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En manif, l’émeute révèle notre détresse politique

Manifestation du 5 décembre 2019 pour la défense des retraites. Jeanne Menjoulet, CC BY-SA

Depuis quelques années, les émeutes, manifestations sauvages et débordements accompagnent de nombreuses manifestations (ZAD, Loi travail, Parcoursup, etc.). Récemment, le mouvement des « gilets jaunes » a donné de l’ampleur à un phénomène latent.

Désormais, chaque manifestation est précédée par l’inquiétante question d’une possible présence d’un « black bloc », « d’ultra-jaunes », de « casseurs », bref de manifestants disposés à l’affrontement avec les forces de police et à la destruction matérielle d’institutions emblématiques du capitalisme (banques, agences immobilières, etc.).

Cette focalisation médiatique sur le spectacle de la violence ne vise pas seulement à disqualifier un mouvement de contestation. Elle empêche toute réflexion sérieuse – au-delà de considérations morales – sur ce que ces tentations émeutières disent de notre présent, de notre situation politique, et de ce qu’elles portent comme critique de notre société.

De ce point de vue, le mouvement syndical, contre la réforme des retraites, bien qu’inédit, rassure les commentateurs politiques en tant qu’il apparaît dans la forme que l’on s’est habitué à connaître. Non seulement la violence émeutière se fait plus discrète sinon canalisée, mais plus encore, les mots d’ordre sont clairs, les porte-parole désignés, les attentes syndicales ciblées et précises bien que l’on reconnaisse aisément que les mouvements de contestation dépassent largement le refus de cette réforme.

Les tentations émeutières n’ont pour autant aucunement disparu et, ces dernières semaines, se sont répandues de façon spectaculaire dans de nombreux endroits du monde.

Cependant, en France, elles sont rendues quasi impossibles à la faveur d’un maintien de l’ordre qui s’est adapté aux habitudes émeutières. Le dispositif policier, mobile, réactif, impressionnant et autrement plus offensif qu’auparavant a eu son efficacité pratique évidente en dissuadant toute tentative émeutière. Cette stratégie de maintien de l’ordre par la force fait taire ou entrer en désuétude les violences émeutières. Seulement, elle n’affecte aucunement ses raisons profondes.

« Le monde ou rien »

Au-delà de toute question morale, il me semble nécessaire de déplacer le débat sur la tentation émeutière en l’examinant de l’intérieur c’est-à-dire à partir de son vécu subjectif.

Le jeu de question est alors simple : pourquoi l’émeute suscite-t-elle chez certains un certain enthousiasme ? Que dit-elle de notre présent et des attentes politiques en germe ? Comment se fait-il que de nombreuses personnes se laissent aisément gagner par le « charme de l’émeute » ? Existe-t-il, en France et ailleurs, une atmosphère insurrectionnelle ?

Une première piste de réflexion sur la nature politique d’une émeute porte sur le fait qu’elle traduit simultanément une « rencontre brisée avec le monde » et une « quête passionnée de réel ». L’émeutier en veut indéniablement au monde. De façon tout à fait générale, ses tentatives signent cette relation déceptive au monde.

Fidèle à la tradition romantique, elle déclare un monde rongé par le négatif ; un monde au sein duquel on s’est habitué à humilier et à briser la vie c’est-à-dire un monde où la vie est étouffée au sens où elle ne lui est pas permise de s’accomplir dans le quotidien que ce soit dans le travail, la famille, les sociabilités ordinaires, et la vie communautaire. Il n’y a qu’à lire ce que les manifestants taguent dans les rues pour constater cet appel constant à la vie et cette tonalité romantique :

« Le monde ou rien […] Nos vies valent plus que leurs profits […] Ni retraite, ni Paradis, vivre maintenant […] »

Le geste de l’émeutier

Dans le cours de l’événement, le geste de l’émeutier ne répare, ne construit rien et est, en ce sens, inconsistant politiquement. Il n’offre aucune issue politique en tant que telle. Il est plutôt le signe d’une détresse collective. Son geste, désespéré, traduit l’impuissance collective à s’assurer de la possibilité d’édifier un commun souhaitable. La revendication touffue, dense et sans direction claire d’une « vie à inventer » n’a de sens et de possibilité de séduction que dans un état d’impuissance et de confusion politique. Elle se loge et comble l’absence d’alternatives politiques consistantes.

