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Histoire de la santé : l’âge des pandémies

« Ruée vers la station germicide », caricature politique de l'artiste Chas Reese (1919). Chas Reese/1919.

Au XIXe siècle, avec la multiplication des voyages intercontinentaux, l’humanité entre dans l’âge des pandémies. La peste mise à part, la césure survient d’abord avec le choléra de 1865 – le « choléra maritime » qui a fait le tour du monde grâce aux steamers – puis avec la grippe « russe » de 1889-90.

Le mot « pandémie » est employé pour la première fois en anglais en 1666 par Harvey dans son livre sur la tuberculose : Morbus anglicus : or, the anatomy of consumption ; en français, il n’apparaît qu’un siècle plus tard environ, en 1752, dans le Dictionnaire de Trévoux. Sa signification s’enracine si peu dans la langue qu’au XIXe siècle, devenu simple synonyme d’épidémie, le mot tombe en désuétude. Il ne reparaîtra qu’à la toute fin du siècle, à l’occasion de la grippe « russe » de 1889-90. L’affirmation du caractère pandémique d’un épisode de toux accompagné d’une forte fièvre se précise dès la fin du XVIe siècle, en particulier après la pandémie de 1580. Le terme « pandémie » est alors employé pour qualifier les épisodes de grippe présentant une poussée de fièvre aiguë, avec céphalées, toux et courbatures, suivis dans quelques cas de complications : pneumonie, décès de la femme enceinte et de son fœtus, formes graves chez l’enfant et le vieillard.

Qu’est-ce qu’une pandémie grippale ?

Si le terme a mis longtemps à s’imposer, c’est sans doute en raison de la complexité même de la notion de la pandémie. Elle se caractérise en effet par une très grande dissémination de l’infection dans au moins deux régions du monde (adjacentes ou non) ; un taux d’attaque élevé et de nature « explosive » (un nombre très important de cas apparaissant dans un très court laps de temps) ; un virus ou du moins un variant (un variant comporte des caractères antigéniques différents de la souche en circulation) n’ayant jamais circulé ou n’ayant plus circulé depuis longtemps associé à une faible immunité (immunité-mémoire de la population ; enfin, la contagiosité de l’agent. De fait, le travail de définition de la notion de pandémie grippale s’étale sur plus d’un siècle. Selon August Hirsch (1881), médecin et épidémiologiste berlinois, la grippe est toujours épidémique, avec un rayon d’action qui peut être très large, et même pandémique, l’infection se disséminant sur de larges parties du globe.

La grippe, pandémie par excellence

Aucune autre maladie infectieuse ne montre une telle tendance pandémique. Si l’extension géographique de la contamination figure nécessairement dans la définition d’une pandémie, son caractère infectieux permet également de la qualifier ainsi. L’estimation de l’ampleur des pandémies souffre d’une grande imprécision, y compris pour celles du XIXe siècle (épisodes de 1857-58 ou 1874-75), du fait que beaucoup d’épisodes épidémiques, qui n’ont pas semblé trop graves (en termes de mortalité), n’ont pas été enregistrés. C’est particulièrement le cas pour les régions tropicales (un point toujours d’actualité). La préférence de la grippe pour les climats tempérés n’est qu’apparente ; son endémicité supposée dans les pays froids n’est que le résultat d’une confusion entre grippe et bronchite, les cas de bronchite étant très nombreux à ces latitudes entre avril et septembre.

De la virulence des grippes pandémiques

Depuis Hirsch, cette définition n’a pas changé : « définir une pandémie comme une épidémie de très grande taille fait sens tant en extension qu’en compréhension ». Une pandémie grippale se propage de manière exponentielle, avec des taux d’attaque élevés et une marche épousant les voies de communication terrestres et maritimes (puis aériennes). Les villes sont le terrain privilégié de la dissémination de l’infection, dissémination récurrente à intervalles imprévisibles.

La grippe pandémique frappe à n’importe quelle saison de l’année ; au XIXe siècle, il n’était pas rare que les épisodes grippaux interviennent durant les mois d’été. Le taux de mortalité, enfin, demeure peu élevé, ce qui fait de la grippe pandémique un phénomène vraiment original, celui d’une maladie très peu létale mais dont la très haute incidence se solde par un impact social et économique énorme, comme le soulignait déjà C. Hannoun dans La Revue du Praticien en 1973. La gravité de la maladie n’a jamais été considérée comme une composante de la définition, bien que les pandémies aient toutes concerné des pathologies graves et mortelles.

