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Élections, pandémie, populisme : quand les séries lancent l’alerte

Philippe Rickwaert (incarné par Kad Merad) et Amélie Dorandeu ( Anna Mouglalis) sur les marches de l'Élysée lors de la troisième saison de Baron Noir. Allocine

Les séries télévisées ont un pouvoir démocratique incomparable. Leur appartenance à la culture dite populaire, leur variété et leur audience, comme leur place désormais dans le débat public, leur confèrent une puissance d’énonciation qui a des effets politiques.

À la fois au sens où nombre de séries sont devenues des arènes de discussion, entre showrunners, spectateurs, spécialistes et fans, mais aussi parce qu’elles sont de nouvelles formes d’empowerment des individus et des citoyens.

Comme a pu le montrer Sandra Laugier, elles exposent des dilemmes moraux et des situations problématiques et attendent du spectateur-citoyen qu’il y réagisse, tout en étant édifié par ce qu’il regarde. Les séries sont ainsi appropriées par des collectifs variés, qui peuvent s’y retrouver et en faire un usage militant.

Sous cet aspect, une des missions explicites que leurs créateurs se donnent est de passer par la fiction pour alerter sur le réel, pour dénoncer des dérives politiques, des pratiques dangereuses pour la planète et les populations, et finalement pour mobiliser sur des sujets d’importance. Comme toutes lanceuses d’alerte, les séries ont droit à notre attention et à notre protection.

La montée des périls

La longue durée narrative qui caractérise la forme sérielle permet de filmer des processus politiques, d’éclairer des dynamiques structurelles, et en particulier ceux qui construisent une société autoritaire ou totalitaire. Dans The Handmaid’s Tale (2017, en français La servante écarlate), dystopie dans laquelle les femmes deviennent des esclaves sexuelles), deux séquences ont été particulièrement marquantes : celle où l’héroïne, June, apprend, au moment de payer des achats, que les femmes viennent d’être interdites de cartes de crédit, et celle où une manifestation pour les droits des femmes est violemment réprimée.

Manifestation, The Handmaid’s Tale, Saison 1, Episode 3.

La résistible ascension du régime fascisant de Gilead se fait par petites touches, et la liberté des femmes, sociale et corporelle, tombe dans l’indifférence générale ; si ce n’est celle des victimes.

La série britannique Years and Years (2019), également dystopique, détaille sur plusieurs années la montée en puissance d’un populisme oppressif : interdiction du droit de vote aux gens à faible QI, expulsion et disparition de sans-papiers, surveillance des communications, quartiers entourés de grillages, puis construction de camps de concentration dont la population est vouée à mourir.

Discours de la très populiste et charismatique Vivienne Rook (Years and Years, saison 1 ep.2).

Si l’un des personnages, Daniel, s’indigne que ses concitoyens aient abandonné la démocratie, l’engagement et la participation, sa sœur Rosie est séduite d’emblée par le discours radical de Vivienne Rook (Emma Thompson), sans déceler ses potentialités violentes.

Dans la dernière saison de Baron Noir, le personnage de Christophe Mercier (Frédéric Saurel), visage fermé et rhétorique antisystème maîtrisée, incarne la défiance à l’égard des professionnels de la politique et l’horizon de leur remplacement par le « peuple » des réseaux sociaux et le tirage au sort.

Christophe Mercier, joué par Frédéric Saurel, saison 3 de Baron Noir, (Canal+) candidat présidentiel « anti-système » issu des réseaux sociaux et de la colère populaire. Canal Plus

Ailleurs, ce seront les racines du mal et du racisme systémique qui seront filmées avec minutie : haine des Noirs culminant dans le massacre de familles à Tulsa en 1921, dans The Watchmen ; et dans l’uchronique Plot against America, le triomphe d’un nationalisme antisémite qui ressemble à celui qui sévissait en Europe dans les années 1930.

Comme un coup de semonce pour nos sociétés toujours travaillées par des haines ancestrales, plusieurs séries contemporaines les unes des autres, mettent en scène ce même antisémitisme : Babylon Berlin et la montée du nazisme (qui l’emporte d’ailleurs dans Le Maître du haut château), Peaky Blinders et les discours hargneux d’un Oswald Mosley, ou encore Édouard Drumont et les antidreyfusards frénétiques dans Paris Police 1900.

Peaky Blinders (saison 5, ép.6) Discours d’Osward Mosley (interprété par Sam Claflin).

Les failles de la démocratie

Plusieurs séries politiques lancent l’alerte sur des failles institutionnelles qui pourraient être utilisées comme moyen de prendre le pouvoir de l’intérieur. Dans House of Cards, Frank Underwood, politicien opportuniste devenu meurtrier, parvient à se faire nommer vice-président, et à succéder au président qu’il a poussé à la démission. Sans jamais avoir été élu à ce poste, donc.

Dans Designated Survivor, les images du Capitole en ruines après un attentat colossal résonnent étrangement aujourd’hui après l’assaut des partisans de Trump.

