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En Hongrie, le parti au pouvoir a-t-il fait main basse sur les biens publics ?

Le premier ministre hongrois Viktor Orban lors d'un discours au Parlement le 15 février 2021.
Le premier ministre hongrois Viktor Orban lors d'un discours au Parlement le 15 février 2021. Koszticsak Szilard/MTI/AFP

Budapest. Juillet 1919. Les Rouges de la République des Conseils ont perdu.

« C’est en avion que Béla Kun quittait le pays. Il était pâle, non rasé, comme d’habitude. Il adressa quelques ricanements aux bourgeois qu’il survolait… avec une perfidie goguenarde, d’un signe d’adieu. Il emportait des pâtisseries de chez Gerbeaud, ainsi que des bijoux : pierres précieuses de comtesses, baronnes et bienfaisantes dames… à ses bras pendaient de lourdes chaînes d’or. »

Un an avant les élections législatives de 2022, qui s’annoncent compliquées pour le parti dirigeant hongrois, le Fidesz, on apprend que le Parlement de Budapest vient d’entériner la cession aux fidèles du régime d’une multitude d’institutions. Comment, dans ce contexte, ne pas penser à la scène fictive par laquelle débute le roman Anna la douce de Dezső Kosztolányi ?

La mise en place d’un État parallèle ?

Mardi 27 avril 2021. Le Fidesz se met en ordre de bataille, songeant probablement aux prochaines élections qui risquent de le faire trébucher. Malgré la contestation d’une opposition regroupant des forces diverses ayant en commun un rejet absolu du système Orban, le Parlement hongrois cède des biens publics à des fondations dites d’intérêt général, toutes liées au pouvoir en place. L’enjeu est de taille : le contrôle de la plupart des universités, mais aussi des châteaux, des stations balnéaires, des lieux de villégiature, des parcs, des ports, des terres agricoles, des actions…

La restructuration des universités n’est qu’un volet parmi les mesures qui visent à « externaliser » des fonctions publiques, entraînant le transfert de milliards de forints qui, selon la semi-boutade, « perdent leur nature d’argent public » : dans la foulée, en pleine crise sanitaire, le Parlement décide de créer des fondations géantes auxquelles l’État déléguerait toute une série de tâches liées à la culture, à la formation et à la gestion des talents (y compris : soutien à la vie littéraire et à la musique populaire), un ensemble de dispositifs appelés à renforcer l’identité, la cohésion et la mémoire nationales. Les administrateurs – ministres, secrétaires d’État, maires, quelques universitaires et artistes, tous triés sur leur parfaite loyauté à l’égard du pouvoir – seront inamovibles même si un nouveau gouvernement prenait le pouvoir.

D’après l’opposition, par cette manœuvre politique rusée, Viktor Orban, réélu pour une troisième fois en 2018, met sur pied un « État parallèle ». Craignant une éventuelle défaite en 2022 et pour compliquer la tâche du prochain gouvernement, il verrouille son pouvoir que d’aucuns décrivent comme un régime hybride évoluant dans une zone grise entre les démocraties et les autocraties complètes.

L’argumentaire de Viktor Orban

Lors du débat général sur le projet de loi, Tamás Schanda, secrétaire d’État parlementaire auprès du ministère de l’Innovation et de la Technologie, déclare que le « changement de modèle » des universités vise à instaurer un mode de fonctionnement plus compétitif, plus autonome et plus indépendant vis-à-vis de l’État, qui bénéficiera à environ 70 % des étudiants du pays. Ce qui est sûr, c’est que, après le vote du Parlement, seule une poignée d’établissements d’enseignement supérieur restent entre les mains de l’État : l’Université Loránd Eötvös (ELTE), l’Université polytechnique et économique de Budapest (BME), l’Université nationale de l’administration publique (NKE), l’Université hongroise des beaux-arts (MKE) et l’Université de musique Franz Liszt (Zeneakadémia).