Le virus pandémique n’est pas nécessairement plus virulent que le virus d’une grippe saisonnière ; des années où ne circulent que des virus de la grippe ayant déjà circulé dans la population les années précédentes comme 1936-37, 1943-44 et 1952-53, par exemple, ont connu aux États-Unis des niveaux de mortalité supérieurs à la mortalité entraînée par la pandémie de 1946-47. De même, la virulence de tel ou tel sous-type du virus s’explique moins par sa composition antigénique que par des facteurs individuels touchant à la qualité de la réponse immunitaire ou encore à l’interaction entre récepteurs pulmonaires et facteurs immunitaires, interaction qui pourrait inhiber la reconnaissance du virus par l’organisme.

En 1977, Kilbourne résumait ainsi le débat :

« Pour moi, le terme (pandémie) a un sens quantitatif et non qualitatif. La gravité de la maladie chez l’individu n’est pas nécessairement différente de celle qui caractérise les périodes inter-pandémiques (grippes saisonnières) ; c’est l’occurrence de très nombreux cas à travers le monde dans un court laps de temps qui constitue une pandémie. Le taux de létalité peut ne pas être très différent de celui qui caractérise la grippe saisonnière ; une soudaine augmentation du nombre total de cas se traduisant par une augmentation de l’excédent de mortalité : voilà le signe de la grippe pandémique. »

Encore convient-il de noter que, avec les pandémies, l’augmentation de la mortalité frappe de préférence les groupes d’âge situés dans le milieu de la pyramide, à la différence des grippes saisonnières qui tuent surtout, pour elles, des êtres placés aux deux extrémités de la vie.

On comprend dès lors que la définition de la pandémie se place au XXe siècle sous le signe de la grippe « espagnole » de 1918-19 et de son monstrueux cortège de malades et de morts (environ 50 millions de décès dans le monde). Devant le Conseil supérieur d’hygiène publique de France, en février 1945, le Pr André Lemierre avertit de la possibilité d’une épidémie de grippe semblable à la grippe « espagnole ». Derechef, Lemierre flanqué d’André Cavaillon (ancien secrétaire général du ministère de la Santé et de la Population à la Libération) font état quatre ans plus tard, toujours devant le CSHPF de leurs craintes qu’avec la grippe de 1949 ne fasse retour une grippe comme en 1918, si ce n’est « qu’on ne peut rien savoir ».

Comme il se doit, la « grippe asiatique » de 1957, deuxième pandémie du XXe siècle, aura bien sûr ses Bernard Debré ou Marc Gentilini – Debré minimisant la grippe de 2009 comme n’étant qu’une « grippette » ; Gentilini condamnant tout le bruit fait autour de la grippe H1N1, véritable « épidémie d’indécence », quand tant d’autres épidémies frappent les pays pauvres sans que personne ne s’en émeuve – en la personne du Pr Lépine, directeur du cours de virologie de l’Institut Pasteur, qui déclare le 8 octobre à l’Académie de médecine que l’épidémie « asiatique » n’est qu’une « curiosité de laboratoire ». Il reste que l’ombre de l’« Espagnole » sera toujours présente en 1957 (puis, rappelons-le, en 2009). Dans Paris-Presse–l’Intransigeant du 4 octobre, Alain de Sédouy le répète : « Le souvenir de la catastrophe de 1918 hante tous les esprits ».

Avant la grippe « russe » de 1889-90, il est difficile de savoir, d’après les descriptions connues, si l’on avait affaire à des pandémies. Il n’y a pas d’évidence virologique pour ces épidémies ; nombre d’entre elles ont peut-être été des pandémies « avortées », la diffusion globale d’un sous-type ayant été souvent impossible étant donné la lenteur et la faible densité des transports intercontinentaux avant la fin du XIXe siècle.

La pandémie de 1889-90 est en fait la première dont on peut démontrer la dissémination sur l’ensemble du globe. Une pandémie grippale sera dès lors définie d’un point de vue épidémiologique par un taux d’attaque élevé s’expliquant par une dissémination rapide et une très haute morbidité (un très grand nombre de cas) ; le niveau de la mortalité n’entre pas dans cette définition, un taux d’attaque élevé n’impliquant pas nécessairement une très forte pathogénicité – autrement dit, une partie importante de la population est infectée sans que n’augmentent en proportion les formes graves de la maladie). L’effet des pandémies grippales sur la mortalité est d’ailleurs difficile à mesurer ; « l’excès de mortalité » (nombre de décès supérieur à la moyenne attendue durant une épidémie de grippe ou à la mortalité à la même période dans les années précédentes), notion élaborée dans les années 1840 par William Farr, demeure encore aujourd’hui le seul concept utilisable. La morbidité est encore plus délicate à évaluer compte tenu du très grand nombre de cas bénins ou qui présentent peu de signes apparents et du nombre lui aussi très élevé de personnes infectées qui ne consultent pas.


Patrick Zylberman est l’auteur de « Les grippes, du XVIe siècle à nos jours » (à paraître).

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