Capture d’écran du site fandom, « Designated Survivor », scène de bombardement du Capitole, Washington, première saison. Designated Survivor Wiki
La Garde nationale déployée devant le Capitole à Washington après que des émeutiers et soutiens de Donald Trump tentent d’y pénétrer et de saccager les lieux, le 9 janvier 2021. Roberto Schmidt/AFP

Dans cette série, c’est bien un groupe d’extrême droite suprémaciste qui a fomenté l’attaque, pour voir l’un des siens nommé vice-président, puis tente d’assassiner le président afin d’accéder au sommet de l’État. Il avait aussi le projet de relâcher un virus mortel ciblant les populations métisses et noires. Si dans Designated Survivor, les manœuvres sont déjouées, la faiblesse des règles démocratiques et le contournement du vote, permettent à Underwood de se maintenir au pouvoir.

Tout ne tient qu’à un fil, disent les séries, et la paix démocratique est à la merci d’une occupation étrangère (Occupied), d’une technologie incontrôlable (Black Mirror), d’un virus zombie conduisant à la prolifération de morts-vivants (The Walking Dead), d’un phénomène inexpliqué (The Leftovers) ou d’une catastrophe écologique (Snowpiercer et d’innombrables fictions de fins du monde étudiées par Yannick Rumpala ou Jean‑Paul Engélibert).

Chernobyl, série diffusée sur Netflix en 2019.

Bien que située dans le passé et en Union soviétique, la série américano-britannique Chernobyl a été reçue comme le récit prémonitoire d’une catastrophe environnementale à venir et la dénonciation d’un pouvoir politique s’enfonçant dans le mensonge.

Armer la résistance

Loin d’abandonner les spectateurs à leur sort funeste, ces mêmes séries livrent aussi les moyens, fictionnels mais pas seulement, de conjurer le désastre politique.

L’œuvre singulière de l’écrivain et journaliste David Simon, auteur entre autres de la série à succès The Wire vient ainsi rappeler les vertus de la politisation, de l’appui sur des valeurs morales incontestables, et de l’entraide communautaire.

Par exemple dans la série Treme sur la reconstruction de la Nouvelle-Orléans après le passage de l’ouragan Katrina. Simon réhabilite l’action politique, même celle des élus, et insiste sur le rôle bien souvent invisible de politiques publiques d’ampleur, en particulier urbaines.

Borgen, série danoise datant de 2010 raconte l’arrivée de Birgitte Nyborg, leader du parti centriste.

Borgen insiste sur la force de la vérité en politique, dans la lignée d’A la Maison Blanche. Même une série cynique comme House of Cards voit son personnage principal proposer un grand programme de relance de l’emploi, et Designated Survivor expose frontalement les problèmes sociétaux du moment : colère contre les plus riches, avec son lot de dégagisme, coût prohibitif de la couverture maladie, harcèlement sexuel au travail, place des Latinos, transphobie, et utilisation des données par des entreprises privées.

Co-créateur de Baron Noir, Éric Benzekri dit aussi toute la noblesse de l’engagement politique, du débat d’idées (le personnage de Philippe Rickwaert descend bien souvent dans la mêlée), et de l’activité politique, y compris dans sa dimension technique : mener une négociation à l’échelle européenne ou analyser finement de résultats électoraux.

Éric Benzekri à propos de Baron Noir, de la gauche et des alliances.

C’est bien le travail des militants et des partis que Rickwaert met en avant pour l’emporter contre Christophe Mercier. Et son union de la gauche, qui fait barrage à l’extrême droite comme au candidat issu de la société civile, est tout autant une union des partis de gauche que la refondation d’un socle idéologique commun entre les deux gauches « irréductibles ».

Rappeler la menace de l’extrême droite est un leitmotiv explicite de Baron Noir, et l’union de la gauche devient une proposition, politique et idéologique, que font les scénaristes de la série pour empêcher son accession au pouvoir en France.

Dans The Handmaid’s Tale, la résistance intérieure est laborieuse, décimant les rangs des plus exposées, mais, avec l’aide des exilés au Canada, apparaît comme la seule voie possible pour retrouver le monde d’avant. Et dans Occupied, le premier ministre Jesper Berg, se fait de plus en plus machiavélien et imaginatif pour chasser l’occupant russe, appelant toute la population norvégienne à la résistance.

Lancer l’alerte ne signifie pas pour autant faire la leçon, et les séries politiques ne sont pas nécessairement « à thèse ». Elles portent suffisamment de personnages, de discours et de propositions pour ne pas être réductibles à une idéologie unique ou à un message trop didactique. Le débat politique y est ainsi surtout interne, et en soi c’est une école de démocratie et de délibération. Nombre des idées qu’elles portent sont d’ailleurs finalement abandonnées dans la fiction même, comme si le dernier mot revenait toujours au peuple et à ses représentants, au cœur du vrai monde.


Rémi Lefebvre et Emmanuel Taïeb viennent de publier l’ouvrage collectif « Séries politiques. Le pouvoir entre fiction et vérité » (De Boeck, 2020)

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