ? La popularité de l’ancien Premier ministre et ses ambitions politiques pourraient lui jouer des tours. Ici au Musée André Malraux au Havre le 14 avril 2022. Christophe Petit Tesson/AFP

La pondération d’Edouard Philippe s’est ainsi traduite dans la production d’un verbe consistant en permanence à endiguer les représentations d’une tension avec le président. Trois grands types de techniques oratoires au moins sont repérables, qui consistent pour lui à retenir ses mots et donc ses coups. En premier lieu, il affectionne les figures de style atténuant sa pensée. Ses recours à la litote sont innombrables. Par exemple, le 5 avril 2021, interrogé au sujet d’une réélection d’Emmanuel Macron, il déclarait à Marion Mourgue et Mathilde Siraud au Figaro, « Je ne fais pas partie de ceux qui souhaitent son échec ». Ou lorsqu’il évoque ses propres objectifs : « Quand on veut servir son pays, il n’est pas inutile de s’y préparer intellectuellement, politiquement ».

Enfin, lors du lancement d’Horizons, au sujet de l’âge de la retraite) : « […] une question qui ne semble pas hors de proportion à régler ».

Ce procédé lui confère une expressivité teintée d’ironie où la frontière entre flegme et raideur est parfois ténue.

Retenir ses mots et ses coups

Dans une logique plus politique, Edouard Philippe investit également des stratégies rhétoriques de mise à distance des événements, ce qui le place au-dessus de la mêlée. Trois argumentaires réfutatifs sont alors à l’œuvre. D’abord une réfutation des jeux politiciens :

« Nous avons besoin de femmes et d’hommes qui s’engagent sereinement, qui ne vibrionnent pas à chaque fois qu’une phrase est prononcée. » (Lancement d’Horizons, le Havre, 9 octobre)

Ensuite, une réfutation des dogmatismes : « Il est certain qu’on se respecte, qu’on s’estime et on pense qu’en travaillant ensemble, on fait les choses un peu mieux » (avec Anne Hidalgo au sujet de l’axe-Seine).

Enfin, il peut s’agir de nuancer ses émotions. Sa pondération vise alors une exemplarité qui proscrit toute expressivité négative, comme le ressentiment. Par exemple en répondant à Laurent Delahousse le 4 avril 2021, dans un sourire, sur les raisons de son congédiement de Matignon : « J’ai une idée. Je la garde pour moi ».

Edouard Philippe peaufine sa stature d’homme d’État. Sa pondération nourrit un répertoire figurant à la fois une rectitude et une compétence censées le distinguer aux yeux de beaucoup de Français. Toutefois se pose la question de la figure d’autorité qui en résulte et qui exige de l’homme qu’il s’émancipe politiquement. Or, la ligne de crête est bien mince entre les deux pôles.

Loyauté personnelle et émancipation politique, une ligne de crête périlleuse

« J’ai été un premier ministre extrêmement loyal. Extrêmement. Et maintenant, je suis toujours loyal, mais je suis aussi un homme complètement libre », a-t-il assuré en avril 2021. Mais est-ce vraiment le cas et, d’ailleurs, est-ce possible ? Edouard Philippe avait renoncé à son parti (LR) en 2017 et a fini par en créer un nouveau, dans les deux cas pour rester fidèle… à ses idées. Cette célèbre conception churchillienne des partis politiques, rappelée par Olivier Faye dans Le Monde dès septembre 2020 vient prouver un item puissant de sa popularité, sa fidélité à lui-même. En somme, sa loyauté. Mais le camp présidentiel s’agace de plus belle. Conflit de légitimité oblige.

Selon nous, la création d’Horizons a institué cet automne la mince ligne de crête sur laquelle avance Edouard Philippe depuis au moins deux ans : loyauté à Emmanuel Macron et projection personnelle vers l’avenir. Car deux hypothèques pèsent sur sa marge de manœuvre aujourd’hui. La première est institutionnelle, voire crûment logistique : l’agenda décrété au lancement d’Horizons le projette vers 2027 et au-delà : « Il s’agit de construire un parti pour que notre pays puisse regarder loin, raffermir sa puissance ».

Édouard Philippe en compagnie du maire de Nice Christian Estrosi (ancien LR et proche d’Emmanuel Macron) qui a rejoint Horizons, le parti de l’ancien Premier ministre, ici à Nice le 1ᵉʳ décembre 2021. Valery Hache/AFP

Or, pour l’heure, ce projet situé dans l’interstice entre LR et LREM dépend de l’ancrage et des ressources politiques dont son promoteur va disposer (circonscriptions ? finances ? élus ?).

La seconde hypothèque est plus personnelle. Congédié de Matignon et plus ou moins snobé par les ex-LR ralliés au président, Edouard Philippe s’est vu opposer un véto élyséen, début janvier 2022, à la fusion entre le parti Agir et Horizons, dont l’un des enjeux était précisément de mutualiser les ressources du parti de Franck Riester siègeant, lui, au parlement. La riposte d’Edouard Philippe ? « Je n’ai pas envie qu’on m’emmerde, puisque c’est un terme à la mode ». Mais encore ?

Une figure d’autorité encore en devenir ?

La « fabrique de l’autorité » du personnage se fait attendre. Trop rares sont ces séquences dans lesquelles Edouard Philippe s’autorise à esquisser une émancipation à l’égard du collectif macronien. Même chose, d’ailleurs, pour ce qui concerne l’affirmation publique de ses convictions. Sur l’âge de la retraite ou, plus impérieux encore, sur l’architecture d’une future majorité présidentielle. Surtout lorsque ces convictions contredisent la ligne décrétée par Emmanuel Macron. À la fin du meeting de lancement d’Horizons au Havre, le 9 octobre 2021, Edouard Philippe s’était autorisé le signe du « V » de la victoire, un symbole audacieux répliquant la célèbre gestuelle chiraquienne lors de la création du RPR en décembre 1976.

Lancement du parti « Horizons » au Havre le 9 octobre 2021 censé participé à la définition d’une nouvelle offre politique. Jean-François Monier/AFP

Autre séquence, moins médiatisée, c’est en marge du meeting d’Emmanuel Macron à L’Arena, ce 2 avril 2022, dans un bar, debout et sur une chaise, qu’il a promis à des supporters de défendre l’espace d’Horizons après le second tour de la présidentielle du 24 avril.

Dans les deux cas, le camp présidentiel réagit mal. Et pour cause. Dans La Vérité sur Édouard Philippe,l’homme déclare certes :

« […] Si un jour je suis élu, c’est moi qui fixerai le cap, croyez-moi. Et c’est quelqu’un d’autre qui se démènera pour y arriver. »

En attendant, la pondération philippienne s’efforce d’articuler deux récits en tension : soutenir Emmanuel Macron et incarner une ligne politique émancipée de ce dernier. Il faut à présent qu’en découle celui d’une figure d’autorité avec laquelle il faut compter sur l’échiquier politique. Pour cela, la capacité d’Edouard Philippe à capitaliser sur son image personnelle et son envergure politique est devenue décisive.

Dans L’Ethique à Nicomaque, Aristote alerte sur les limites de la modération et sur le poids des circonstances dans son maniement. La vitalité radicale des offres anti-système de Jean-Luc Mélenchon et de Marine Le Pen confirme la propension de celles-ci à définir les stratégies de contrôle du débat public et médiatique. La pondération philippienne serait-elle donc à contre-courant ?

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