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Femmes politiques : des leaders pas comme les autres ?

La Première ministre néo-zélandaise Jacinda Ardern et sa désormais Ministre des Affaires étrangères (depuis le 2 novembre 2020) Nanaia Mahuta, princesse maorie. Photo d'archives (2018). BIANCA DE MARCHI / POOL / AFP

En octobre 2019, le gouvernement fédéral belge désignait sa « première ministre », faisant de la libérale francophone Sophie Wilmès la première femme à occuper cette fonction. Le caractère exceptionnel de cet évènement dans l’histoire politique belge nous invite à revenir sur les enjeux liés à la représentation politique des femmes et à s’interroger sur les perspectives de recherches dans ce domaine.

La représentation politique des femmes a souvent été abordée via les dimensions mises en avant par Hanna Pitkin (1967) : la représentation descriptive, la représentation substantielle et la représentation symbolique.

Qui sont les représentants, que font-ils et qu’en pensons-nous ?

La représentation descriptive vise les similitudes sociodémographiques entre groupe représentant et groupe représenté – autrement dit, qui sont les représentants.

La représentation substantielle s’intéresse davantage à ce que font les représentants, et à l’adéquation entre les intérêts des représentés et les actions entreprises par les représentants.

La représentation symbolique est associée à l’appréhension par les représentés de l’effectivité de la représentation – s’ils se sentent ou non « bien » représentés – autrement dit la manière dont sont perçus et évalués les représentants.

En termes de représentation politique des femmes, la dimension descriptive est celle dont l’étude est la plus aboutie. Cette approche s’est focalisée sur la présence des femmes dans les institutions démocratiques (parlements, gouvernements, partis politiques).

Compter les femmes politiques

Depuis la conférence mondiale sur les femmes de Pékin de 1995, une grande attention s’est portée sur les « chiffres » de la représentation politique des femmes dans le monde. Des institutions publiques publient régulièrement des rapports à cet égard, telles que l’Union parlementaire ou le Forum économique mondial.

Au-delà de leur apport empirique, ces rapports ont une portée normative. Ils identifient les « bons » et « mauvais » élèves de la représentation politique des femmes, saluent les évolutions et regrettent les « ralentissements » ou l’inaction de certains gouvernements en la matière.

Le cas de la Belgique

La Belgique figure plutôt comme un bon élève : la part des femmes dans les parlements nationaux et régionaux (en tant qu’État fédéral, la Belgique compte trois parlements régionaux) a significativement augmenté, en atteignant toutefois rarement la parité.

La part des femmes à la Chambre est passée de 12 % en 1995 à un peu plus de 40 % en 2019, pour une moyenne mondiale à 25 %. La Belgique se classe à la 21ᵉ place mondiale en 2020.

En termes de présence des femmes au sein des exécutifs, le gouvernement formé en octobre 2020 est le premier gouvernement fédéral paritaire, alors que seulement 12 % des ministres étaient des femmes en 1995, et que la moyenne mondiale tourne autour des 21 %.

La Belgique est également perçue comme un « bon » élève au vu de son action en faveur du changement. Depuis le milieu des années 1990, plusieurs réformes ont été adoptées, tendant vers l’instauration d’une représentation des femmes plus égalitaire, voire paritaire. Ces réformes ont agi à deux niveaux, faisant du système belge un système à « double quotas ». D’une part, les réformes ont agi sur la présence des femmes sur les listes électorales, dans le but de garantir leur présence dans les arènes législatives.

La loi emblématique Tobback-Smet de 1994, dite « loi des quotas », impose aux partis de ne pas dépasser deux tiers de personnes du même sexe sur leurs listes électorales. La loi de 2002 impose la parité des sexes et oblige une alternance homme-femme pour les deux premières places de la liste. Pour les élections locales de 2018, les régions wallonnes et bruxelloises imposent le principe de la « tirette », exigeant une alternance homme-femme sur l’entièreté de la liste.

Plafond de verre : la difficile ascension économique des femmes.

D’autre part, des réformes ont tenté de corriger le phénomène du « plafond de verre » au sein des exécutifs. Les lois de 2002–2003 interdisent aux exécutifs fédéraux et des entités fédérées d’être composés exclusivement de personnes de même sexe. En 2018, la région wallonne impose au moins un tiers de membres de chaque sexe dans les collèges communaux et provinciaux ; la région bruxelloise légifère dans une direction similaire. En adoptant ces mesures, la Belgique (et ses régions) s’est inscrite dans une tendance mondiale de « fièvre du quotas », ces derniers étant perçus comme des instruments garantissant une égalité de résultats. En 2018, la moitié des pays utilisent l’une ou l’autre forme de quotas, avec des résultats positifs, mais pas déterminants. En effet, les femmes occuperaient en moyenne 30 % des sièges dans les pays où les quotas sont d’application, contre 15 % dans les pays n’y recourant pas – avec des exemples déviants, tels que la Finlande ou le Danemark frôlant la parité sans recourir aux quotas.

