Envisager des parcs photovoltaïques ou éoliens démesurés, coûtant plusieurs milliards d’euros, nécessitant des infrastructures de transport dignes de installations nucléaires et inappropriables par les citoyens est-il raisonnable ?
Inversement, la multiplication d’unités individuelles, faisant de chacun un producteur « responsable » de son énergie est-il souhaitable ?
Des échelles de gouvernance territoriales intermédiaires sont-elles possibles ? Avec quel mode de gouvernance ?
Pour l’heure, la « transition énergétique » telle qu’envisagée par les États développés – et les lobbies qui les influencent : pétrole, automobile, banques – et basée sur la production industrielle de moyens coûteux et complexes, tels que l’hydrogène, est le meilleur moyen de parler de transition… sans la réaliser.
Une façon de changer le moteur sans repenser le véhicule.
L’exemple des voitures hybrides est à ce titre éloquent : plus d’intensité matérielle (quantité de matières premières consommées pour produire une valeur donnée), plus chère, hyperconsommatrice de métaux critiques qui sont déjà presque tous en tension, comme le souligne le rapport 2020 de la Fédération européenne pour le transport et l’environnement.
Nous ne pouvons pas faire l’économie d’un questionnement d’ordre systémique : voiture individuelle ou transports en commun ? Quel dimensionnement et quel poids ? En propriété individuelle ou en communauté ? Et, surtout, pour quel motif de déplacement ?
La filière hydrogène à la loupe
Partant du postulat qu’une transition énergétique ne peut se résumer à changer le mode de production énergétique sans questionner les formes de redistribution, nous nous sommes attelés, pendant les trois années des projets de recherche TETHYS et ARTEMIS, à tenter de répondre à cette question :
« Pourquoi les technologies disruptives (la blockchain, l’Internet des objets, l’hydrogène par exemple), annoncées depuis une dizaine d’années comme étant les solutions de transition vers une société dite « bas carbone », restent pour l’essentiel discursives ; et, surtout, pourquoi n’irriguent-elles pas les territoires « par le bas », c’est-à-dire au niveau des acteurs locaux (habitants, PME, collectivités) ? »
Dans le cadre de nos recherches, nous avons étudié le déploiement de la filière hydrogène en territoires normand et bourguignon, et notamment sa possible appropriation par la société civile, grâce à l’implication dans les projets des structures du « tiers-secteur scientifique » (on définit ainsi la recherche pour et par la société) : le Dôme à Caen et la Maison des sciences de l’homme de Bourgogne.
Mise en œuvre du plan hydrogène
Contrairement aux annonces faites en 2018 par Nicolas Hulot à propos de l’hydrogène, dans le cadre de la loi sur la transition énergétique, annonçant la « reterritorialisation de l’énergie et sa réappropriation par les acteurs locaux », celle-ci repose en fait sur les acteurs centraux et historiques de l’énergie – grands énergéticiens, Air Liquide, etc. – sans que ni les territoires ni la société civile ne soient impliqués.
Aux habituelles « parties prenantes » de l’innovation technique (entreprises, acteurs publics, financeurs, lobbies), qui ont trouvé leur place dans la définition du plan « Normandie Hydrogène », les projets TETHYS et ARTEMIS ont cherché à interroger un point aveugle des politiques publiques : le citoyen ordinaire, tout à la fois contribuable (et donc pour une large part financeur de l’innovation), usager, client… voire « innovateur ».
Avec l’aide d’un laboratoire spécialisé (le LUSAC), nous avons installé un démonstrateur de l’hydrogène au sein du tiers-lieu le Dôme ; soit un électrolyseur de petite taille capable de produire et stocker l’hydrogène pour alimenter le robot Léon. Ce bateau-robot, ramasseur de déchets flottants et destiné au port de plaisance, a été lui-même imaginé et construit par les participants aux « ateliers de l’hydrogène ».
Outre une réflexion autour des usages de l’hydrogène, la « technique du living lab » fournit aussi un dispositif d’enquête collaborative, dont l’objet est de révéler des questionnements, des manières d’hésiter ensemble, de chercher des solutions à des questions partagées.
Ce fut l’objectif recherché en utilisant un serious game dans le cadre d’un atelier de co-conception des usages relatif à l’habitat, dont le but consistait à « rendre un quartier nouvellement construit 100 % autonome en énergie sans dépasser un niveau de pollution trop important ».
Pour les chercheurs, il s’agissait d’élaborer une méthode stabilisée de fabrique des publics par l’enquête, qui viendrait nourrir la territorialisation de la transition énergétique « par le bas » ; en opposition aux politiques top down, où les publics sont souvent réduits à des masses à sensibiliser par des campagnes de communication institutionnelle ou autres actions dites pédagogiques.
Au-delà des discours
Une véritable transition énergétique ne pourra se faire sans repenser la société et surtout sans envisager les modalités d’accompagnement d’une « descente énergétique » ; c’est-à-dire une décroissance progressive de la production et de la consommation énergétique mondiale qui ne conduise pas, comme c’est le cas pour le pétrole, à des conflits internationaux et des guerres civiles.
Tant que l’autonomie des territoires, la répartition des ressources et des fruits du développement, la coopération entre les acteurs et surtout les limites d’un système économique reposant sur la valorisation abstraite du capital (financier) ne seront pas questionnées, on ne pourra pas parler de véritable « transition ».
C’est peut-être la raison pour laquelle, au-delà des discours sur le « développement durable », nous serons encore, et pour longtemps, rivés au pétrole… en attendant l’irréversible choc climatique ?