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Face à la radicalisation : prévenir pour mieux protéger les mineurs

Accompagner les jeunes pendant les transformations de l'adolescence est fondamental Robert Anasch/Unsplash

Prévenir pour protéger. C’est le sens du nouveau plan national de prévention de la radicalisation présenté pour la seconde fois, le 11 avril 2019, à l’occasion de la tenue du Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR), en présence de 9 ministres, organisée dans un quartier de Strasbourg bénéficiant du dispositif « quartier de reconquête républicaine (QRR) ».

Ce plan, divulgué quatre mois après l’attentat perpétré par Cherif Chekatt qui avait fait cinq morts sur le marché de Noël de Strasbourg, réoriente la lutte contre la radicalisation vers trois dimensions importantes : l’éducation, la prévention et l’évaluation.

La problématique éducative

Le parcours de l’auteur de l’attentat de Strasbourg – « signalé à 8 ans par l’Éducation nationale, condamné pour la première fois à 14 ans, 24 peines de prisons, y compris en Suisse et en Allemagne » – fut l’occasion pour le premier ministre Édouard Philippe de rappeler :

« Ce que met en évidence son passage à l’acte, c’est l’incapacité des acteurs […] à freiner une dérive délinquante qui s’est in fine confondue avec la radicalisation. »

On comprend qu’il existerait un lien entre des problématiques éducatives, un processus de radicalisation et le passage à l’acte. Mais l’effet de conjonction produit mérite d’être nuancé.

Le sociologue Farhad Khosrokhavar souligne que pour ces profils de type « perdant radical » qui ont un « passé djihadiste qui était anecdotique », la radicalisation islamique apparaît moins déterminante dans l’explication du passage à l’acte que leur mal-être.

Les propos du premier ministre mettent en exergue les liens entre problématiques éducatives et parcours de délinquance qui ont été repérés par différentes travaux sur la radicalisation, dont ceux de Bonelli et Carrié, de Van Campendhoudt (2017), de De Gaulejac et Serret (2018) et de Truong.

À l’instar de ce que montrent ces travaux, la douzaine de situations d’enfants et d’adolescents signalés pour « radicalisation », auxquelles l’auteur de ces lignes a pu avoir un accès, semblent se caractériser principalement par des éléments socio-éducatifs. Elles sont marquées par des conflits familiaux, liés par exemple à des séparations parentales ou des oppositions au sein d’une fratrie, des conflits relationnels à l’école, dans les loisirs ou des réseaux d’interconnaissances, par des difficultés d’ordre existentiel liées à l’apprentissage de l’autonomie et de la vie collective, par des désirs d’émancipation et des transformations corporelles.

On y retrouve des problématiques qui caractérisent l’enfance et l’adolescence, et les acteurs de terrain sont rapidement confrontés à la nécessité de leur proposer un accompagnement pluridisciplinaire utilisant les outils de la clinique éducative (éducation socio-éducatif, suivi psychologique, médiation familiale, etc.).

Des conflits relationnels à l’école influencent beaucoup le développement des enfants. Cristina Gottardi/Unsplash, CC BY

In fine, les éléments liés à la « radicalisation », notamment religieuse, s’avèrent souvent secondaires. Se pose alors la question des enjeux de la prévention précoce d’enfants et d’adolescents en difficulté et du risque de les enfermer dans des parcours de radicalisation par anticipation.

Les enjeux de la prévention précoce

La plupart des dispositifs de prévention en matière de radicalisation distinguent :

  • la prévention primaire, générale et collective, intervenant en amont pour lutter contre la radicalisation cognitive (Alava, 2017) ;

  • la prévention secondaire, ciblée en direction des personnes repérées comme « radicalisées » et permettant un accompagnement individualisé dans la durée ;

  • la prévention tertiaire, axée sur la prévention de la réitération et de la récidive.


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Les plans de lutte contre la radicalisation et le terrorisme (PLAT, 2014 et PART, 206) ont cherché à articuler les dimensions sociales et de sécurité en commençant par développer une politique de prévention orientée sur la détection, l’identification et l’évaluation d’individus radicalisés.

La loi de sécurité intérieure et de lutte contre le terrorisme de 2017 a, indirectement, consolidé cette orientation. Jusqu’à présent, les orientations nationales en matière de lutte contre la radicalisation faisaient ainsi la part belle à la prévention secondaire et tertiaire.

Ce nouveau plan gouvernemental entend mettre l’accent sur la prévention en général. Cependant, l’usage de l’exemple du parcours de l’auteur de l’attentat de Strasbourg par le premier ministre invite à s’interroger sur les risques de stigmatisation liés à un usage précoce de la prévention secondaire, c’est-à-dire ciblée sur des mineurs qui présenteraient des signes de radicalisation ou qui seraient susceptibles, du fait d’un contexte social et de comportements estimés favorables, d’y être réceptifs.

