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Gouverner la circulation totale au-delà du contrôle

Circulations… Jonolist/Visual Hunt, CC BY-SA

Notre environnement change profondément. Les constructions de l’homme forment un nouvel espace (une technosphère) qui s’ajoute au précédent (la biosphère), avec cette différence notable que nous avons essentiellement découvert le premier et totalement créé le second.

Les flux de circulation à l’intérieur de cet espace échappent de plus en plus à notre contrôle. Les déchets, les données et les capitaux sont des illustrations majeures d’un phénomène de circulation totale au-delà du contrôle.

Cette circulation, il n’est en pourtant jamais question. Cet état des choses mérite d’être expliqué, contrarié, traité et reconstruit.

L’incroyable collusion des cols blancs, des mafieux et des populations

Pourquoi ne parle-t-on pas de notre incapacité à contrôler des mouvements de circulation que nous avons nous-mêmes provoqués ? L’explication est sans doute à rechercher dans la situation incroyable dans laquelle nous nous trouvons où l’ensemble acteurs en présence ont, chacun pour des raisons lui sont propres, un intérêt à ne pas discourir sur l’hypothèse d’une circulation totale au-delà du contrôle.

Les cols blancs, c’est-à-dire les gouvernants qui sont à la tête des grandes organisations publiques et privées, nationales, régionales et multinationales, ne peuvent faire l’aveu public de leur impuissance, en expliquant que la situation, ici les flux de circulation, échappent à leur contrôle.

Les mafieux, qui tirent une grande partie de leurs profits de ces flux de circulation en circuits courts ou longs, visibles ou cachés, légaux ou illégaux, se gardent bien de communiquer sur l’ensemble du dispositif ainsi mis en mouvement et dont ils ne maîtrisent au demeurant pas l’ensemble des éléments.

Les populations ne veulent jamais croire au pire. L’idée qu’elles puissent être submergées par un environnement au développement duquel elles contribuent par leur action quotidienne la plus anodine, est totalement anxiogène. Elles ne veulent pas entendre parler d’une circulation totale au-delà du contrôle, préférant prêter l’oreille au discours rassurant, fût-il totalement faux, selon lequel la situation est sous contrôle.

Le silence des scientifiques

Les sciences, entendues au sens large (sciences dures, sciences humaines et sociales, sciences fondamentales, sciences appliquées), ont également leur part de responsabilité dans cet état de fait.

Traiter de ce qui échappe au contrôle est difficile pour le scientifique dans la mesure où l’on ne sait pas bien parler de ce que l’on ne mesure pas.

L’argument n’est cependant pas insurmontable.

De manière précise, la part d’échappement peut se mesurer par l’identification par chacun des acteurs de sa sphère de contrôle. Est au-delà du contrôle ce qui n’entre dans aucun périmètre de contrôle.

De manière plus générale, l’hypothèse d’une circulation totale au-delà du contrôle peut se nourrir des réflexions proposées depuis une quarantaine d’années sur l’existence d’une nouvelle ère géologique – l’anthropocène – qui ferait suite à l’ère existante : l’holocène. L’une comme l’autre sont marquées par des phénomènes de circulation qui échappent pour une large part au contrôle de l’homme. Un lien pourrait donc être établi entre ces analyses et la question largement passée sous silence de la circulation totale au-delà du contrôle.

La circulation totale au-delà du contrôle : un nouveau paradigme

Cet état général des choses doit être contrarié par la considération générale que les mouvements de circulation provoqués par l’homme gagneraient à être mieux compris s’ils étaient replacés dans un environnement global fait d’échappement. À l’idée selon laquelle « tout peut être contrôlé si l’on s’en donne les moyens » serait substitué un nouveau paradigme selon lequel le contrôle de l’homme s’exerce nécessairement dans un environnement global qui échappe à sa maîtrise.

