Menu Close

Interpellations pour trafic et usages de drogue : comment se fabrique le « délit de sale gueule »

Des agents de police  contrôlent un homme  à Sarcelles, au nord de Paris, le 3 février 2021.
Sur la base de quels critères les policiers procèdent-ils à des interpellations et arrestations ? Comment perçoivent-ils et justifient-ils le profilage policier ? Alain Jocard/AFP

Le profilage policier fait régulièrement l’actualité en France et à l’international, notamment après le décès de George Floyd le 25 mai 2020 aux États-Unis suivi du mouvement Black Lives Matter. En 2021, l’État français a été attaqué et condamné pour faute lourde après « les contrôles d’identité au faciès de trois lycéens » effectués en 2017 par des policiers dans une gare parisienne. La même année, six ONG françaises et internationales ont saisi pour la première fois le Conseil d’État sur la question des contrôles au faciès. Ces ONG qualifient les contrôles policiers fondés sur l’apparence de discrimination systémique, illégale selon le droit français et le droit international des droits humains.

Le profilage policier

Le profilage policier est initialement une technique d’enquête qui permet de dresser le portrait-robot d’un suspect après un crime ou un délit pour le retrouver, comme l’explique Tim Newburn dans son livre Handbook of Criminal Investigation sorti en 2007. Le profilage est peu à peu devenu un mécanisme de contrôle et de surveillance de certains groupes sociaux, en amont de tout acte illicite. Ce profilage policier repose, dans le cas français, sur des contrôles proactifs impulsés par des agents des forces de l’ordre présents sur le terrain, sur la base de critères particulièrement visibles à partir desquels les policiers divisent la population, en particulier le genre, l’origine ethnique, l’âge et l’attitude de la personne interpellée.

Les infractions à la législation sur les stupéfiants (ILS) constituent en France l’un des motifs d’interpellation et d’arrestation les plus fréquents : entre 2016 et 2020, 208 000 personnes sont en moyenne chaque année mises en cause pour ILS, ce qui représente 18 % de l’ensemble des mis en cause. Les jeunes hommes racisés et précaires sont surreprésentés parmi les mis en cause pour ILS : 91 % sont des hommes et 74 % ont moins de 30 ans. Les enquêtes de terrain de Didier Fassin ou de Jacques de Maillard et Matthieu Zagrodzki permettent de démontrer l’importance de l’origine ethnique, de l’âge, du genre et du niveau de vie supposés dans les interpellations et les arrestations. À ce titre, la guerre aux drogues peut aussi être considérée comme une guerre raciale et sociale.

Sur la base de quels critères les policiers procèdent-ils à des interpellations et arrestations ? Comment perçoivent-ils et justifient-ils le profilage policier ? Un des objectifs de ma thèse est d’analyser le profilage policier dans la répression contre les drogues dans une grande ville de province française.

Les résultats présentés reposent sur douze entretiens avec des policiers conduits dans le cadre de ma thèse en sociologie. Ces policiers appartiennent à différents services concernés par la lutte contre les usages et ventes de stupéfiants.

L’écriture inclusive est utilisée pour citer les policiers et policières rencontrés par souci, d’une part, d’anonymiser les agents interrogés (la part de femmes dans les services étant très faible) et d’autre part, de souligner l’importance du statut policier plutôt que du genre, dont l’influence sur les discours et pratiques ici analysés n’apparaît pas significative. Tous les policiers interrogés reconnaissent interpeller ou arrêter, dans l’immense majorité, des hommes racisés. Dans leurs discours et leurs pratiques, l’origine ethnique supposée des individus joue un rôle central dans la manière dont les policiers les catégorisent.

Les femmes jugées par les policiers moins capables de s’intégrer dans les trafics

Alors que les usages de drogues se féminisent depuis plusieurs décennies, la part de femmes parmi les interpellés pour ILS demeure stable. Si les policiers interpellent moins de femmes que d’hommes pour une ILS, c’est parce que la plupart des policiers rencontrés estiment que les femmes ont bien moins de chances de vendre ou consommer des drogues. Les policiers ont intériorisé des stéréotypes de genre selon lesquels les femmes seraient moins violentes, plus douces, plus craintives, plus conformistes et plus intelligentes, alors que des recherches récentes démontrent de la violence des femmes à travers l’histoire. Un.e policier.e explique par exemple que les femmes « ont plus peur de la police » que les hommes et qu’elles sont « plus prudentes, moins en marge de la société, plus structurées, plus intelligentes ».

