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Erevan, le « refuge » russe au cœur de l’Arménie

Des personnes arrivent dans la zone d'arrivée d'un aéroport avec leurs bagages
Des Russes arrivent à l’aéroport Zvartnots d’Erevan le 21 septembre 2022. La quasi-totalité des vols vers l’Arménie sont complets depuis que la mobilisation a été décrétée, début septembre. Karen Minasyan/AFP

Une frêle jeune fille aux cheveux blonds répond à l’appel de son nom : Angela, Svetlana ou Irina… Les jeunes Russes, filles ou garçons, ne sont pas si nombreux à régulariser leur situation au département des visas et de l’enregistrement (OVIR) d’Erevan en demandant la nationalité arménienne, mais on ne peut pas manquer de remarquer leur présence dans la salle bondée.

Depuis plusieurs mois, la salle 110 de l’OVIR d’Erevan ne désemplit pas. Tous les jours ouvrables, il s’y accomplit une prestation collective de serment, rapidement expédiée au son de l’hymne national arménien. C’est le moment solennel où les candidats à la nationalité de ce petit pays marqué jusqu’ici par les stigmates d’une émigration massive reçoivent leur passeport arménien au terme d’une procédure administrative sérieusement menée. Les candidats à la nationalité n’ayant pas d’origine arménienne auront répondu à un questionnaire sur la Constitution de l’Arménie – ce qui, compte tenu des nombreux amendements intervenus depuis son adoption en 1995, se révèle plutôt complexe.

Arménie : le refuge russe (Arte, 29 novembre 2022).

Dans la salle 110, l’immense majorité des personnes portent des patronymes arméniens. Ce sont plutôt des quinquagénaires ; il n’est pas difficile de reconnaître en eux les jeunes gens partis travailler et s’installer en Russie dans les années 1990. En 1991, à la chute de l’URSS, ils n’avaient pas demandé leur citoyenneté arménienne. Aujourd’hui, ils sont titulaires d’un passeport russe, mais la guerre en Ukraine les a poussés à solliciter la citoyenneté de leur pays d’origine : côté russe, en effet, la double nationalité n’est strictement interdite qu’aux agents de l’État. Elle semble tolérée dans le cadre d’un certain nombre d’accords bilatéraux.

La présence de ces Arméniens de Russie, jusque là uniquement Russes par la citoyenneté, semble corroborer l’existence d’un tel accord – même si, récemment, un oligarque proche de Poutine, Rouben Vardanyan, a dû renoncer à sa nationalité russe pour devenir le 4e ministre d’État de l’Artsakh, la république autoproclamée du Karabagh.

Dans le couloir, on croise un jeune homme aux cheveux châtains. Maigre, le teint livide, on repère tout de suite parmi cette foule de Caucasiens cette pâle silhouette surgie de l’univers de Dostoïevski. Au XXIe siècle, ses nuits fiévreuses se déroulent sûrement à la lueur bleutée de son écran d’ordinateur. Il n’a pas le physique pour faire la guerre. Pourtant, que vient-il chercher à Erevan, capitale d’un petit pays lui aussi en état de guerre ?

Des vagues d’arrivée massives

Leur démographie ne peut être évaluée avec certitude car ils sont arrivés en plusieurs vagues distinctes après le lancement de « l’opération spéciale » en Ukraine le 24 février 2022, puis en septembre après l’annonce de la mobilisation générale partielle.

Ce mois là, 60 000 Russes seraient arrivés à Erevan, depuis la Géorgie voisine ou bien par avion, avec ou sans escales. Certains sont restés à Tbilissi mais, pour beaucoup, la capitale géorgienne s’est avérée moins attrayante qu’Erevan. À Tbilissi, le russe n’est plus parlé par la jeune génération et les Russes n’y ont pas bonne réputation. La situation est différente à Erevan : Poutine et la Russie ont négocié le fragile accord de cessez-le-feu qui a mis un terme à la seconde guerre du Haut-Karabagh (17 septembre-10 novembre 2020). Certains jugent que les Russes n’ont rien fait pour sauver l’Arménie dans cette guerre ; d’autres, au contraire, que leur présence est déterminante pour l’avenir du pays.

Le vieux problème de la « russophilie » arménienne refait surface. Celle-ci est largement imposée par les circonstances car l’Arménie, enclavée entre la Turquie et l’Azerbaïdjan, est menacée par ses ennemis. La situation était à peu près la même, voici cent ans : en 1920-1921, au moment de la soviétisation, les Russes, c’est-à-dire l’Armée rouge, furent accueillis à Erevan en « sauveurs ».


