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Humanités dans le texte : les Anciens éclairent les débats contemporains

Le patrimoine culturel antique permet de croiser les analyses de différentes disciplines. Shutterstock

Des questions scientifiques et politiques les plus nouvelles et urgentes, de l’intelligence artificielle jusqu’au climat et aux migrations, l’humanité se transforme et en appelle aux humanités. Que sont-elles ? À quelles urgences répondent-elles ? Comment se transforment-elles ? Comment les transmettre ? Afin de répondre à ces questions, l’École Normale Supérieure lance en janvier 2020 son programme « Humanités globales », qui s’ouvre par le colloque « Questions d’humanités », qui se tiendra du 14 au 16 janvier prochains.


Il est urgent de s’interroger sur le devenir contemporain des humanités, tant les références aux « humanités » tendent à se multiplier, souvent accompagnées de spécifications variées : on parle ainsi aujourd’hui d’« humanités numériques », d’« humanités médicales », d’« humanités environnementales » ou encore d’« humanités globales ».

On peut craindre que l’adjonction de ces différentes spécifications ne suffise pas à enrayer l’érosion sémantique du terme « humanités », dont il devient difficile de savoir ce qu’il recouvre exactement. De façon quelque peu paradoxale, en effet, cette invasion multiforme du terme d’humanités dans la désignation des champs modernes du savoir risque bien de masquer l’abandon, dans l’emploi de ce terme, de ce qui a constitué pendant des siècles le cœur de sa définition : l’apprentissage du latin et du grec.

Ce n’est pas que la notion d’humanités ait toujours eu des contours d’une netteté absolue : depuis que le terme latin humanitas a été rapproché, par calque sémantique, du grec paideia, l’éducation qui fait un homme et un citoyen libre, le terme d’humanités désigne de façon très générale à la fois un patrimoine culturel remontant à l’Antiquité grecque et romaine, dont on attendait qu’il serve de base à toute éducation digne de ce nom, et une vocation à l’universel, portée par la référence à la nature et au genre humains.

Philologie et pluridisciplinarité

La conception traditionnelle des humanités, sur laquelle était notamment assis l’empire du latin, a été très tôt contestée, comme l’a montré en détail le beau livre de Françoise Waquet, Le latin ou l’empire d’un signe. Puis elle a été progressivement battue en brèche au nom de la rationalité scientifique et de l’utilité technologique. Le champ du savoir a été reconfiguré selon le binôme sciences/sciences humaines, ces dernières se substituant aux humanités tout en récupérant la référence à l’humain.

Ce discrédit n’a nullement empêché le récent retour en force du terme « humanités », comme si ce dernier était le seul à même de fournir un pendant solide à la science, un contrepoids efficace à la modernité technologique ; sans doute serait-il cependant plus exact de situer les « humanités » actuelles, telles qu’on essaie de les repenser, à l’articulation entre les modernités scientifiques et technologiques, le patrimoine intellectuel et culturel multiforme hérité du passé et ce qui fait la trame quotidienne de l’existence.

Tentative de captation d’une marque dévaluée ou nécessaire effort pour répondre aux défis intellectuels posés par les mutations de notre époque ? Nous nous garderons bien de trancher cette question. Nous voudrions juste nous interroger brièvement sur la place des humanités dites « classiques » dans le paysage profondément remanié des actuelles humanités, où les premières peuvent paraître tout simplement menacées de disparition, un effacement sans bruit sous l’effet conjugué du désintérêt croissant de la société et de nouvelles concurrences.


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En un sens, la philologie classique constitue une discipline bien établie, capable de tirer parti de son ancienneté en s’appuyant sur des objets bien identifiables, une méthode éprouvée et l’effet cumulatif d’une érudition pluriséculaire. Pourvu qu’on lui en donne les moyens, la recherche peut continuer à se développer et à donner des résultats de bonne qualité, au risque cependant d’un divorce croissant d’avec la société et d’une confidentialité toujours accrue.

Plus séduisante et prometteuse en apparence est la voie de la pluri – ou de l’interdisciplinarité, qui entend prendre acte des reconfigurations en cours des savoirs, mais cette voie comporte elle aussi ses risques, qui sont connus : une pluri – ou interdisciplinarité de façade, aboutissant à des résultats inconsistants car faisant l’économie d’une réflexion sur la compatibilité des objets et des méthodes propres aux différentes disciplines.

