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En Inde, les travailleurs migrants abandonnés à leur sort

Des travailleurs journaliers marchent vers le Gange le 1er mai 2018. Les mêmes aujourd'hui tentent de retrouver leurs familles suite à l'injonction de rester « chez eux ». SANJAY KANOJIA / AFP

« Restez à la maison » ! L’injonction de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) résonne désormais à travers le monde entier. Déclinée dans toutes les langues, elle s’impose comme le mot d’ordre planétaire de la gestion des populations pour lutter contre le Covid-19. Cette démarche top-down, basée sur des considérations principalement médicales, n’est pourtant pas sans conséquence pour les populations les plus pauvres.

L’Inde s’est emparée de cet impératif en deux temps. Le premier, lancé par le premier ministre Narendra Modi, fut une mise en scène politique de la responsabilité individuelle et de la discipline du peuple indien : un confinement volontaire le 22 mars accompagné d’une invitation à faire du bruit à 17 h en hommage aux soignants. Succès national, en témoignent les célébrations, les chants et les prières collectives qui ont rassemblé des milliers de personnes… dans la rue.

Le second temps, deux jours plus tard, est un appel soudain mais solennel à la population à « rester à la maison », et aux gouvernements des États fédérés à assurer la fermeture de leurs frontières. Seulement 520 cas officiels de coronavirus sont alors signalés. Cet appel provoque un véritable exode urbain.

Un exode sans précédent des travailleurs migrants

Des centaines de milliers de personnes, principalement des travailleurs migrants, répondent à l’injonction autoritaire : ils fuient les villes et rentrent à « la maison »… dans leurs villages.

C’est la débandade et le gouvernement semble désemparé. Il avait pourtant pris soin, avant cette annonce, de rapatrier par avion des Indiens bloqués hors du pays, des citoyens le plus souvent issus des couches aisées de la population. Rien de tel pour les travailleurs migrants œuvrant dans l’économie informelle en zone urbaine.

Des migrants et leurs familles tentent de quitter New Delhi par bus, le 28 mars, tandis que le pays entre en confinement du fait de la pandémie de Covid-19. Bhuvan Bagga/AFP

Hommes, femmes et enfants, livrés à eux-mêmes, entament alors un dangereux périple : ils se jettent sur les derniers bus en circulation et/ou marchent des dizaines, voire des centaines de kilomètres pour rejoindre leur « maison ». Certains meurent de faim, de soif ou d’épuisement. 24 décès furent documentés dans les jours qui ont suivi les premiers départs.

Une violence inouïe

Face aux scènes de foule en période de confinement, le gouvernement et l’État répètent le mantra de l’OMS et optent pour des tactiques qui leur sont familières : accuser les travailleurs de répandre le virus à travers le pays et violenter les plus pauvres.

Des travailleurs migrants sont alors battus par la police, d’autres sont regroupés et aspergés de produits chimiques désinfectants. D’autres encore sont forcés de s’agenouiller et d’effectuer des pompes et/ou violemment giflés. Les images de ces scènes d’humiliation et de violences physiques, captées par de nombreux témoins, rendent soudainement visibles cette main-d’œuvre et la violence d’État. Celle-ci est pourtant routinière : aucun travailleur de basse caste n’oserait entrer seul dans un commissariat.

Violences et humiliations sont devenues le lot des migrants et travailleurs indiens, compilations d’images, CGNT, 2 avril 2020.

Si l’impact des politiques sanitaires sur les migrants était prévisible, cette violence est d’une ironie terrible : en rentrant dans leurs villages, ces travailleurs migrants n’ont fait que répondre avec discipline aux injonctions historiques du capitalisme et de l’État en Inde.

Retourner au village est le comportement historiquement attendu de ces travailleurs de l’économie informelle : ils repartent là où les politiques économiques les renvoient en période de crise ; là où les politiques urbaines les expulsent en leur déniant un « droit à la ville » ; là où la grande partie des programmes de lutte contre la pauvreté portés par l’État est orientée.

Que signifie l’injonction « restez à la maison » pour des travailleurs migrants ?

« Restez à la maison ». Nul doute que les autorités sanitaires n’ont pas pris la mesure de l’ambivalence de cette formule scandée de manière uniforme. Que signifie « la maison » pour des travailleurs migrants saisonniers employés dans l’économie informelle urbaine ?

Il existe une dimension anthropologique du rapport au village, qui transparaît dans la manière dont on entre en relation avec quelqu’un.

« Qui es-tu ? » implique nécessairement de décliner l’identité de son État, de son district, de son sous-district, de son village, de son quartier. C’est là où les travailleurs migrants sont nés et où vivent encore le plus souvent leurs familles, là où ils ont des lopins de terre et des projets, là où beaucoup doivent être enterrés ou inhumés. Une majorité des travailleurs migrants a cette obsession : rentrer au village pour exposer une réussite économique et investir les rapports de pouvoir.