Des agents de police contrôlent un vendeur ambulant de cigarettes à Garges-lès-Gonesse, le 3 février 2021
Si les policiers interpellent moins de femmes que d’hommes pour des stupéfiants, c’est parce qu’ils estiment que les femmes ont bien moins de chances de vendre ou consommer des drogues. Alain Jocard/AFP

Plusieurs agents des forces de l’ordre interrogés pensent aussi que les trafics sont tenus par des personnes arabes et musulmanes qui auraient une culture sexiste au sein desquelles les femmes ne pourraient s’intégrer.

Un.e membre des forces de l’ordre me dit ainsi que :

« si vous avez affaire à des trafiquants, s’ils sont plutôt nord-africains, donc plutôt de culture musulmane, la femme elle a rien à faire en responsabilités. Quand vous avez des trafiquants marocains, tunisiens, algériens, la place des femmes dans ces sociétés est quand même moindre ».

Ces stéréotypes de genre et culturalistes rendant improbable, voire impossible la présence de femmes dans les mondes de la drogue, ont déjà été analysés dans la thèse de Kathia Barbier qui s’intéresse aux facteurs expliquant l’invisibilisation des femmes dans les procédures pénales en matière de stupéfiants.

Une surreprésentation d’hommes racisés

Plusieurs policiers expliquent la surreprésentation de personnes racisées et précaires dans les ILS par une analyse historique et socio-économique : du fait de l’histoire coloniale française, les personnes racisées descendantes de l’immigration vivent dans de moins bonnes conditions socio-économiques que le reste de la population. L’engagement dans la vente de drogues viendrait donc répondre à des besoins financiers. Un.e policier.e considère qu’il s’agit d’une « question politique » liée à « l’époque de l’après-guerre » :

« Nous on était colonisateurs, donc on a demandé aux colonies de venir nous aider pour reconstruire le pays, on leur a construit, avec leur aide, des immeubles, des barres d’immeubles, sur la périphérie d’une ville, pour qu’ils soient logés, donc y a eu des enfants, des petits-enfants, des arrière-petits-enfants… Après, pourquoi y a des trafics de stupéfiants-là… Y a le chômage, les jeunes ne travaillent pas… Ils trouvent pas de boulot… »

Cette hypothèse est étayée par certaines recherches en sciences sociales selon lesquelles la délinquance des jeunes hommes racisés vivant dans les cités est liée à leurs conditions de vie et leur l’environnement. La vente de drogues répondrait à une frustration relative, pour reprendre la théorie de Robert K. Merton : la société prescrit des buts culturels (tels que l’enrichissement) et des moyens légitimes pour les atteindre (tels que le travail et les études). Certains groupes n’ont pas la même égalité d’accès aux moyens institutionnels légitimes : les populations issues de l’immigration ont moins de chances d’accéder à un certain niveau de diplôme, à certains postes et salaires. Il y a donc, pour ces groupes, une inadéquation entre les buts prescrits et les moyens légitimes pour y parvenir. En réponse, des individus vont innover en optant pour des moyens illégitimes (ici la vente de drogues) pour atteindre les buts culturels prescrits.

D’autres policiers considèrent que l’usage et la vente de drogues sont liés à des traditions culturelles qui se transmettent au sein de certaines communautés. Un.e policier.e dit ainsi que le trafic et la consommation sont « favorisés par les mœurs » de certaines populations :

« Les Nord-Africains fument du shit, c’est leur tradition. Les Antillais, c’est de l’herbe. Ils connaissent ça depuis petit, la consommation, ils savent qu’en vendant ils se font de l’argent donc voilà, ils le font. »

Un suspect est escorté par des policiers français lors d’une opération de démantèlement d’un trafic de drogue le 5 septembre 2013 dans la Cité de la Cayolle à Marseille
Plusieurs policiers expliquent la surreprésentation de personnes racisées et précaires dans les affaires de stupéfiants par une analyse historique et socio-économique. Anne-Christine Poujoulat/AFP

Cette manière culturaliste et communautaire d’envisager la consommation et la vente de drogues est critiquée par certains chercheurs : le fait que des drogues soient vendues dans certains quartiers et pas dans d’autres serait davantage lié à la structure et à l’histoire des réseaux de vente plutôt qu’à l’origine ethnique des résidents.

Les policiers se concentrent sur « ce qui brûle les yeux »

La focalisation sur les personnes racisées et précaires est aussi justifiée par plusieurs policiers du fait de la plus grande visibilité des activités illicites de ces populations : le deal de rue ou de cité est plus visible que le deal en appartement. Les policiers se concentrent sur « ce qui brûle les yeux », pour reprendre les mots d’une policière. Un.e policier.e explique qu’enquêter sur un vendeur inséré, « c’est pas le même investissement : il faut plus de temps, plus de travail, plus de moyens ». En se focalisant sur les hommes précaires et racisés, les policiers ont une cible facile.