On voit ainsi se rejouer une partie des débats suscités par la publication en 2005 d’un rapport de l’Inserm sur le trouble des conduites chez l’enfant et l’adolescent (Moyano, 2005) qui pointaient le risque de stigmatisation et d’identification à la délinquance. Or, si le rapport de l’Inserm s’appuyait sur des études scientifiques qui pouvaient être soumises à la discussion, on voit difficilement, dans l’état actuel des connaissances, sur quels éléments spécifiques à l’étude des processus de radicalisation les praticiens chargés de mettre en œuvre cette prévention secondaire précoce pourraient s’appuyer.

Cela doit nous amener à poser deux questions :

  • la prévention secondaire de la radicalisation peut-elle passer par le repérage précoce de signaux préoccupants ?

  • En quoi une prévention primaire axée sur la « radicalisation » peut-elle être efficace ?

Trois remarques en forme de précautions

Trois remarques, qui sont aussi des précautions, peuvent être formulées à cet égard.

Une première remarque renvoie aux limites d’actions préventives axées sur la radicalisation au regard de la difficulté à obtenir une définition stable du phénomène. Les indicateurs de repérage et d’évaluation, ainsi que les outils de réponse dépendent de cette définition. Or, pour le moment, les définitions restent variées, la terminologie évolue rapidement et on distingue mal le caractère spécifique à la radicalisation des outils utilisés.

Une seconde remarque repose sur les limites afférentes à des usages potentiellement politiques et commerciaux de la prévention secondaire et primaire, notamment dans le couplage prévention/détection rappelé dans le plan du gouvernement. Dans un contexte où la dimension sécuritaire demeure en toile de fond, court le risque d’expérimenter « une façon de prévenir qui ne serait plus clinique, ni rééducative, ni même humaniste, mais réduite à une série de procédures de gestion de normes comportementales prescriptives, à grand renfort d’experts et de facteurs de risque, au besoin en rognant sur les libertés publiques individuelles » (Chauvière, 2007 : 21).

« une façon de prévenir qui ne serait plus clinique, ni rééducative, ni même humaniste, mais réduite à une série de procédures de gestion de normes comportementales prescriptives » Markus Spiske/Unsplash, CC BY

Une troisième et dernière remarque tient au fait que répondre à cette question nécessite de rassembler les différentes recherches existantes pour en extraire des résultats convergents, de mettre en œuvre de nouvelles recherches interdisciplinaires et internationales dédiées, ainsi que des évaluations scientifiques des dispositifs d’intervention et de prévention.

C’est ce que semble préconiser le nouveau plan d’action du gouvernement. Cependant, si la réalisation de recherches scientifiques inter-disciplinaires peut être impulsée par l’octroi de financements adaptés, la mise en œuvre d’évaluations scientifiques des dispositifs pourrait s’avérer plus problématique.

Evaluer pour protéger

Depuis l’adoption de LoLF (Loi organique relative aux lois de finances) en 2001, l’évaluation a été intégrée à la conception et à la réalisation des dispositifs d’action publique. Cependant, elle reste souvent un instrument de pilotage administratif, répondant à une obligation de reports d’indicateurs permettant d’assurer la pérennisation des dispositifs. Ces types d’usage ne lui permettent pas de « faire sens ».

De ce fait, l’évaluation est rarement investie par les acteurs de terrain (Amadio, 2012) et souvent mise en œuvre par ceux-là même qui mettent en œuvre les dispositifs ou par des services administratifs internes dédiés.

Or, l’efficacité d’une politique de prévention passe par un appui à la mise en œuvre d’évaluations scientifiques des dispositifs et des expérimentations de lutte contre la radicalisation. L’effort d’évaluation ici attendu ne peut être confondu avec le reporting de résultats, les questionnaires de satisfaction, les bilans d’expériences ou l’évaluation de la qualité et des conditions de travail.

L’évaluation doit être conçue avec le projet de dispositif, répondre à des critères scientifiques et faire sens pour les acteurs.

Cet appui nécessite, certes, l’octroi de moyens matériels et humains, mais aussi une véritable politique de sensibilisation des acteurs de terrain à l’intérêt de l’évaluation. Pour recueillir l’adhésion et l’implication des acteurs de terrain, les enjeux liés à la prévention secondaire précoce de la radicalisation doivent pouvoir être discutés et élucidés, notamment vis-à-vis des effets des articulations entre les logiques sociales et sécuritaires.

Il s’agit d’une condition nécessaire à l’intégration de la prévention primaire et secondaire de la radicalisation dans le corpus des savoirs et des savoir-faire existants en matière de protection des mineurs.

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