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Au musée d'Orsay. Pixabay

Institutions culturelles : l’éternel retour de la question des prix d’entrée

Dans le journal Le Monde, l’économiste de la culture Françoise Benhamou vient de suggérer aux institutions culturelles d’augmenter leurs prix. Elle invite à une réflexion « dans le domaine de la billetterie, pour que le visiteur paie ce qu’il est prêt à payer. Souvent c’est plus élevé que le prix demandé. »

Et cela sur le fondement d’un concept cher aux économistes mais pouvant paraître contestable dans ses fondements aussi bien que dans ses conséquences, celui du « consentement à payer ». Pour faire simple, pour fixer le montant du prix d’un bien ou d’un service, on s’efforce par différents moyens de déterminer le prix que le consommateur serait prêt à payer pour en bénéficier.

Si cette approche peut paraître utile pour fixer le prix d’un téléphone portable ou d’une machine à laver, son application se révèle plus délicate dans le secteur culturel (du moins celui qui dépend de la collectivité publique, directement ou indirectement, par opposition au secteur des industries culturelles comme l’édition ou le cinéma).

Un principe non transposable au monde de la culture

Dans l’économie de marché, l’objectif est de révéler ce que le consommateur serait prêt à payer pour accéder à un bien ou à un service, et cela dans l’objectif de fixer le prix le plus élevé possible sans pour autant décourager l’acheteur potentiel. Cela se comprend aisément car l’objectif ultime de l’entreprise est la profitabilité.

Transposé au monde des bibliothèques, des théâtres ou des musées, ce principe est largement caduc. Imaginons que vous veniez de l’étranger pour visiter l’un de nos musées ou de nos châteaux. Si ces derniers possèdent une forte notoriété et une attractivité reconnue, ils deviennent des attractions « incontournables ». Autrement dit, la question du prix deviendra seconde dans le choix du site à visiter, car la marge de choix est en définitive réduite pour la plupart des touristes. Comment en effet revenir dans son pays sans avoir découvert la tour Eiffel ou sans avoir rendu visite à la Joconde ?

Interrogé par le moyen d’enquêtes, ce même touriste pourra bien sûr suggérer qu’il aurait pu payer un prix supérieur à celui qu’il a effectivement acquitté, car ces lieux sont exceptionnels et l’expérience de visite unique. Est-ce pour autant la fin de l’histoire ?

On peut en douter, car c’est précisément sur ce précepte qu’a été fondée la politique de prix de nos grandes institutions culturelles, qui a vu le montant des droits d’entrée atteindre progressivement des seuils inédits dans le passé, avec trois ordres de conséquences.

Les effets pervers d’une augmentation des prix

Primo, l’augmentation générale des prix – contrairement à l’intuition – favorise la concentration des flux autour des institutions vedettes, laissant progressivement dans l’ombre des lieux moins « cotés ». Une fois payé 25 dollars pour entrer au Met, au MoMA et au musée Guggenheim (sans oublier le One World Trade Center et l’Empire State Building), que reste-t-il pour d’autres visites ? De même, une fois acquitté le prix d’entrée demandé au Louvre, à Orsay et à Versailles (sans oublier la tour Eiffel et l’Arc de Triomphe), que reste-t-il là encore pour d’autres visites ? Dès lors, comment prétendre parvenir à une meilleure répartition des flux de visiteurs pour éviter de longues files d’attente et un attroupement devant les œuvres phares de ces institutions ?

Secundo, l’augmentation générale des prix paraît contradictoire avec l’objectif éducatif des institutions culturelles, qui passe par la fidélisation des publics. Comment se familiariser avec l’art théâtral, la musique symphonique ou les arts plastiques si la fréquentation de ces institutions devient l’exception ? En effet, payer une fois dans sa vie une somme élevée pour visiter un grand château relève d’une logique différente de celle consistant à revenir régulièrement découvrir un nouvel aspect du lieu concerné. Or, la pratique culturelle étant cumulative, plus on va au théâtre, plus on a envie d’y retourner. De même, plus on devient familier des musées et plus on souhaite découvrir de nouvelles œuvres.