Double Bind

Les études scientifiques s’interrogent également sur la représentation substantielle des femmes, et sur les liens qu’entretient celle-ci avec la représentation descriptive.

Les femmes politiques seraient-elles les porteuses logiques de la « cause des femmes » ? Si certaines recherches soulignent une propension des femmes politiques à légiférer en faveur de l’égalité, et à mettre à l’agenda des enjeux liés aux droits des femmes, ces conclusions sont critiquées pour leur caractère essentialisant.

En effet, l’idée de dégager des « intérêts féminins » se heurte à la multiplicité des revendications et des préférences idéologiques. Il suffit pour s’en convaincre de soulever la diversité des positions des élues sur la question de l’avortement, en Belgique et ailleurs. De plus, cette hypothèse nie l’hétérogénéité des expériences vécues par les femmes. À ce titre, les approches plus récentes ont insisté sur la nécessité de prendre en compte les autres rapports sociaux (race, classe sociale, éducation, etc.), via l’angle de l’intersectionnalité.

Moins explorée dans la littérature sur les rapports entre genre et politique, la représentation symbolique ouvre des perspectives de recherches intéressantes. Cette dimension questionne le sens accordé socialement à la présence des femmes politiques et à leur visibilité dans l’espace public, et la manière dont sont évaluées leurs performances dans un champ politique traditionnellement associé à la masculinité. Un des phénomènes centraux dans les analyses de la perception des femmes politiques dans l’espace public et les médias est celui du « double bind », principe désignant la double contrainte auxquelles elles font face : trop en décalage avec un monde politique masculin si elles adoptent la féminité, mais ramenées à cette féminité si elles tentent de se conformer à la masculinité de leur environnement.

Une falaise de verre

Une analyse réalisée sur le traitement médiatique de la désignation de Sophie Wilmès révèle que le cadrage médiatique autour de sa désignation a pris la forme particulière d’une « euphémisation » de l’évènement. Dans les quotidiens belges francophones, sa nomination est considérée comme « une victoire symbolique », voire « un cadeau empoisonné ». Elle serait « la Première ministre qui cache le vide ».

Ce registre de discours renvoie aux circonstances dans lesquelles Sophie Wilmès prend ses nouvelles fonctions : elle dirige un gouvernement fédéral en affaires courantes (depuis l’élection de mai 2019) et minoritaire depuis décembre 2018, moment où le parti nationaliste flamand, la N-VA, quitte la majorité gouvernementale suite à des désaccords sur les enjeux migratoires.

Cette arrivée au pouvoir dans un contexte défavorable illustre le phénomène de la « falaise de verre », qui désigne la tendance à nommer des femmes à la tête d’organisations lorsque celles-ci sont mal en point, voire en situation de crise.

Crise du coronavirus : Sophie Wilmès, la Première qui (r)assure.

Quelques mois plus tard, le coronavirus bouleverse les cadres d’interprétation proposés par la presse francophone. Celle-ci salue unanimement la prestation de Sophie Wilmès durant les premières semaines de gestion de la crise : son style empathique, sa communication bienveillante, sa manière de convaincre « en douceur » lui auraient permis de s’affirmer comme leader politique.

Le care, une affaire de femmes ?

Cette perception semble alors dans l’air du temps : des études scientifiques abondamment relayées sur la toile avancent l’idée que les femmes géreraient mieux la crise du coronavirus, notamment grâce un nouveau style de leadership basé sur des qualités traditionnellement associées à la féminité (compassion, humilité, caring).

La Première ministre néo-zélandaise Jacinda Ardern et la chancelière allemande Angela Merkel sont régulièrement prises en exemple.

Bien que controversées – notamment pour leur caractère essentialisant –, ces analyses du leadership féminin ont le mérite d’interroger la dimension symbolique de la représentation politique des femmes, 25 ans après la conférence de Pékin.

Loin du principe « double bind », les traits « féminins » seraient désormais présentés comme des atouts pour performer aux plus hautes fonctions.

Les femmes politiques pourraient elles-mêmes, dans une perspective stratégique, user de leur identité de genre pour convaincre l’électeur de leurs compétences et de leur légitimité, et se présenter comme « rédemptrices de la crise de la représentation ». Les observations récentes sur l’émergence d’un leadership associé à la féminité constituent une occasion de s’interroger sur les modalités de ce qui apparaît comme un « moment de grâce » pour les dirigeantes politiques.


Cet article s’inscrit dans le cadre d’une réflexion collective de synthèse et prospective « 20 ans déjà, 20 ans demain. 2000-2020-2040 » sur quelques évolutions politiques majeures à l’occasion des 20 ans du Cevipol.

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