Ainsi que le détaille sur son site Internet la direction de l’Université d’art appliqué Moholy-Nagy, l’État, désormais libéré d’une activité de maintenance trop bureaucratique, laissera une marge de manœuvre plus importante aux universités qui pourront « répondre aux besoins opérationnels spécifiques et aux opportunités découlant des défis académiques : cela signifie une gestion plus souple, mais aussi plus de responsabilités ». Le langage est sibyllin.

Viktor Orban, leader charismatique pour l’électorat de droite, tient un langage plus direct sur les ambitions du gouvernement. Dans le cadre de son interview matinale hebdomadaire sur la radio publique Kossuth Rádió, le vendredi 30 avril, il explique qu’à l’heure où la Hongrie dispose d’un gouvernement « national », placer ses propres cadres dans les conseils de surveillance présente l’avantage d’empêcher les forces « internationalistes-mondialistes » de diriger les universités.

De son côté, Mihály Szajbély, professeur de littérature hongroise à l’Université de Szeged, juge qu’en quelques semaines l’unité de son établissement a volé en éclats. Pour lui, le changement de modèle, inattendu, a été réalisé dans un calendrier trop serré alors que ses motifs n’ont jamais été véritablement clarifiés. La situation des universités hongroises, dit-il, est exactement la même qu’à l’époque de János Kádár : sans aucune garantie institutionnelle ou juridique de quoi que ce soit dans cette saga de collecte de fonds, « le mieux que nous puissions espérer est que le secrétaire du parti ne sera pas intransigeant ».

Un tournant majeur

Selon le journaliste András Bódis, dans les profondeurs, la vague « spontanée » de privatisations qui vient d’être lancée contraste fortement avec les promesses du gouvernement (lutter pour la souveraineté, préserver les trésors nationaux, etc.) et constitue peut-être le tournant le plus important dans la politique hongroise depuis le changement de régime.

L’État lui-même ne tire aucun bénéfice des fondations ; quant aux contribuables, ces privatisations larvées ne vont guère les enrichir. Malgré ses innombrables références à l’éthique chrétienne, le Fidesz détourne des fonds pour protéger les siens et, par la sécurisation de réseaux vitaux du pays, prive les futurs gouvernements librement élus du droit de réguler les affaires du pays et son économie.

Au milieu d’une épidémie mortelle et prolongée, alors que peu de gens y prêtent attention, le Fidesz démantèle l’État par peur de perdre son contrôle. En faisant don des « joyaux de la Couronne » à ses hommes de confiance, il espère conserver une marge de pouvoir mais en fin de compte, il sape les fondements démocratiques, estime l’ancien député András Schiffer. La bonne nouvelle pour l’opposition est peut-être que le gouvernement anticipe sa propre défaite et que les électeurs pourraient effectivement, en 2022, confier la direction de leurs pays à d’autres forces politiques. La mauvaise nouvelle est que suite à un hypothétique changement de gouvernement, du fait de la mise en place de structures de contrôle parallèles, l’État hongrois ne sera plus le même qu’aujourd’hui.

D’après le juriste Miklós Ligeti (de l’ONG Transparency International) le gouvernement est en train d’inventer de toutes pièces une forme juridique jusque-là inexistante afin de réaliser ses projets ambitieux, autour d’un principe simple : « ce que j’ai volé m’appartient ». Aucun des biens publics qu’on confie aujourd’hui aux fondations ne pourra jamais être récupéré par des gouvernements futurs. La première équipe d’administrateurs est mise en place par le gouvernement actuel, et en cas de vacance de postes, les membres recruteront eux-mêmes les remplaçants. Nous avons affaire à un véritable pillage des biens publics qui rappelle le « balayage de greniers » effectué par des brigades de collecte sous le régime de Mátyás Rákosi, meilleur élève hongrois de Staline dans les années 1950 : la méthode consistait à confisquer aux agriculteurs les semences de l’année suivante.

Le parti Fidesz, réseau mafieux de type patriarcal selon l’analyse de certains sociologues, n’est-il pas en train de mettre à son propre nom une partie non négligeable de la richesse nationale hongroise pour parer à une éventuelle défaite électorale ? Une ligne rouge a peut-être bel et bien été franchie le 27 avril dernier…

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