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Japon, Inde, Haïti et ailleurs : ce que les toilettes publiques disent des sociétés

Scène issue de Perfect Days de Wim Wenders, dont le personnage principal est un nettoyeur de toilettes publiques à Tokyo. Wim Wenders, « Perfect Days », Master Mind

Le 6 décembre dernier, sortait en salle le film de Wim Wenders Perfect Days, qui met en scène le quotidien d’un employé municipal de Tokyo, Hirayama, chargé de nettoyer les toilettes publiques. Ce film met en évidence, s’il en était encore besoin, les différences sociales et culturelles dans les façons d’appréhender ce petit coin, sa visibilité dans l’espace public, mais également les questions d’hygiène et d’assainissement.

Il rend partiellement compte d’une expérience développée par le Tokyo Toilet Project lancé par l’ONG The Nippon Foundation, qui vise à réhabiliter 17 toilettes publiques de l’agglomération de Shibuya en œuvres d’art, toutes gratuites et utilisables par tous et toutes indépendamment du sexe, de l’âge ou du handicap.

L’une d’entre elles, réalisée par Shigeru Ban, est d’ailleurs équipée de cabines colorées et transparentes qui deviennent opaques quand on ferme la porte. Un dispositif qui permet, selon l’architecte, de répondre à deux préoccupations que peuvent avoir les utilisateurs concernant les toilettes : vérifier leur état de propreté et s’assurer que personne ne se trouve déjà à l’intérieur.

Toilettes transparentes, Shibuya.

En esthétisant les toilettes et en en faisant un élément ostensible du décor urbain, c’est-à-dire un outil de requalification de certains îlots de l’arrondissement de la capitale, ce projet donne à voir la place singulière que ces dernières occupent dans la culture nippone.

Néanmoins, s’il a vu le jour, c’est parce ce qu’un certain nombre de stéréotypes (les toilettes publiques étaient considérées comme sombres, malodorantes et effrayantes) en limitaient l’utilisation. Aujourd’hui encore, de nombreuses femmes hésitent à employer les commodités au Japon. Même au sein du pays leader des toilettes de haute technologie – où l’entreprise Toto participe au rayonnement de cette expertise synonyme de soft power –, ces stratégies d’évitement expriment à des degrés divers des processus de différenciation et d’exclusion.

Une préoccupation sociétale

Cet exemple permet de soulever des questions essentielles qui dépassent la singularité japonaise. Quelles stratégies adopter en matière d’implantation des toilettes publiques ? Quels choix de localisation ? Quelles dialectiques du visible et de l’invisible – de ceux qui les utilisent, ceux qui les entretiennent et des flux qui y sont rassemblés puis dispersés – se jouent dans et à travers ces lieux ?

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Cette perspective incite à dire que toute action envers les toilettes ne peut se contenter de se baser sur une seule unité géographique (comme un îlot ou un village), mais doit prendre en compte tous les effets que les toilettes, de leur localisation à leur entretien, ont sur la société. D’autant plus lorsque des toilettes, sublimées par l’art, en viennent à renforcer la centralité de Tokyo.

Partout dans le monde, les toilettes publiques témoignent de la complexité des espaces publics partagés. En Europe, les toilettes publiques sont souvent synonymes de saleté et de désagréments, et évoquent des espaces utilisés à des fins pour lesquelles ils n’ont pas été conçus : consommation de drogues, supports de graffitis et de tags, rencontres sexuelles ou abris (pour les personnes qui en sont privées), par exemple.

« Size matters », centre commercial Palladium, Prague. Erik Marcussen/Flickr, CC BY-NC-ND

Ce sont des espaces polyvalents qui matérialisent notamment des inégalités de genre. Les femmes ont davantage besoin de se rendre aux toilettes que les hommes (spécialement en période de grossesse et de menstruations) et elles y passent plus de temps, mais les toilettes fermées sont moins nombreuses que les urinoirs.

Par ailleurs, la présence de certaines catégories de populations (migrants, toxicomanes sans domicile fixe) peut susciter des réactions des pouvoirs publics donnant à voir des mécanismes de domination. Plus généralement, dans nos sociétés qualifiées de développées, savoir qui nettoie les toilettes au sein de la sphère domestique, sur le lieu de travail et dans l’espace public en dit souvent beaucoup sur les rapports de domination et la reproduction des rôles genrés.

Un tabou mondial ?

La question des excréments est souvent taboue. Pourtant, la préoccupation est telle que l’ONU célèbre depuis 2013 une « Journée mondiale des toilettes », rappelant qu’un tiers de la population mondiale ne bénéficie pas de lieu approprié pour ses besoins, ce qui engendre de nombreux problèmes : violences, exclusion d’activités sociales (notamment pour les femmes et les enfants), conséquences sanitaires (y compris la diffusion d’épidémies telle que le choléra). Une organisation spécialisée à but non lucratif promeut cette journée et de nombreux projets à travers le monde : la World Toilet Organization.

