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Espace mondial

Espace légal et espace légitime au Moyen-Orient

En Syrie, un milicien kurde surveille des positions de l'Etat islamique. Rodi Said/Reuters

L’Europe a dû attendre un demi-millénaire pour parvenir à dessiner clairement son espace. Et encore : celui-ci est-il vraiment figé à tout jamais ? Le système westphalien était pourtant exigeant, faisant de l’absolue rigueur des frontières un principe absolu de souveraineté, tandis que celle-ci devenait le tabou de tout ordre politique. Les empires, dans une telle ambiance, avaient du mal à subsister : ils se retiraient, à l’instar de la Porte ; ils étaient rétractés (Allemagne), abolis (Autriche) ou tolérés dans leur seule projection extérieure, vers un ailleurs colonial qui ne comptait pas du moins de ce point de vue (France, Grande-Bretagne). Au moins les manuels de géographie socialisaient-ils les écoliers à des cartes impeccablement polychromes, vrais modèles pour le monde…

Belle illusion : cette rigueur exportée fait peut-être fortune ici ou là, notamment dans une Amérique latine qui partage largement la mémoire européenne, mais guère en Afrique, encore moins au Moyen-Orient. Tel était bien pourtant le propos des accords Sykes-Picot dont nous célébrerons le centenaire l’an prochain : Français et Britanniques pensaient faire entrer une partie du monde, libérée de l’emprise ottomane, dans la double sphère de la modernité et de leur tutelle.

Trois dynamiques

Les nationalistes les plus intransigeants de la région furent curieusement les premiers à s’en accommoder, rejetant dans la rhétorique les rêves panarabistes. Au contraire, à mesure que montait l’entreprise politique islamiste, ces frontières intérieures à l’Umma (communauté des Croyants) perdaient de leur légitimité. Peu à peu, le jeu se précisait : les nationalistes séculiers (dont la famille Assad est l’héritière directe) défendaient la logique des frontières, tout en se permettant quelque ingérence chez le voisin au nom de la fraternité arabe ; les courants islamistes (Frères musulmans en tête) récusaient, de leur côté, toute frontière et « transnationalisaient » allégrement leur action…

Trois dynamiques partaient en même temps à l’assaut de cette géographie politique d’extraction occidentale. La première relève d’une tradition millénaire : espace de circulation, de solidarités tribales souvent très étendues et de flux religieux intenses, le Moyen-Orient n’a jamais été totalement approprié par des États au demeurant de grande faiblesse. D’où l’actualité de la question à la frontière yéméno-saoudienne, syro-irakienne, jordano-syrienne ou libano-syrienne.

Funérailles samedi 11 octobre à Téhéran du général Hamedani, tué en Syrie. Reuters

Plus encore, ce jeu traditionnel fait entrer dans l’espace un monde non arabe de vieille histoire impériale : les Iraniens se sentent chez eux dans les sanctuaires chiites du sud de l’Irak, voire dans celui de Sayyida Zeinab, dans la banlieue de Damas. Quant à la Turquie, ses liens avec le voisin syrien sont infiniment plus complexes que ne le suggère l’étanchéité nationaliste : il n’est qu’à observer la situation du Hataï turc où coexistent des populations arabes alaouites ou sunnites fortement reliées à Ankara … et à Damas. La Turquie et l’Iran sont déjà entrés discrètement dans le monde arabe depuis longtemps !

Ambiguïté géographique

La seconde dynamique est évidemment d’ordre ethnique : les Kurdes (et à un degré moindre, les Arméniens, les Turkmènes, et nombre de minorités religieuses) ont été trop largement rejetés des cadres nationaux pour ne pas tenir leur statut de perpétuels dominés pour insupportable. Épouvantable casse-tête dans une région où, par exemple, les Kurdes se dispersent sur au moins cinq pays et où Istanbul est la première ville kurde au monde. Là où la création d’États calqués sur la « pureté ethnique » ou religieuse frise l’impossible, l’ambiguïté géographique devient – en durant – un facteur d’instabilité lié à sa nature irréformable et à la naïveté de ceux qui croient en l’universalité des principes de la géographie politique occidentale.

La troisième dynamique est liée à l’événement. Quand l’instabilité règne, l’événement ne cesse de redécouper l’espace. La Guerre froide avait, de ce point de vue, accompli son œuvre, dessinant des lignes de partage entre véritables zones d’influence soviétique et américaine. Ce temps est achevé. Le Printemps arabe, en ébranlant les puissances régionales potentielles (Le Caire et Damas, après Bagdad), a favorisé de nouvelles prétentions au leadership. Au sein du monde arabe, Ryad se tient pour le seul candidat sérieux, tandis que, du dehors immédiat, Ankara et Téhéran sont amenés à avoir les mêmes visées. Vu les interpénétrations déjà décrites, la géographie s’en trouve complexifiée, tandis que le Golfe devient une redoutable ligne de partage.

Est-ce à dire que nous sommes à la veille d’une redéfinition des frontières et d’un redécoupage en bonne et due forme de l’espace moyen-oriental ? Rien n’est moins sûr, car il n’existe ni l’instance ni la puissance capable de le faire. Le plus probable reste le moins satisfaisant : une superposition prolongée de deux espaces, l’un formellement légal, l’autre légitime, dont l’inévitable pérennisation est source de désordres croissants. Seule une recomposition des contrats sociaux locaux pourra, à terme, l’enrayer. La pire façon de s’y préparer consiste à forger des plans depuis l’extérieur et, pire encore de croire la canonnière capable d’y aider.

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