L’émeute vient mettre un terme aux dialogues tels qu’ils sont prévus par les instances politiques officielles. Elle propose un tout autre dialogue : un monde vierge, où les bris de verre et les graffitis qui jalonnent les murs deviennent moyens d’expression.

Manifestation du 4 janvier 2020 contre la réforme des retraites. Jeanne Menjoulet/Flickr, CC BY

Elle signe la fin de la politique de « composition » qui voudrait que le dialogue aboutisse à des consensus et à des décisions politiques consistantes. L’émeute place tragiquement chacun d’entre nous face à notre incapacité à se réfléchir collectivement, à se déterminer des horizons souhaitables et à se transformer.

L’émeute inquiète car elle signe une profonde crise de la crédulité quant à la capacité pratique de faire résonner et dialoguer les voix humaines dans leur pluralité.

Comment donc faire du politique alors que chacun est agité par le sentiment que tout s’effondre et que l’avenir est inscrutable ou qu’il prend la figure menaçante de l’angoisse ? Comment se frayer un chemin à travers la catastrophe et au milieu d’un monde muet et indifférent ? Les angoisses sont nombreuses ; qu’elles proviennent du drame écologique, d’une vie destinée à la précarité matérielle et sociale, ou, plus largement, à l’absence d’un futur visible, imaginable et pensable. Les réponses politiques, quant à elle, peinent à apporter une réponse consistante au sentiment de plus en plus partagé d’être tenu de vivre dans une époque de menaces globales sans issue prévisible.

Domestiquer l’inquiétude politique

Cette absence d’avenir et ce sentiment généralisé d’impuissance politique, c’est-à-dire ce sentiment partagé d’une incapacité à influer de manière significative sur les affaires du monde, est une source d’inquiétude collective.

La tentation émeutière se loge dans le creux de cette inquiétude. En effet, la question est de savoir comment nous nous y prenons pour domestiquer le sentiment d’inquiétude. Le fait de prendre la rue, de la déborder et de susciter la confrontation avec les forces de l’ordre revient à simplifier le rapport au pouvoir et à produire ce singulier sentiment d’agir sur lui.

Pour le dire de façon lapidaire, il est plus facile d’affronter des forces de l’ordre que de destituer patiemment et collectivement les micro-pouvoirs qui nous traversent et nous constituent individuellement et collectivement. Comme le soulignait Michel Foucault, le pouvoir n’est pas une substance et n’a pas de centre au sens où il est relationnel et il circule entre tous.

Pour saisir le pouvoir et le dépotentialiser, il faut partir des rapports de forces multiples, ponctuels et locaux exprimés dans la famille, la sexualité, l’éducation, l’économie, la connaissance, etc. ce qui est autrement plus ardu que lorsque le pouvoir a un centre, qu’il est identifiable et localisable.

L’émeute traduit cette tentative – désespérée parce que vouée à l’échec – de repossession de ce qui se dérobe à nous : que ce soit la compréhension du monde, la lisibilité de l’avenir, la capacité à édifier un commun souhaitable où la vie trouve les moyens de s’exprimer.

Cette impuissance trouve dans l’émeute une puissance de déclaration au sens où elle produit des effets qui adviennent immédiatement à la perception : des rues jonchées de débris, des barricades en feu, des forces de police désorientées, des foules solidaires qui maintiennent leur présence dans les rues désordonnées, etc.

Les gestes des émeutiers font advenir à la visibilité commune la possibilité de suspendre très provisoirement les ordres, les pouvoirs, les contingences qui enserrent habituellement l’action politique.

Des militants montent des barricades à Paris le 21 septembre 2019 lors d’une manifestation pour le climat. Zakaria Abdelkafi/AFP

L’émergence d’une image caricaturale du pouvoir

De façon tout à fait pratique, l’émeute objective la fragilité du pouvoir, ébranle son assurance. Elle y parvient en l’obligeant à surgir, c’est-à-dire à se manifester sous une forme grotesque, brutale et sans réelle nuance au moyen notamment des interventions policières. Elle suscite alors une image caricaturale du pouvoir. Le pouvoir, ici incarné par les forces de police, est tenu de se déployer massivement, de faire usage de la force, d’être parfois débordé, mis à nu et incapable de contenir le flux des manifestants, etc.

