L’air politique que nous respirons est un composé, entre autres, de promesses non tenues, de programmes plus ou moins convaincants, quand ils existent, de perspectives floues, de propositions à géométrie variable, plus ou moins contradictoires, et de « com ». Nous venons d’en avoir une illustration avec la récente déclaration d’Emmanuel Macron sur la colonisation « crime contre l’humanité ». À l’évidence soigneusement préparé, sur le fond comme dans sa médiatisation, ce coup de « com » a-t-il été pensé dans toutes ses implications ? Il est permis d’en douter.
Sans grande préparation intellectuelle
C’est d’abord, beaucoup l’ont noté que cette déclaration a été faite en Algérie, devant des dirigeants d’un régime qui n’est pas particulièrement respectable, chargeant lourdement la France et son passé de façon extrêmement négative – ce qui n’est pas acceptable pour un candidat à la fonction présidentielle. C’est aussi et surtout qu’elle joue sur des registres sur lesquels me semble-t-il, Emmanuel Macron s’est aventuré sans grande préparation intellectuelle. Car le crime contre l’humanité est une catégorie juridique, en même temps qu’une grande question historique et mémorielle.
C’est une catégorie juridique au cœur depuis Nuremberg de grands procès qui ont visé et sanctionné des criminels. Celui qui entend être un jour le plus haut magistrat de France a utilisé des termes qui ont un sens en droit, alors qu’il ne fera rien concrètement, ce qui leur ôte une grande partie de leur charge symbolique. Car – qui en doute ? – personne ne sera traduit en justice pour crime de colonisation contre l’humanité, et ce n’est pas sur la base de cette catégorie que des victimes pourraient exiger l’ouverture de dossiers de spoliation, réclamer par exemple des réparations, des indemnisations du type de celles que l’Allemagne démocratique a apportées après le nazisme.
En utilisant un vocabulaire lourdement chargé de connotations juridiques dont il ne fera rien, en tout cas sur ce terrain, en banalisant des mots qu’il transfère sans le dire du registre du droit à celui de l’action politique, le moins qu’on puisse dire est qu’ici, Emmanuel Macron a fait preuve d’une grande légèreté.
Épaisseur historique
Ses propos qualifiaient un vaste ensemble de faits et de processus, ils proposaient une vérité, assénée avec force. Mais, là aussi, quelle inconséquence ! Il y a eu bien des horreurs dans les aventures coloniales, des massacres, des destructions en tous genres, des cultures ont été liquidées, des individus et des groupes broyés, des peuples maltraités – mais la colonisation, surtout s’il s’agit de celle de la France, ne se réduit pas à cette expression de « crime contre l’humanité », qui, en définissant toute cette histoire, en l’encapsulant, fait fi de la complexité et de l’épaisseur historique des phénomènes.
Certains historiens peuvent avoir une sensibilité qui les pousse à minimiser la face noire de la colonisation, et à l’opposé, il est arrivé qu’ici et là soit évoquée dans le passé le « crime pour l’humanité » pour en traiter, notamment à propos de l’Algérie. Mais s’il s’agit de poser un diagnostic historique, il y a là un abus, qui étonne de la part de quelqu’un qui se présentait il y a peu comme l’ancien assistant de Paul Ricœur – on aimerait bien savoir en quoi il a assisté l’auteur de La mémoire, l’histoire et l’oubli, qui n’aurait certainement pas tenu de tels propos.
On retrouve, de ce point de vue la marque de fabrique de bien des dirigeants politiques, qui se croient autorisés à dicter aux médias et de là à la population des catégories qui devraient en réalité être conceptualisées par d’autres – penseurs, chercheurs – et non pas lancées sur le mode du coup de marketing politique. Ce ne devrait pas être aux hommes (et femmes) politiques de dire la vérité historique, mais aux historiens, et dans d’autres lieux pour ce faire que les salons du pouvoir algérien.
Les implications au vestiaire
Il y a quelques mois à peine, Emmanuel Macron expliquait dans Le Point, sur le même thème, qu’« il y a eu torture, mais aussi l’émergence d’un État, de richesses, de classes moyennes. Il y a eu des éléments de civilisation mais aussi de barbarie » : vérité en deçà des Pyrénées, à Paris, mensonge au-delà, à Alger – l’inconséquence se double ici d’inconsistance.
Quelle arrogance, quel mépris pour le monde des idées ! D’autant que, là aussi, les implications sont laissées au vestiaire. Car enfin, si la colonisation (française) relève du crime contre l’humanité, il faudra bien qu’Emmanuel Macron nous dise ce qu’il va faire des grands hommes d’État qui sous la IIIe République, y ont joué un rôle décisif.
François Hollande, dans son premier discours de président élu, en 2012, avait salué la mémoire de Jules Ferry, avec prudence certes s’il s’agissait de son passé de colonisateur : celui qui fut son conseiller, puis son ministre, va-t-il demain, s’il est élu à la tête de l’État, inviter son ministre de l’éducation à faire modifier les programmes d’histoire ? Sera-t-il enfin dit clairement que Jules Ferry, Paul Bert et tous ceux qui ont participé à l’aventure de la République coloniale étaient des criminels, ne faudra-t-il pas débaptiser des rues, déboulonner des statues pour faire triompher la nouvelle vérité ?
Opération misérable
Enfin, cette opération misérable avait, à l’évidence, pour objectif d’adresser un message en direction de certaines couches sociales ou culturelles de la population, jouant dès lors sur les clivages mémoriels et identitaires qui taraudent notre pays. Ainsi, et alors qu’il entend montrer qu’il est possible de dépasser l’opposition gauche-droite, le candidat à l’élection présidentielle vient-il de susciter à droite et à l’extrême-droite une réactivation des passions identitaires qui ne peut que contribuer à redonner vigueur au conflit gauche-droite, même si à gauche, ses propos suscitent des déclarations plus nuancées, ou embarrassées.
Dans le paysage politique français, où les valeurs universelles sont menacées de perdre pied, les élites ont leur part de responsabilité. Le coup de « com » d’Emmanuel Macron n’apporte rien à la connaissance historique, ôte de sa consistance à l’expression de « crime contre l’humanité », flatte un régime qui ne le mérite certainement pas, et active bien inutilement les passions mémorielles : il aurait mieux valu qu’il s’en dispense.