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Géopolitique de la Coupe du monde de rugby 2023

Les drapeaux des seize pays participants entourent une réplique de la Tour Eiffel lors de la cérémonie d'ouverture, le 8 septembre 2023, au Stade de France.
Les drapeaux des seize pays participants entourent une réplique de la Tour Eiffel lors de la cérémonie d’ouverture, le 8 septembre 2023, au Stade de France. François-Xavier Marit/AFP

Depuis la semaine dernière et pour encore plusieurs semaines, le visage de la France sera ovale : du 8 septembre au 28 octobre, la Coupe du monde de rugby à XV sera la vitrine du pays, avec ses 20 sélections en compétition, ses 48 matchs retransmis par 42 télévisions étrangères et ses 30 sponsors internationaux.

L’événement est d’ores et déjà devenu un enjeu de politique intérieure : Emmanuel Macron, présent à la cérémonie d’ouverture et cible de sifflets, a placé le succès du XV de France sous le signe de l’exemplarité française.

Quel impact international cette dixième Coupe du monde peut-elle avoir pour le pays organisateur, pour les États représentés et, plus largement, pour un sport qui cherche à élargir son empreinte internationale ?

De la désoccidentalisation du monde à la provincialisation du rugby ?

Moins mondialisé que les Jeux olympiques et moins universellement populaire que le football, le rugby à XV a-t-il une influence sociale dépassant le milieu des supporters ? Si la géopolitique du football et des Jeux olympiques est désormais bien documentée et bien connue, celle du rugby est plus embryonnaire.

La faute au « provincialisme » d’une discipline quasi inexistante dans de nombreux pays du monde, à commencer par la Chine et l’Inde, et très secondaire aux États-Unis ?

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Les racines britanniques du rugby le condamnent-elles à n’avoir, pour ses compétitions internationales, qu’un rayonnement limité au Commonwealth et à quelques zones anglophiles ou francophiles d’Amérique latine ?

Son histoire, qui remonte à la première moitié du XIXe siècle, est celle de l’amateurisme (contrairement au rugby à XIII créé en 1895 et professionnalisé très tôt, ce qui permet à ce jeu de compter parmi les sports officiels des Jeux olympiques entre 1900 et 1924).

Il n’y reviendra, sous la forme de rugby à VII, qu’en 2016 à Rio, après avoir été privé de cette visibilité mondiale pendant plusieurs décennies. En la matière, le tournoi de référence oppose les quatre nations britanniques dès 1882 (avant le retour des premiers JO), devenu Tournoi des cinq nations en 1910 (incorporation de la France), puis Tournoi des six nations avec l’Italie en 2000. Alors que les Coupes du monde de football et les JO rythment la politique du XXe siècle, la première Coupe du monde de rugby n’apparaît qu’en 1987. Le rugby s’est donc précocement institutionnalisé au niveau européen, mais tardivement constitué au niveau mondial. Et sa visiblité internationale en a évidemment pâti.

La portée géopolitique de la Coupe du monde restera-t-elle limitée au statut de sport régional du Commonwealth et de l’Europe ? Ne nous hâtons pas de conclure. Examinons le potentiel non sportif de cette compétition pour la France et pour les États de la petite « planète rugby ».

Répétition générale pour les Jeux olympiques de Paris 2024

Le premier enjeu international tient au nation branding (ou amélioration de l’image de marque du pays) que le pays hôte, la France, sera en mesure de réaliser par et pour cette compétition.

L’événement intervient dans un contexte où l’image de la France est sérieusement écornée sur la scène mondiale. Sans remonter à la médiatisation teintée de Schadenfreude du mouvement des Gilets jaunes ou des questions de laïcité en interne et des critiques de la diplomatie française en externe, le pays, ses institutions et sa population ont été principalement traités par les médias internationaux sous l’angle des crises durant toute l’année 2023.

La succession de coups d’État en Afrique – présentés à tort ou à raison comme des revers pour Paris ; le retentissement international des émeutes de juin et juillet 2023 consécutives à la mort de Nahel Merzouk ; la couverture donnée aux manifestations contre la réforme des retraites de janvier à mai ; etc. Tous ces éléments ont brouillé, terni et même écorné le rayonnement du pays, aux yeux de ses adversaires comme de ses partenaires. Malgré le retour des investissements étrangers en France, favorisé par le programme « Choose France » et la baisse du chômage, l’image internationale de la France peut être, au moins partiellement, redressée à l’occasion de cette compétition.

48 matches ne font pas une politique d’influence et un événement sportif ne peut pas tenir lieu de diplomatie. Mais le premier objectif des institutions, des entreprises et des associations françaises qui contribuent à la compétition sera d’en tirer parti pour améliorer l’image de la France.

Plusieurs défis sont à relever pour que, fin octobre, la France puisse s’assurer qu’accueillir la Coupe du monde aura été bénéfique à son prestige international. En priorité, les organisateurs et les services de sécurité doivent rétablir leur réputation en matière de sûreté, de maintien de l’ordre, de gestion des foules et de protection des personnes. Longtemps, les forces de l’ordre françaises ont joui d’une réputation de grand savoir-faire dans le domaine. Or, la finale de la Ligue des champions le 28 mai 2022 a ébranlé cette réputation : les incidents graves survenus aux alentours du Stade de France ont suscité bien des questionnements sur les capacités françaises dans ce domaine.

