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Une des salles de l'exposition de Farideh Lashai au Musée des Beaux-Arts de Gand. À gauche, « Untitled », 2008. Musée des Beaux-Arts de Gand

Francisco Goya et Farideh Lashai, la force de l’évidence au Musée des Beaux-Arts de Gand

L’artiste peintre iranienne Farideh Laishai expose son magnifique travail inspiré par les gravures de Goya au au MSK (Museum voor Schone Kunsten), le Musée des Beaux-Arts de Gand. L’occasion de voir ou revoir trois séries complètes de gravures, rarement exposées : Los caprichos, Los disparates et enfin Los desastros de la guerra.

Montrer au spectateur ce que signifie précisément l’inspiration pour un artiste contemporain, voilà le pari de cette exposition. La rencontre avec Farideh Laishai peut sembler improbable a priori : deux siècles les séparent, les cultures également, la religion enfin. Pourquoi cette rencontre pour le moins inattendue est-elle si forte ? Là est le mystère.

Farideh Lashai. Musée des Beaux-Arts de Gand

Une vision de sociologue

Plus qu’un peintre, Goya fut un sociologue avant l’heure, une évidence qui saute aux yeux d’un… sociologue. Il y a chez Goya – tout comme chez Farideh Lashai – le recul du sociologue, un « Verfremdungseffekt » pour citer Brecht – un homme de théâtre que Farideh Lashai affectionne, d’ailleurs. Le social se construit, disait inlassablement Bourdieu, rien ne va de soi ; Goya dit la même chose mais en artiste : le social se grave.

Goya porte un regard acide sur la société et utilise le dessin pour s’abriter derrière sa fantaisie, qu’il revendique comme privilège de l’artiste. Goya joue sa vie, il grave la société avec sa pointe sèche, il grave l’injustice sociale, il grave les désastres de la guerre, il grave la société de cour.

Émile Durkheim écrivait à propos de la sociologie :

« Nous estimons que nos recherches ne méritent pas une heure de peine si elles ne devaient avoir qu’un intérêt spéculatif »

Je pense que Goya aurait pu dire la même chose à propos de son travail de peintre. Je crois que Farideh Lashai aussi.

Francisco Goya, « Grande Hazana, con muertos » (dans la série « Los Desastres », 1810-1814), Eau-forte, aquatinte, pointe sèche, brunissoir. Musée des Beaux-Arts de Gand

Dans Los caprichos, série de 80 gravures (1797-1799 et 1868) Goya nous parle de la société dans laquelle il vit, c’est-à-dire la société espagnole. Ces gravures représentent un travail de trois ans. Le titre de la série a été choisi pour rassurer le futur lecteur du journal madrilène auquel ses planches étaient destinées.

Goya trompe son monde : n’y voyez aucune critique ni sociale ni morale, ce ne sont que des caprices, des « caprichos », semble nous dire l’artiste affalé sur un coin de table tout en étant attaqué et protégé par une chouette et surveillé par les regards du lynx dans El sueño de la razon produce monstruos.

Ouvrez les yeux !

Le savoir doit l’emporter sur la croyance, voilà ce que nous dit Goya. Son exhortation pour le Siècle des Lumières résonne aujourd’hui, même lorsque les certitudes religieuses indémontrables et infalsifiables rendent toutes discussions impossibles. Ne dormez pas, nous dit l’artiste. La raison ne doit pas s’endormir, car la raison signifie la lumière et non la pénombre. Ouvrez les yeux !

C’est précisément le message, deux cents ans après, de Farideh Lashai, la prudence de Goya en moins. Ses peintures sont plus explicites. L’artiste nous fait ouvrir les yeux sur le monde d’aujourd’hui car le fanatisme religieux est loin d’avoir disparu et s’agissant de son pays, l’Iran, elle sait, tout comme Goya à son époque, de quoi elle parle.

