Menu Close

Fragilités et énigmes d’un sondage électoral

Panneaux électoraux en amont des élections régionales, le 3 juin à Nantes. Loïc Venance/AFP

Au XXe siècle, les sondages d’opinion ont supplanté les multiples formes existantes pour connaître les attitudes du public, réussissant à instaurer un nouveau régime d’opinion en termes d’expression, de consistance, d’interprètes et d’usages. Dans ce vaste ensemble, il est possible de distinguer les sondages électoraux, qui cherchent à anticiper des pratiques « réelles » de vote, des sondages d’opinion à proprement parler qui saisissent des valeurs, des jugements ou représentations dont l’expression peut se révéler improvisée.

Seuls sondages susceptibles d’être réellement confrontés à des résultats, contrairement aux enquêtes d’opinion portant sur des sujets sociaux et politiques, les sondages électoraux transforment la vie politique. Ils arbitrent les prétentions des candidats à concourir et à s’imposer. Les sondages ont par exemple contribué à établir la légitimité de la socialiste Ségolène Royal pour être candidate à l’élection présidentielle française de 2007, comme ils ont dissuadé la candidature de François Hollande, pourtant président sortant.

La perception des rapports de force qu’ils suggèrent informent par ailleurs les représentations et commentaires journalistiques des qualités nécessaires aux candidats (Bernard Lacroix, « À quoi servent les sondages ? », Revue de science administrative de la Méditerranée occidentale, 22-23, 1988).

Ces sondages électoraux contribuent à façonner et à mettre en récit des dynamiques électorales, présentées sous la forme de « courses de chevaux ». Ils délivrent une information stratégique aux électeurs dont ils tiennent compte au moment du vote, dans une forme d’influence impersonnelle.

Autant l’élection présidentielle – 14 enquêtes en 1965, 293 en 2007 – est saturée par les sondages, autant les élections régionales et départementales des 20 et 27 juin 2021 en font une expérience bien plus modeste.

Ce qui s’expliquer par un coût de fabrication incompressible, quand l’exploitation ressort ici incomparablement plus restreinte que dans le cadre national. Mais c’est aussi cette rareté des sondages qui peut nous conduire à prêter une attention particulière à l’un d’entre eux lorsqu’il est publié. Ce que nous nous proposons de faire avec l’enquête ODOXA « l’état de l’opinion et intentions de vote en Bretagne » publiée le 7 mai 2021 par Le Télégramme.

Les intentions de vote en Bretagne : une hiérarchie incertaine

L’intérêt des candidats, journalistes et du grand public pour cette enquête a d’abord concerné, très loin devant tous les autres volets de l’enquête, la mesure des intentions de vote au premier tour de l’élection régionale bretonne (et plus secondairement les projections au second tour selon les configurations imaginées).

L’enquête établit ainsi dans le détail une distribution hiérarchisée des scores, qui fut la première – et souvent la seule – à être retenue et reprise. Pour ne retenir que les cinq têtes de liste, en position pour qualifier leurs listes au second tour, la hiérarchie est ressortie comme suit : 18 % pour la liste de Thierry Burlot (majorité présidentielle) ; 17 % pour la liste d’Isabelle Le Callennec (LR) contre 23,5 % en 2015 ; 14 % pour la liste du président sortant Loïg Chesnais-Girard (PS) contre 34,9 % en 2015 ; 14 % pour la liste de Gilles Pennelle (RN) contre 18,2 % en 2015 ; 11 % pour la liste de Claire Desmare-Poirier (EELV) contre 6,7 % en 2015…

En repartant du score donné très bas du président sortant Loïg Chesnais-Girard (14 %), nous souhaitons questionner les fragilités et les énigmes de l’enquête (qu’on pourrait généraliser pour une large part à d’autres enquêtes).

Il est fréquent que les intentions de vote soient répercutées de manière brute, sans filtre, sans chercher à en interroger la solidité. Nous le savons, la taille d’un échantillon ressort comme la variable la plus fondamentale, déterminant ce qu’on appelle la marge d’erreur. Cette dernière est mesurée par la loi normale, aussi connue sous le nom de loi de Gauss, calculée en fonction de la taille de l’échantillon, de la répartition des réponses et du degré de confiance que l’on souhaite obtenir.

Pour résumer, plus la taille croît et plus les marges d’erreur diminuent. Avec un échantillon représentatif de 1020 habitants de la région Bretagne âgés de 18 ans et plus, l’enquête considérée ici se situe dans les standards habituels, mais loin derrière certaines enquêtes électorales portant sur l’élection présidentielle par exemple l’enquête menée par CEVIPOF-Ipsos en 2017 portant sur 11600 enquêtés.

Mais si nous laissons de côté le volet « état de l’opinion » pour ne retenir que celui consacré aux intentions de vote, les marges d’erreur deviennent plus significatives. Le nombre de répondants inscrits sur les listes électorales tombe à 879. Davantage, celui comptant aller voter et ayant exprimé une intention de vote s’affiche à seulement 561 individus au premier tour, et 530 à 541 individus selon les hypothèses au second tour. Alors que l’échantillon rétrécit à vue d’œil, la solidité des réponses interroge elle aussi.

Public Sénat.

Parmi les personnes ayant indiqué leur intention de voter parmi les listes proposées au premier tour de l’élection régionale bretonne, seuls 40 % d’entre elles se sont déclarées sûres de leur choix. 43 % ont manifesté une intention de vote en indiquant pouvoir encore changer d’avis, quand 17 % n’ont déclaré aucune intention de vote.