La réussite de l’événement en termes de sécurité conditionnera l’idée que les 600 000 visiteurs attendus se feront du pays. Surtout, elle déterminera à l’avance la capacité du pays à faire des Jeux Olympiques Paris d’été Paris 2024 une réussite en termes de rayonnement et d’influence.

Le défi est national, mais les implications sont internationales : la dixième Coupe du monde de rugby permettra-t-elle au pays de couper court au French bashing, de tourner la page des manifestations et des émeutes, de faire un peu oublier les slogans anti-France scandés à Bamako, Ouagadougou ou Bangui ? En somme, peut-elle lancer une tendance, en vue de l’été 2024, où le dynamisme de la France se manifestera dans ses événements sportifs mondiaux ?

Depuis longtemps, la capacité à organiser avec succès des événements sportifs médiatisés à l’échelle mondiale est un attribut de puissance. Dans la période récente, le Qatar a consacré son rôle international, malgré les polémiques, par l’organisation réussie de la Coupe du monde de football en 2022. Dans cet événement comme pour les autres aspects du soft power français, la réussite de la compétition en termes d’organisation et de médiatisation est une condition de son attractivité et de son influence. Il en va pour la France aujourd’hui comme pour tous les pays qui désirent organiser cette compétition.

Provincialisme de la planète rugby et universalité occidentale

L’autre enjeu géopolitique de cette Coupe du monde concerne la mondialisation du sport. Moins universel que le football et moins mondialisé que les Jeux olympiques, le rugby professionnel est un sport encore très occidental et peu féminisé.

Les 132 fédérations nationales membres du World Rugby – l’instance internationale de la discipline – ne doivent pas faire illusion : l’empreinte internationale du rugby à XV est secondaire par rapport à celle de la Coupe du Monde FIFA et des Jeux olympiques d’été. Pour ne prendre qu’un seul indicateur de l’impact mondial de ces compétitions : la finale de la dernière Coupe du monde de football a réuni 1,5 milliard de téléspectateurs alors que la finale de la Coupe du monde de rugby de 2019 n’avait attiré que 44,9 millions de personnes.

Les différentiels sont encore plus importants en termes de pratiquants à travers le monde (dans les 10 millions pour le rugby, environ 270 millions pour le football). Quant au rugby féminin, il est beaucoup moins développé que son homologue masculin. Enfin, la planète rugby n’est pas unifiée comme celle du football, régie par des règles uniformes : le XV voisine avec le XIII et le VII, certes moins populaires mais représentant toutefois une concurrence non négligeable.

En somme, le rugby fait pâle figure auprès du football, mais aussi d’autres sports comme l’athlétisme qui ont réussi leur internationalisation et, en grande partie, leur féminisation.

La secondarité du rugby et de sa Coupe du monde résulte-t-elle de ses origines européennes, au cœur des empires coloniaux du XIXe siècle ? La désoccidentalisation du monde annonce-t-elle une stagnation du rugby comme discipline et phénomène social ? Les limites à l’universalité du rugby sont-elles de même ordre que les déboires de l’universel revendiqué par l’Occident ? Rien ne s’apparente ici à un destin : le football comme l’athlétisme ont été créés et codifiés au Royaume-Uni et en Europe occidentale, et sont devenus pleinement universels. De plus, le rugby a gagné des rivages inattendus, hors du Commonwealth et de la vieille Europe – au Japon, en Géorgie, en Roumanie ou encore au Portugal.

Le rayonnement de la discipline comme celui des pays qui la pratiquent peuvent bénéficier de plusieurs atouts. D’une part, ce sport est encore protégé de l’instrumentalisation de plusieurs grandes puissances : les États-Unis, la Russie, la Chine, l’Inde, le Brésil et l’Allemagne ont des fédérations. Mais leur désintérêt pour le rugby à XV fait que la Coupe du monde n’est pas encore un champ d’affrontement entre elles. Pour le moment, le rugby n’offre pas de confrontations emblématiques comme les matchs de football États-Unis-Iran.

Cela ouvre des possibilités de visibilité internationale pour des pays qui passent d’ordinaire au second plan : les îles du Pacifique (Fidji, Samoa, Tonga) peuvent y briller et faire passer leurs messages nécessaires sur le changement climatique ; les États d’Europe orientale (Roumanie, Géorgie) peuvent y trouver un motif de fierté nationale souvent maltraitée ; le Japon peut y cultiver son ancrage dans l’univers européen par-delà les distances ; le rugby féminin peut y trouver l’occasion de s’affirmer, certes encore à la remorque de la version masculine de la discipline. En l’espèce, la féminisation du sport est non seulement pour lui un relais de croissance mais aussi un gage de sa modernité. Réciproquement, la cause des femmes peut être elle aussi servie par une féminisation de ce sport par trop virilisé, même si le haka néo-zélandais est pratiqué tant chez les femmes que chez les hommes.

Rien ne condamne le rugby à un destin international à l’image provinciale et machiste qu’aiment à caricaturer ses détracteurs. La Coupe du monde qui se déroule actuellement présente de véritables enjeux pour le prestige du pays organisateur comme pour la capacité du sport à s’universaliser encore davantage.

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