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Un jeune Russe âgé de 22 ans arrivé à Erevan en mars 2022 pour échapper à la menace de la conscription témoigne du fait qu’en général, les Russes sont très bien accueillis en Arménie. Les habitants exprimeraient leur reconnaissance vis-à-vis de la Russie pour son aide dans le règlement du conflit de l’Artsakh. Et de manière un peu paradoxale, cette reconnaissance s’exprimerait à l’égard de tous les Russes, y compris ceux qui sont à Erevan précisément pour échapper à l’armée russe…

Les « Relokanty » à Erevan : une réalité contrastée

Ils sont partout dans le centre comme dans la périphérie de Erevan. Pour le plus grand bonheur des agents immobiliers et des propriétaires de commerces, restaurants et cafés. Certains propriétaires n’ont pas hésité à se débarrasser des locataires locaux pour les remplacer par des relokanty à la bourse mieux garnie. Toutefois, si la télévision ou le wifi ne fonctionne pas dans votre appartement loué, votre logeuse vous expliquera que « c’est la faute des Russes » qui occupaient cet appartement avant vous et qui auraient défait tous les branchements.

Mais qu’on les remercie ou qu’on les blâme, leur présence se fait sentir partout dans Erevan et dans le reste du pays : cette présence est d’abord celle de la langue russe qu’on n’entendait plus aussi souvent, loin de là, depuis l’indépendance de l’Arménie. Une présence décomplexée de part et d’autre : les jeunes couples émigrés peuvent inscrire leurs enfants dans des écoles russes, publiques ou privées. Ces mêmes couples au mode de vie aisé font leurs courses dans des supermarchés de luxe remplis de produits russes : à Erevan, on trouve tout ou presque – même si évidemment, tout n’est pas à la portée des locaux.

Au supermarché, je croise Gourguen B. Je ne l’avais pas vu depuis trente ans. Issu de l’intelligentsia artistique arménienne, il est parti à Moscou après l’indépendance faire du « business ». Désormais, il est de retour en ville avec son fils de 17 ans. Il redécouvre une ville dans laquelle il est né et où il a grandi, et qu’il trouve « agréable ». Du côté de la Cascade, un guide russe donne des explications à un groupe de touristes amassés autour de la statue d’Alexandre Tamanian, l’architecte fondateur d’Erevan à l’époque soviétique. Difficile de distinguer les vrais touristes des parents de jeunes réfugiés russes venus en visite. À l’époque soviétique, les Russes adoraient ce pays – on se souvient du fameux voyage en Arménie d’Andreï Bitov – et visiblement, c’est toujours vrai aujourd’hui.

Au sommet de la Cascade, on contemple l’Ararat et on profite du soleil encore chaud en cette fin d’automne, on traîne à la terrasse des cafés. Beaucoup mais pas tous, profitent d’un certain climat de dolce vita. Et dans le grand ciel bleu, personne ne prête attention à l’hélicoptère russe qui fait sa ronde, pas plus qu’au Soukhoï qui accomplit ses exercices et subitement, déchire le ciel. Car le paradoxe de ce « refuge » russe à Erevan est qu’il se forme au nez et à la barbe d’une présence russe officielle, politique, économique, diplomatique et militaire.

Des opposants à Vladimir Poutine sont présents en Arménie. Ici, une manifestation en soutien à l’Ukraine à Erevan. Les visages barrés sont ceux de trois des principaux propagandistes russes. T. Ter Minassian, Fourni par l'auteur

Les relokanty, quel que soit leur nombre (on avance parfois 300 000 personnes) et les générations auxquelles ils appartiennent, sont issus d’horizons sociaux et géographiques divers.

Les premiers arrivants ont été les « Aïtitchiniki » (employés des entreprises numériques) qui, juste après le déclenchement de « l’opération spéciale » en Ukraine, ont trouvé à Erevan une plate-forme de contournement légal des sanctions. Ces opportunités de délocalisation partielle grâce au télétravail leur permettent de poursuivre leurs affaires basées en Russie, depuis l’Arménie. Le potentiel élevé de l’Arménie dans le domaine des technologies et de l’informatique pourrait être devenu un atout dans ce contexte.

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Ceux qui ont suivi en mars ont des profils différents : Artiom est un jeune journaliste de Saint-Pétersbourg. Il n’a pas de grands moyens et pour lui comme pour un certain nombre de ses compatriotes, les loyers sont chers, même en Arménie. Ils vivent en colocation dans des appartements au standard confortable avec cuisine, salle de bains et machines à laver, dans des chambrées d’au moins trois lits. Les déménagements sont fréquents au gré des finances et des inévitables problèmes avec le propriétaire. Ils ont un sac à dos, une valise, un appareil photo, une guitare ou un saxo. Tard dans la nuit, dans le quartier à moitié détruit de ce qu’il reste du « vieux centre » d’Erevan, il y a désormais de la lumière. D’une fenêtre béante s’échappe une improvisation de jazz.