Selon les services auxquels ils sont rattachés, les policiers ne sont pas toujours incités à mener de longues enquêtes coûteuses en moyens humains et financiers. Les policiers reproduisent donc les enquêtes précédentes, dans une logique hypothético-déductive mise en avant dans l’ouvrage de Gwenaëlle Mainsant. Un.e policier.e parle d’automatismes, expliquant qu’elle et ses collègues contrôlent spontanément :

« Du Nord-Africain essentiellement, du Turc, du Géorgien, les gens du voyage parce qu’on sait que c’est des clients, on les connaît bien » le [terme client désignant ici dans le jargon policier des personnes fortement susceptibles de commettre une infraction, ndla].

L’agent.e des forces de l’ordre emploie le terme d’engrenage :

« Des fois on essaie de se détacher de ces engrenages-là et on se dit ‘bon on va aller aussi contrôler ailleurs, et d’autres personnes’. […] Faut pas tomber dans ce schéma là effectivement quotidien. Mais c’est pas facile parce que… on sait qu’ils y reviennent. Mais effectivement, forcément si on ne cherche qu’eux on ne trouvera qu’eux. »

Certains policiers sont moins réflexifs sur leurs pratiques professionnelles. Un.e policier.e défend ces réflexes acquis durant la socialisation professionnelle policière en comparant le travail policier à celui d’un commercial vendant des contrats d’obsèques, omettant par-là les conséquences majeures que peut avoir l’action policière sur la trajectoire d’un individu :

« Vous êtes commercial dans les contrats obsèques, vous allez démarcher qui ? Les vieux, vous allez pas démarcher les mecs au lycée. Et c’est exactement pareil. Quand on sait que par exemple dans le trafic de stup’, des auteurs sont issus de certaines populations, les collègues vont pas perdre du temps à aller à l’hospice du coin pour aller faire des interpellations, ils en feront pas. Donc ils vont là où ils sont susceptibles de trouver quelque chose. »

« C’est du délit de sale gueule »

Quelques policiers attribuent la faible part de femmes, de personnes blanches et insérées dans les ILS aux préjugés des policiers. Un.e policier.e, critique envers son institution, parle de « délit de sale gueule » et affirme que « beaucoup d’usagers de produits stupéfiants sont faits au profil ethnique ». D’autres critères interviennent, comme l’attitude ou l’apparence des individus. Concernant l’attitude de l’interpellé, une agente des forces de l’ordre rapporte qu’un individu qui fume un joint mais qui est « propre sur lui, correct, qui répond correctement », repartira sans encombre. Plusieurs policiers admettent qu’une femme bien habillée avec une poussette sera bien moins soupçonnée et interpellée qu’un jeune homme en jogging sur un scooter.

es policiers fouillent un adolescent dans la cage d’escalier d’un immeuble le 12 janvier 2012 à la cité Bassens, Marseille
La focalisation sur les personnes racisées et précaires est justifiée par plusieurs policiers du fait de la plus grande visibilité des activités illicites de ces populations. Gérard Julien/AFP

Concernant l’apparence, un.e policier.e parle de « clichés du quotidien » qui orientent l’action policière.

Ces « clichés du quotidien » ont été documentés quantitativement par l’enquête de Fabien Jobard, René Lévy, John Lamberth et Sophie Névanen. Ces chercheurs ont pu déterminer qu’une femme a entre 1,6 et 10 fois moins de chances d’être contrôlée qu’un homme. Les hommes noirs et maghrébins ont bien plus de chances d’être contrôlés que les hommes blancs (entre 3,3 et 11,5 fois plus de chances pour un homme noir, entre 1,8 à 14,8 fois plus de chances pour un homme maghrébin). Concernant l’âge, les personnes de plus de 30 ans ont entre 3,6 et 100 fois moins de chances d’être contrôlées que des individus de moins de 30 ans. Les chercheurs ont aussi constaté que le fait de porter une tenue de « jeune » (jogging, basket…) accroît les risques de contrôle, bien que la variable de l’habillement soit moins influente que celles de l’origine ethnique, l’âge ou le sexe.

Les policiers bénéficient d’un pouvoir discrétionnaire important, et ils peuvent donc mettre en place, consciemment ou inconsciemment, un traitement différencié envers des minorités sociales et ethniques. Tous les individus ne sont pas également concernés par le risque de répression de leurs pratiques d’usages et de ventes de drogues. En conséquence, le profilage policier génère, pour reprendre les mots de Christine Guillain et Claire Scohier, « la criminalisation, non d’un comportement, mais bien d’individus membres de certains groupes au sein de la société ».

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 182,000 academics and researchers from 4,940 institutions.

Register now