Tertio, le phénomène d’élitisation des institutions culturelles et d’exclusion des catégories les plus populaires (attesté par la dernière enquête sur les Pratiques culturelles des Français, même si l’effacement de la catégorie « ouvrier » apparaît comment un moyen d’en euphémiser la portée) apparaît comme en partie corrélé – bien que ce ne soit pas la seule explication – avec l’augmentation des prix que l’on observe depuis une vingtaine d’années.

Ainsi, comme l’indiquait l’économiste Xavier Greffe dès 1999, la hausse des prix des musées et des monuments empêche « de considérer qu’ils ne constituent pas un problème […] À coup sûr ils en constituent un pour les usagers pour lesquels c’est devenu un loisir cher, à durée donnée, ce qui pose des problèmes d’arbitrage et de concurrence » (p. 153).

Ce faisant, la logique d’augmentation des ressources propres des institutions culturelles, encouragée par les pouvoirs publics, entre progressivement en contradiction avec la mission qui leur est fixée par la collectivité publique, à savoir un accès le plus large possible aux productions de l’art, de la science et de l’esprit.

Dans cette approche paraissant déconnectée de la spécificité des institutions sans but lucratif et compte tenu de la valeur des bibliothèques pour nombre de nos concitoyens, ira-t-on jusqu’à imposer un prix d’entrée dans les lieux de lecture publique pour tenir compte du « consentement à payer » de certains d’entre eux ? Si les revenus de ces institutions pourraient possiblement augmenter, il est clair que le prix à payer serait exorbitant en termes de cohésion sociale, de développement du goût pour l’écrit et d’accès à la citoyenneté. Après tout, comme le disait Abraham Lincoln, « if you think education is too expensive, try ignorance ».

Du reste, prétendre agir en faveur de la démocratisation de la culture en accompagnant l’augmentation des prix par des mesures en faveur des jeunes et des publics relevant du « champ social » semble vain et inopérant.

Voici ce qu’indique la dernière publication du ministère de la Culture portant sur la fréquentation du patrimoine (Patrimostat, septembre 2021) :

  • 4 Français sur 10 ont renoncé à une visite au cours de l’année 2019 en raison d’un tarif jugé trop élevé. Le renoncement est plus important chez les individus disposant de revenus inférieurs au revenu médian (50 %).

  • Dans 82 % des cas de renoncement, le plein tarif était supérieur à 10 €. 74 % auraient accepté de s’acquitter d’un tarif adulte inférieur à 11 €.

Or, comme l’indique le ministère de la Culture dans la même publication, « entre 2010 et 2020, les tarifs d’entrée des musées nationaux ont augmenté en moyenne de 37 %. Cette évolution des tarifs est nettement supérieure au taux d’inflation en France (+11,3 % entre 2010 et 2020). »

Une question de stratégie

Ce dont ont besoin les institutions culturelles, ce serait donc moins d’un blanc-seing pour une mesure qui contribuera à éloigner certains publics des institutions culturelles que de la définition de stratégies ad hoc consistant à expliciter la mission de ces institutions et à déterminer sur cette base – au niveau micro et pour chaque institution en particulier – les types de revenus pouvant découler légitimement de son développement.

À titre d’illustration, la présence de restaurants et de boutiques, de même que la location d’espace, ne posent pas en général de problème particulier. Sachant par ailleurs que les approches en termes de « membership » restent embryonnaires dans notre pays, de même que les systèmes CRM (customer relationship management) intégrant en priorité la mission éducative de ces institutions. Mais cela relève moins d’une analyse macro-économique que du déploiement de politiques marketing raisonnées.

À ce titre, il semble que nous ayons moins besoin d’introuvables « nouveaux modèles économiques » de la culture que de nouveaux modèles de gestion et de pilotage des institutions sans but lucratif, dans le sens du service aux publics et de la poursuite de l’intérêt général.

De la même façon, c’est par une appréhension fine de l’économie du tourisme que l’on comprendra que notre pays a davantage à gagner à fidéliser les touristes étrangers et à accroître la durée de leur séjour (et par la même leurs dépenses) qu’à maximiser l’exploitation d’une rente patrimoniale qui pénalise en définitive les résidants. La représentation nationale sera-t-elle en mesure de le faire comprendre aux grandes institutions culturelles de notre pays ?

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