Il ne s’agirait pas tant d’imposer à la réalité un nouveau concept que de redonner aux acteurs une meilleure intelligence de cette réalité immanente, en les laissant s’imprégner des multiples facettes du phénomène nécessairement complexe et protéiforme de circulation totale au-delà du contrôle.

En somme, il s’agirait de reconsidérer le point de départ de nos analyses actuelles sur la circulation, notamment, des déchets, des données et des capitaux. Plutôt que de les laisser reposer sur l’illusion qu’un contrôle total par l’homme est possible, il s’agirait de s’attaquer d’emblée à cette réalité de l’échappement.

Quelle gestion du risque et des crises ?

Cette nouvelle approche aurait pour effet de placer l’ensemble de mouvements de circulation produits par l’homme sous le prisme de la gestion du risque et, le cas échéant, de la gestion des crises.

Pour bon nombre de ces circulations, on pourra rétorquer que c’est déjà le cas. Mais il s’agirait d’aller beaucoup plus loin dans les analyses que ce qui est fait aujourd’hui. Le risque dont il est question ici n’est pas la défaillance ponctuelle occasionnée par tel ou tel transport de déchets, données ou capitaux. Le cas envisagé est celui d’une appréhension par la gestion du risque (et le cas échéant, des crises) d’une circulation totale au-delà du contrôle.

De nombreux sujets peuvent être abordés à ce titre. La gestion du risque de circulation totale au-delà du contrôle est-elle privée ou publique, individuelle ou collective, locale, nationale, régionale ou internationale ? Ce type de questionnement trouve des connexions naturelles avec des grands sujets qui ont tous en commun d’avoir globalement échoué. On songe, par exemple, à la « taxe carbone » en matière d’émission de CO2, à la taxe « Collin et Colin » proposée en France en matière d’Internet et, bien sûr, la fameuse « taxe Tobin » en matière financière.

Ces outils ont été construits sur des logiques dissuasives et/ou redistributives. La question doit être posée de savoir si ces tentatives ne gagnaient pas en signification et efficacité si elles s’attaquaient au cœur du risque à collectiviser : une circulation totale au-delà du contrôle.

Refonder les savoirs au départ des phénomènes complexes de circulation : le cas du droit

Cette réflexion sur la circulation totale au-delà du contrôle est au cœur du projet de recherche IFITIS. Cette recherche a pour ambition de questionner la manière dont différentes constructions du savoir appréhendent le phénomène de circulation. Le principal savoir interrogé, dans ce projet, est le droit. Mais la recherche a une dimension fortement pluridisciplinaire et, au demeurant, comparée.

Pour le droit, le questionnement a une tonalité tout à fait particulière. Le droit se construit au départ des territoires. Les situations en mouvement ont cette particularité de traverser potentiellement plusieurs territoires. Des disciplines du droit existent pour traiter ces hypothèses. Elles ont cependant deux caractéristiques. Soit elles sont très spécialisées (droit des transports, droit du libre-échange, droit de la libre circulation, droit international privé, droit de commerce international, droit de la mer, droit de l’espace, droit des frontières) et n’appréhendent qu’une partie des phénomènes de circulation. Soit elles sont plus générales (droit public, droit privé, droit international, droit européen, droit transnational) et n’ont pas été conçues à la lumière de la technosphère et des phénomènes contemporains de circulations complexes auxquels nous sommes aujourd’hui confrontés.

Il faut donc remobiliser l’ensemble des ressources juridiques pour appréhender ces circulations nouvelles. Des questions aussi importantes que le traitement des phénomènes de circulation de masse (masse de déchets, métadonnées, masse de capitaux), distinctement des circulations d’unités (un déchet, une donnée, un capital) ou que l’effet de transformation que produit ou non la circulation sur la nature et le régime juridiques des objets qui circulent, se posent.

Les réponses à ces questions sont nécessaires. Elles nous aident, sous le prisme du droit, à trouver les chemins d’une gouvernance de la circulation totale au-delà du contrôle.

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