En ce sens, l’émeute dépotentialise momentanément le pouvoir. L’émeute suscite un enthousiasme certain pour ceux qui y participent parce qu’elle offre une présence constante et sensible du pouvoir.

Lorsqu’un manifestant reçoit un coup de matraque, il porte sur son corps la marque visible du pouvoir. Il n’est d’ailleurs pas rare que les manifestants légèrement blessés en retirent une certaine fierté. Dans la blessure, le corps porte l’évidence de la violence du pouvoir.

La confrontation au politique se fait d’abord dans le corps et face aux forces de l’ordre qui incarnent le pouvoir. Ici à Bordeaux. Nicolas Tucat/AFP

Une épreuve charnelle du politique

Il est manifeste que, dans la plupart des situations émeutières, les actions des individus proviennent de facteurs émotionnels : la peur, l’ivresse, le désir, l’excitation, la joie, le découragement. Elle a de particulier le fait qu’elle est un concentré de sensations. En ce sens, elle engage toujours un rapport charnel au réel. Le corps devient le siège des sensations.

Le cortège de tête est plus enclin au débordement des dispositifs institués, à une expression festive des revendications, à la création de scènes d’intensités qui portent avec éclats le désir politique. Les motifs du cortège sont aussi incertains que vivants. Ils expriment la quête d’une force qui éveille à la sensation, à l’enthousiasme voire à l’enivrement.

Si le cortège de tête a tendance à attirer certaines personnes dans les manifestations, c’est parce qu’il contient la promesse de faire l’expérience d’événements concrets qui « parlent aux nerfs » : en empruntant un tout autre chemin que le tracé officiel de la manifestation, en saccageant les enseignes habituellement entourées de respect, en affrontant ou en se jouant des forces de police, en construisant des barricades avec du mobilier urbain, etc. En somme, le cortège de tête se montre collectivement enthousiaste et énergique.

L’expression émeutière accentue ainsi l’expérience corporelle et suscite aussi bien des émotions joyeuses qu’inquiètes.

C’est comme si, momentanément, les corps triomphaient sur la raison et le dialogue. De là notamment provient ce que j’ai appelé le « vertige de l’émeute ».

Manifestation du 17 décembre 2019 contre la réforme des retraites. Jeanne Menjoulet/Flickr, CC BY

Une épreuve solidaire des corps

Ce concentré de sensations contraste singulièrement avec les marches syndicales classiques et ritualistes au cours desquelles il ne se passe aucun événement concret. Le politique n’est plus une affaire abstraite et désincarnée.

Courir dans la rue, pourchassé par la police, au milieu du désordre, des lacrymogènes, pétards et autres feux d’artifice, est une expérience charnelle intense. L’émeute alimente la vie sensitive sur le plan des odeurs (gaz lacrymogène, fumigènes, etc.), des couleurs (nuages de fumée, feux d’artifice), des bruits (explosions, bruits de vitrines qui s’effondrent) et de la perception (l’image momentanée du désordre sinon du chaos).

Casse et chaos en marge de la manifestation du 5 décembre 2019.

Ces sensations, adrénaline, fatigue, essoufflement, douleurs musculaires, blessures, produisent aussi un état affectif collectif, c’est-à-dire qui touche, prépare et pousse à agir.

C’est notamment une épreuve solidaire des corps qui se soutiennent, se performent, mais qui peuvent aussi se désunir dans les moments de charge policière. Elle est alors vécue par les émeutiers comme un moment ponctuel de composition des puissances ; une composition qui s’éprouve.

Dans sa tonalité romantique (au sens général d’exaltation de la pensée et des sentiments), l’émeute est une épreuve charnelle du politique dont l’essentiel est de mimer un écroulement du monde.

Elle montre par là comment, dans la vie ordinaire, les puissances de vie sont inutilisées et se doivent de trouver des espaces pour se déverser. En ce sens, l’émeute est une dépense de l’énergie inemployée dans la vie de tous les jours.

Elle affirme avec force une dépréciation du quotidien, où les actions ordinaires n’ont plus de significations conséquentes.

L’émeute révèle peut-être l’immense problème politique que nous rencontrons actuellement : une crise de la lucidité politique mais aussi de l’expressivité. Ces crises ne sont pas nouvelles. Seulement, la généralisation des moments émeutiers traduit incontestablement ces subjectivités à la fois saturées et avides de présence à la sensation.

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