Le village a été, dès le début du XXe siècle, un élément fort du discours politique autour de l’indépendance de l’Inde.

Idéalisé par Mohandas K. Gandhi, critiqué par les hommes politiques Jawaharlal Nehru ou Bhimrao R. Ambedkar, le village demeure un marqueur identitaire puissant.

Jeune femme ayant puisé de l’eau non loin de son village de Mohatabad dans le nord de l’Inde, avril 2019. Le village indien est loin d’être idyllique. Money Sharma/AFP

Si le mythe d’un monde rural régi par l’interdépendance harmonieuse des castes et des formes de patronage a toujours été un leurre, il est réactualisé depuis une quinzaine d’années par de nombreux acteurs économiques chargés de déployer les politiques néolibérales.

Ainsi, le village serait un espace de solidarités culturelles, familiales, de caste ou villageoises qui assureraient un filet de protection sociale pour les travailleurs migrants.

Cette main-d’œuvre précarisée, mobile, flexible et bon marché (par rapport aux travailleurs locaux), doit trouver au village les protections que les employeurs refusent de financer, et assumer les coûts de reproduction de leur force de travail.

Économie informelle en zone urbaine

L’économie informelle concerne environ 92 % de la population active, soit un demi-milliard de travailleurs. Elle est marquée par la non-application des lois du travail, par l’absence de syndicats et de protections sociales, mais aussi par l’importance historique de la circulation des travailleurs entre zones rurales et urbaines.

Le secteur de la construction, florissant en Inde, est emblématique de cette économie dite informelle. Bâti sur des migrations saisonnières et sur une collusion mafieuse entre politiciens et industriels criminels – figures qui ont désormais fusionné – ce secteur est le second employeur du pays après l’agriculture.

Cela représente 50 millions de travailleurs, en grande majorité des migrants et journaliers adivasis (tribaux) et Dalits (ex-intouchables) (82 % d’entre eux vivent sous le seuil international de pauvreté. Ces migrations saisonnières furent historiquement organisées par des intermédiaires chargés par les employeurs de mobiliser la main-d’œuvre en zone rurale.

Une travailleuse sur le chantier de la future zone urbaine Dholera Industrial City, à 110 kms d’Ahmedabad, au Gujarat, août 2019. Sam Panthaky/Afo/AFP

De nombreux travailleurs journaliers migrent aujourd’hui sans intermédiaire. Ils rejoignent alors directement des quartiers urbains pour louer leur force de travail sur des marchés du travail segmentés par la caste, la classe, le genre et l’origine géographique.

La vie sociale en Inde étant marquée par une multiplicité de modes de gouvernance basés sur des assemblages économiques et politiques souvent troubles et informels, rares sont les migrants qui échappent à l’emprise des intermédiaires pour accéder au quartier, au logement, à l’eau, au crédit et à l’emploi. Les catégories vernaculaires de ces médiateurs, aux méthodes et à la légitimité variables, sont d’ailleurs foisonnantes à travers l’Inde.

Si le migrant demeure préféré au travailleur local, l’insécurité est permanente : seule la journée de travail effectuée est payée, l’emploi n’est pas garanti et chacun peut être expulsé du quartier à tout moment. Et tous sont endettés, voire surendettés, auprès d’usuriers ou d’organismes de microfinance. L’absence de politique urbaine d’accueil des migrants devient particulièrement critique lors de la mousson (période creuse dans le secteur de la construction) : beaucoup de travailleurs repartent alors vers les villages.

Un retour périlleux au village

C’est là, et non en zone urbaine, que l’État a déployé des programmes de lutte contre la pauvreté comme les « 100 jours de travail garanti » (NREGA), et distribue les miettes de la croissance économique. Cette mission est en de nombreux endroits appliquée par des leaders politiques qui accaparent les ressources et les redistribuent au moyen d’un clientélisme politique variable selon les États.

Plus d’un tiers des élus au Parlement ont un casier judiciaire chargé (dont meurtres, corruption, etc.). Cette gouvernance économique et politique de type mafieux s’appuie sur des investissements dans les économies informelles et criminelles – l’industrie de la construction est un secteur clé dans le financement des campagnes électorales. L’accès aux programmes de lutte contre la pauvreté peut devenir extrêmement difficile pour celui qui a « mal » voté.

Des journaliers prennent un repas offerts par une institution caritative dans un centre commercial désormais fermé, Ahmedabad. Sam Panthaky/AFP

L’exode actuel et les mesures de confinement telles qu’appliquées aujourd’hui révèlent, au-delà de l’absence d’anticipation du gouvernement, un impensé de classe et de caste d’une grande violence.

Le retour de travailleurs dans leurs villages, infectés ou non, sans emploi mais avec des dettes à rembourser, s’annonce potentiellement explosif.

Dans un pays marqué par de fortes inégalités et un budget de santé parmi les plus faibles du monde, un tel impensé peut être aussi dangereux que le Covid-19.

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