Sur une toile peinte un peu comme une toile de fond de décor de théâtre, elle projette des ombres de mollahs et aussi des corbeaux face à des plateaux de nourriture, des formes noires qui s’animent pendant quatre minutes. L’association libre entre les mollahs et les corbeaux est évidente, le noir du corbeau évoquant la mort qui rôde annoncée par les croassements. Goya aurait pu peindre la même toile, gardant les corbeaux mais dessinant des soutanes tout aussi noires et inquiétantes.

L’Inquisition rôdait autour de Goya, une inquisition encore vivace en Espagne au début du XIXᵉ siècle ; en 1799, seuls les premiers 27 tirages de la série sont vendus et le reste est retiré de la vente par peur des traqueurs de morale qui veulent à tout prix extraire l’aveu.

Francisco Goya, « Tragala perro » (Série « Los Caprichos », 1797-1799), Eau-forte, lavis d’aquatinte, pointe sèche, brunissoir. Wikipedia

La gravure 58, Trágala perro illustre ce pouvoir de l’Inquisition à obtenir l’aveu du coupable : la gravure montre une femme munie d’un clystère et qui essaie de faire avaler de force la potion avec en arrière-plan un moine en capuche. L’eau forte permet de faire couler l’acide et le regard de Goya est acide, tout comme celui de Farideh Lashai qui nous propose aussi de méditer sur l’injonction :

« keep your interior empty of food that you mayest behold therein the light of interior ».

L’art de brouiller les pistes, tout comme Goya.

La poésie des images et des mots

Mais Goya n’est pas seulement un sociologue, c’est aussi un poète. Tout comme Farideh Lashai. La série de gravures intitulées « Los disparates » (1815-1819) révèle un autre Goya. Après avoir gravé l’effroyable violence de la guerre et son cortège de tortures, de viols, de corps démembrés, tout se passe comme si l’artiste se « lâchait » pour passer à autre chose, un monde où tout serait possible, un monde qui résonne avec le « wonderland » de Farideh Lashai.

Le visiteur se trouve face aux folies imaginaires, surréalistes dans leur absurdité logique ; un cheval qui marche sur un fil avec une jeune fille élégante debout sur sa croupe avec un pied sur son encolure, des hommes oiseaux qui ressemblent à des chauves-souris, je suis oiseau voyez mes ailes, je suis souris voyez mes pattes, un cheval fougueux qui se retourne par un mouvement impossible pour saisir la robe de sa cavalière pour la mordre et la prendre…

Brouillage volontaire, folies cruelles, folies de peur. Goya nous fait rentrer dans son imaginaire, Farideh Ladhai fait de même. L’artiste iranienne efface les personnages que Goya a gravé pour montrer les désastres de la guerre et ne garder que la structure du dessin : le supplicié a été effacé mais le poteau d’exécution demeure et traverse le temps et l’espace comme pour attendre un condamné à exécuter deux cents ans après ; puis elle superpose les plaques pour montrer que les mêmes causes produisent les mêmes effets.

Sur une toile, elle incruste un bout de film de Charlie Chaplin où le dictateur s’amuse avec la mappemonde comme il le ferait avec un ballon de foire, sous le regard fixe d’Oum Kalthoum qui assiste en chantant à la crevaison finale du ballon.

Elle projette enfin un petit lapin blanc, tout droit sorti d’un monde enchanté, sur une toile où l’on devine l’ombre d’un homme politique qui la hante depuis son enfance, le premier ministre iranien Mossadegh, victime politique des compagnies pétrolières dans les années 50 ; ombre qui semble dialoguer avec le lapin animé. « Dear dear, how queer is today… if you please sir… However everything is queer today… and pour the oils of the Persian Gulf… at hour 00 of 16 august 1953 ».

Telle est la force de la rencontre entre ces deux peintres : le regard est le même et l’indignation de Goya reste intacte, comme s’il s’était réincarné à travers l’œuvre de la peintre iranienne (1944 -2013), disparue trop tôt pour poursuivre une œuvre qui augurait de la même force créatrice.

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