Une fois ces limites rappelées, le faible score prêté à Loïg Chesnais-Girard – 14 % donc – pourrait laisser penser, a priori, qu’il est peu connu, impopulaire, ou que son bilan est sévèrement jugé, ou pire, les trois à la fois. Qu’en est-il exactement ?

Une notoriété gage de popularité ?

À propos des barèmes de popularité, Philippe Juhem a critiqué le sens commun selon lequel la popularité était un attribut spécifique de l’individu, pour défendre l’idée d’un attribut de position : l’accès aux responsabilités précéderait ainsi l’accroissement de popularité.

Nous pourrions, dans l’exemple breton, considérer que la notoriété se recoupe avec l’exercice des responsabilités politiques, et qu’elle contribue à établir la popularité. L’enquête (cf. tableau ci-dessous) montre une corrélation significative entre bonnes opinions exprimées et taux de notoriété.

Taux de notoriété). T. Frinault, Fourni par l'auteur

Pour les personnalités situées en bas de classement, leur mauvais score ne traduit pas tant un fort pourcentage de mauvaises opinions, qu’une absence d’opinion : une majorité écrasante des répondants – environ 80 % – refuse de se prononcer.

La distribution entre bonnes et mauvaises opinions porte alors sur une base très réduite des répondants. Il n’en reste pas moins qu’une forte notoriété permet de bénéficier d’un réservoir élargi de bonnes opinions (et d’en recueillir aussi davantage de mauvaises).

Thierry Burlot, (nous la Bretagne !) candidat aux élections régionales (LREM-MoDem-UDI) et le président sortant (La Bretagne avec Loïg) Loig Chesnais-Girard (PS). Fred Tanneau/AFP

Concernant la notoriété de Loïg Chesnais-Girad, l’enquête montre qu’elle est la plus forte de toutes les têtes de liste avec un taux ressortant à 54 % (nous mettons de côté Jean‑Yves Le Drian, seule personnalité testée mais qui n’est pas candidate). Ce taux double celui établi dans un précédent sondage RégioTrack d’OpinonWay (réalisé en janvier 2021 auprès de 5073 personnes) : seuls 27 % des Bretons, soit la moitié tout de même, se disaient capables de citer son nom (aucune réponse n’était proposée). Autrement dit, la notoriété mesurée n’a rien à voir selon qu’on fournit une béquille aux répondants (réagir à des noms) ou non (qu’ils indiquent par eux-mêmes les noms).

Concernant sa popularité elle-même, la performance de Loïg Chesnais-Girard apparaît là encore relativement bonne puisqu’elle s’établit comme la meilleure de l’ensemble des têtes de liste en compétition auprès de l’ensemble des répondants, comme de ceux qui répondent sur les seules personnalités qu’ils disent connaître (77 % de bonnes opinions dans ce dernier cas, ex aequo avec Daniel Cueff).

Hypothèse d’un vote rétrospectif : un bilan convaincant

Qu’en est-il de l’appréciation du bilan de Loïg Chesnais-Girard ? Des chercheurs tels Anthony Downs ou Gerald Kramer ont mis en avant l’idée selon laquelle les électeurs, pour faire leur choix, seraient tournés vers l’avenir – et donc les programmes des candidats – en considérant égoïstement leurs intérêts (ignorant du même coup le fait qu’un électeur puisse voter selon l’idée qu’il se fait de l’intérêt général). Bien que tournés vers l’avenir (vote prospectif), ils doivent pourtant utiliser l’information déjà acquise, et donc passée. Ce qui fait immédiatement ressortir une asymétrie informationnelle entre les gouvernants sortants (qui ont un bilan évaluable) et leurs opposants.

Souscrivant à l’hypothèse d’un vote rétrospectif, John Ferejohn estime que les électeurs évaluent la performance de leur gouvernement a posteriori. La promesse de mieux faire à l’avenir n’a que peu d’influence. Parce qu’évaluer de manière prospective les bénéfices futurs des programmes engendre des coûts d’information élevés, les électeurs évaluent et sanctionnent d’abord le bilan passé écrivait Vladimir Key.

En faisant cette hypothèse que le bilan puisse influencer le vote (même si elle doit être complétée), que dit cette enquête bretonne ? Elle fait ressortir que 75 % des répondants se disent satisfaits de l’action de Loïg Chesnais-Girard en tant que président de la Région Bretagne (7 % très satisfaits et 68 % plutôt satisfaits). Ce taux de satisfaction oscille selon les topics entre un plancher de 63 % (pour les transports et mobilités en Bretagne) et un plafond de 85 % (pour le développement du tourisme et la valorisation du patrimoine).

Au final, comment expliquer qu’un président sortant à nouveau candidat, plus connu que ses concurrents, mieux perçu que ses concurrents, et dont le bilan donne satisfaction, soit donné aussi bas dans les intentions de vote ? Il faut ici se garder de toute certitude, mais se hasarder à des hypothèses (plus complémentaires qu’alternatives). Les résultats de cette enquête conduite tôt – la campagne avait à peine débuté – sont en définitive si fragiles que leur interprétation est malaisée. Le crédit à leur donner, sans être nul, est relatif. Par ailleurs, ces variables – notoriété, popularité, bilan – pourraient finalement jouer jouer plus secondairement que d’autres facteurs dans l’orientation des votes.

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 181,000 academics and researchers from 4,921 institutions.

Register now