Le socle du texte antique

C’est dans ce contexte riche en défis qu’est né le projet « Les humanités dans le texte », imaginé par Frédéric Worms et porté par l’École normale supérieure, avec le soutien et les moyens techniques du ministère de l’Éducation nationale.

Ce projet revendique son caractère expérimental et artisanal. Artisanal, puisqu’il se donne pour but immédiat de fabriquer des podcasts mais aussi des modules vidéo, destinés à être mis en ligne sur le site « Odysseum, la maison des humanités numériques », accessibles à un large public.

Expérimental, dans la mesure où chaque module offre un exemple de dialogue possible entre spécialistes venus d’horizons disciplinaires différents au sujet d’un texte latin ou grec choisi pour son lien avec une recherche vivante.

Dans ces films, il sera par exemple question de la manière dont les Anciens se représentaient les comètes, à partir de textes d’Aristote et de Sénèque, ou de la reconstitution des paysages de Troie par les géosciences. Le projet « Mémoire des champs de bataille. Teutobourg, quel avenir pour une défaite ? » croisera quant à lui des textes de Tacite et de Gracq.

Site archéologique de Troie (Turquie).

Le texte antique occupe une place centrale, et non simplement initiale : il ne s’agit pas de décliner un thème dans le temps, en saluant rituellement un moment antique réputé fondateur, mais vite dépassé et oublié. Ce texte est abordé dans sa langue originale et aucune des difficultés que posent sa compréhension et sa traduction n’est dissimulée.

On montre ainsi que traduire n’est pas une procédure mécanique, technique et surtout séparée et isolable, mais que toutes les opérations intellectuelles sont étroitement solidaires, de la question posée au départ, qui a motivé le choix du texte, au dialogue croisé avec des spécialistes d’autres disciplines, en passant par l’analyse méticuleuse du texte, la réflexion sur le sens des termes, la description de son fonctionnement, sa contextualisation et sa traduction.

La traduction n’est pas un point de départ, mais un point d’arrivée, dans lequel se sédimente, quoique de façon implicite, tout le travail d’interprétation et de mise en perspective.

Exigence académique à la portée du grand public

Ce travail est mené de façon conjointe par un philologue ou historien de l’Antiquité grecque ou romaine et par des spécialistes d’autres disciplines, quels qu’ils soient. C’est un projet exigeant : les textes choisis doivent s’imposer à l’attention par leur densité, leur beauté, leur puissance, leur opacité aussi parfois, et nourrir une réflexion plurielle sur des questions et des enjeux qui sont au cœur de la recherche et des préoccupations des sociétés d’aujourd’hui.

Quel est le bénéfice attendu de ce dialogue croisé autour d’un texte antique ? Pour les spécialistes de l’Antiquité, il est triple :

  • ils peuvent en attendre un gain de compréhension notable sur certains aspects des textes choisis

  • ils auront à leur disposition de précieux points de comparaison, qui soit feront mieux ressortir la singularité des configurations culturelles qu’ils étudient, l’originalité des solutions apportées dans l’Antiquité à tel ou tel problème, soit permettront des mises en perspective sur une plus longue durée

  • ils peuvent également en attendre une pratique plus réflexive de leur recherche, plus ouverte aussi sur les débats contemporains.

En effet, les débats contemporains n’irriguent parfois leurs travaux que souterrainement et presque inconsciemment, avec ce résultat que les spécialistes de l’Antiquité n’y occupent pas toujours toute la place à laquelle ils pourraient prétendre.

Les spécialistes des autres disciplines sont conviés à un élargissement de leurs horizons ; ils peuvent être conduits à revisiter des textes qui ont joué un rôle important dans la constitution de leur discipline comme à explorer des terres lointaines, à inventorier des écarts.

L’entreprise, cependant, est avant tout faite pour le public qu’elle espère rencontrer : à ce public curieux, elle veut faire découvrir des questions, des objets, des débats et surtout des textes, tout en offrant un exemple de discussion intellectuelle libre, souple et vivante, empruntant parfois des chemins inattendus.

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