La diaspora s’organise

Les trajectoires des plus jeunes sont en ligne brisée : certains attendent et reçoivent l’aide financière de leurs parents, d’autres bénéficient de l’accès gratuit au logement grâce à certains réseaux de solidarité.

Kovtcheg (L’Arche) par exemple est une organisation fondée en mars 2022 par Anastasiya Burakova, politologue formée à l’université de Saint-Pétersbourg. Elle semble liée à Open Russia, fondée en 2014 par l’ancien oligarque Mikhaïl Khodorkovski, ennemi farouche de Vladimir Poutine, exilé à l’étranger après avoir passé dix ans en prison. La correspondante de Kovtcheg à Erevan, Darina Maetskaïa, procure aux nouveaux arrivants toutes les informations légales nécessaires (notamment pour l’obtention du permis de séjour au terme des six mois autorisés sans formalités).

Les jeunes Russes émigrants n’ont pas tous un projet précis mais ils se retrouvent dans des lieux branchés, peu fréquentés par la jeunesse arménienne, plus provinciale et plus traditionnelle dans ses goûts et ses comportements. Un petit attroupement de jeunes à capuches signale le Tuf Café, au 42 de la rue Aram, à deux pas de la maison, d’ailleurs toujours en ruines, du fondateur de la République d’Arménie. Dans un décor branché typique de la bohème russe, le Tuf Café est un centre de trois étages disposant d’une cour avec une scène, un bac à sable et des chaises longues, d’un club de tatouage, d’un studio de répétition et d’enregistrement pour les nombreux musiciens qui passent par là, de plusieurs lieux d’exposition et enfin d’une salle au sous-sol spécialement dédiée aux rave parties.

Le Tuf Café. T. Ter Minassian, Fourni par l'auteur

Lieu de ralliement, il s’agit quasiment d’une structure d’accueil pour nouveaux arrivants : on y trouve tout, de l’entraide, des contacts, des matelas, et peut-être du travail. Cependant, les soirées payantes (5 000 drams, l’équivalent de 10 euros) ne sont pas à la portée de toutes les bourses. Là encore, les réseaux mis à la disposition des réfugiés russes semblent très variés et mériteraient une enquête approfondie.

La question du financement de certaines organisations venant en aide aux réfugiés russes est abordée dans un reportage de la chaîne Arte qui évoque sans plus de précisions les fonds de « plusieurs milliers de dollars » mis à disposition par une « ONG pacifiste soutenue par les États-Unis ». Parmi les autres lieux de rencontre du « refuge » russe, le George’s Dom se trouve sur la rue Sarian où s’agglutinent depuis quelques années de nombreux bars à vins. Les reporters d’Arte mentionnent que le propriétaire se nomme « Ilya » et qu’il est le fils d’un oligarque « proche de Poutine ». Quoi qu’il en soit, il est probable que tous ces lieux de rencontre sont étroitement surveillés par l’ambassade de Russie.

Soft power et diplomatie culturelle

D’autres projets semblent d’inspiration plus classique, comme le projet HUME qui dispense dans les locaux du Tuf Café des cours sur l’histoire et la culture de l’Arménie. Le projet est destiné à l’intégration culturelle des Russes en Arménie, mais aussi à promouvoir la culture russe auprès des Arméniens. Un concert de musique arménienne et russe a été organisé au Kamerayin, la salle de concert dédiée à la musique de chambre portant le nom du compositeur Komitas.

Enfin, en dehors du « refuge » russe des opposants à Poutine, le soft power russe officiel se déploie quant à lui dans les institutions académiques.

Placées entre autres sous l’égide de l’institut de recherche russe IMEMO, les « lectures Primakov » délivrent une interprétation conforme aux orientations internationales actuelles de la Fédération de Russie. Une conférence d’experts consacrée aux bouleversements de l’ordre mondial a abordé début novembre 2022, parmi beaucoup d’autres thèmes, l’affrontement entre la Russie et l’OTAN, le « système de sécurité » du Caucase-Sud et les relations russo-arméniennes.

Panneau annonçant les « Lectures Primakov », et portant notamment le sigle de l’IMEMO. T. Ter Minassian, Fourni par l'auteur

À l’Institut des Manuscrits anciens d’Erevan, le célèbre Matenadaran, un colloque consacré aux problèmes de l’exégèse des textes antiques et médiévaux organisé par Nikolaï Grintzer, a rassemblé pendant cinq jours des spécialistes venus de Moscou, de Saint-Pétersbourg et d’autres villes de Russie et représentant l’Université d’État de Moscou (MGU) ainsi que diverses sections de l’Académie des Sciences de la Fédération de Russie. Erevan a donc le potentiel pour être aussi une plate-forme où les intellectuels résidant toujours en Russie pourront rencontrer leurs pairs du reste du monde…

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