Campagne de sensibilisation contre la défécation en plein air (Kanadukathan, Tamil Nadu, Inde). En Inde, l’OMS a estimé qu’environ 520 millions de personnes déféquaient régulièrement à l’air libre en 2015. Le problème est particulièrement préoccupant dans les zones rurales, où 69 % des ménages ont déclaré ne pas posséder de latrines en 2011. Néanmoins, la situation s’est considérablement améliorée : le pourcentage de ménages pratiquant la défécation à l’air libre a diminué, passant de 39 % en 2015-2016 à 19 % en 2019-2021. Anthony Goreau-Ponceaud, Fourni par l'auteur

Ainsi, les questions logistiques et techniques sont multiples : fosses septiques à évacuer, façons dont on peut développer les toilettes sèches ou s’adapter au phénomène de défécation à l’air libre, systèmes de traitement et de recyclage des excreta, voire réutilisation des excréments pour l’agriculture

Le reflet de hiérarchies sociales

Les attitudes envers les toilettes peuvent être le reflet de hiérarchies sociales (entre ceux qui les utilisent, ceux qui les nettoient, ceux qui évacuent les déchets). En Haïti, posséder des toilettes est devenu un signe de prestige, surtout après le séisme de 2010, quand de nombreuses ONG ont aidé à leur construction. Toutefois, leur entretien est dédié aux bayakous, des vidangeurs qui effectuent leur travail sans aucune mesure de sécurité ni d’hygiène, et qui sont particulièrement méprisés par la société – bien que ce métier indispensable leur permette de vivre, ainsi qu’à toute leur famille, a priori sans risquer le chômage.

Cité Soleil, agglomération de Port-au-Prince, Haïti. Ces toilettes installées par des ONG suite au séisme de 2010 ont été rapidement démontées pour être revendues ou reconverties en abris. Alice Corbet, mai 2011, Fourni par l'auteur

Dans toute l’Inde rurale, l’évacuation manuelle des déchets reste la plus dégradante des pratiques. Alors même que l’interdiction de cette activité a été renforcée à travers une loi en 2013 (The prohibition of employment as manual scavengers and their rehabilitation Act), cette profession, essentiellement réservée aux basses castes et Dalits (Scheduled Castes) et aux tribus répertoriées (Scheduled Tribes) perdure.

Depuis 1993, l’ « Employment of Manual Scavengers and construction of Dry Latrines (prohibition) » interdit la construction de toilettes sèches mais ces dernières existent toujours et sont même paradoxalement remises au goût du jour pour des raisons d’accessibilité dans les zones non connectées aux réseaux d’égouts, parfois par des ONG des Nords.

Les toilettes sèches permettent la séparation des flux, la valorisation de ressources perdues et des économies substantielles en eau. À ce titre, cet assainissement écologique et décentralisé incarne en Occident une certaine idée de la transition écologique. Pourtant, en Inde, le caractère problématique de leur gestion (évacuation des excreta) est loin d’être synonyme de transition pour les populations les plus marginalisées. Cet exemple soulève tout le paradoxe lié à la circulation des dispositifs d’assainissement.

En pratique, le nettoyage manuel des latrines (« manual scavenging ») continue, avec l’aval des municipalités, dans les égouts bouchés des grandes villes. Les femmes, principalement, continuent à utiliser leurs mains pour nettoyer les matières fécales et les transporter loin des habitations. Le chemin de fer indien est l’autre grand employeur de femmes et hommes travaillant comme éboueurs manuels. En Inde, déféquer le long des rails est fréquent, notamment en ville.

Au sein des camps de réfugiés maliens, au Niger, des toilettes collectives ont été installées par les ONG dès 2012.

Latrine installée dans le camp de réfugiés d’Abala, au Niger. En raison des difficultés d’accès à l’eau, les latrines étaient rarement nettoyées mais bouchées une fois pleines puis déplacées, ce qui entraînait des problèmes d’hygiène et de contamination de la nappe phréatique. Lors de cette visite d’agents du UNHCR, les réfugiés demandaient d’adapter les latrines à leur culture, notamment en installant des patères pour que les habits ne traînent pas par terre. Alice Corbet, août 2014, Fourni par l'auteur

Elles ont été rapidement privatisées par les Touaregs nobles (Imajaghan) grâce à un cadenas sur les portes pour en interdire l’accès aux groupes sociaux moins valorisés. Toutefois, ces toilettes sont entretenues par les Bella (ou Iklan), considérés dans cette société très hiérarchisée comme des esclaves ou des serviteurs ayant peu de droits et de rémunérations et qui, eux, vivent aux marges des camps et n’ont pas le droit de les utiliser. Ils vont faire leurs besoins dans le désert. Censées être accessibles à tous, ces toilettes qui visent à préserver l’hygiène du camp en toute équité sont donc récupérées pour reproduire les mécanismes d’exclusion et de domination.

Des processus de hiérarchisation spatiale

Les toilettes peuvent également donner à voir des processus de hiérarchisation spatiale entre quartiers centraux des métropoles et les périphéries, entre espaces urbains et espaces ruraux.

Par exemple, si les grandes métropoles, en étroite filiation avec la révolution hygiéniste, ont largement développé des réseaux techniques d’égouts, le paradigme des toilettes reliées à un réseau centralisé semble désormais inadapté à la morphologie des villes des Suds.

Trop étalées, trop morcelées, trop polycentriques, elles ont également pour particularité d’accueillir une importante population flottante qui occupe des zones d’habitats informels et qui n’a pas le « droit » à être raccordée aux réseaux d’égouts.


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Ces villes dépendent donc d’infrastructures décentralisées ou temporaires qui, finalement, se pérennisent via différents arrangements pour leur maintenance. Ou alors, à l’instar de la zone d’habitats spontanés (ou slum) de Kibera (Nairobi), ce sont d’autres pratiques qui se développent comme les « flying toilets » qui consistent à se soulager dans des sacs en polyéthylène pour ensuite les jeter.

Des lieux violents

Les toilettes peuvent également être esquivées par crainte de violences ou d’insécurité, spécialement pour les enfants et les adolescents ou encore les femmes.

À travers le monde, l’absence de toilettes dans les écoles ou leur insalubrité excluent de nombreux enfants de l’éducation. C’est particulièrement vrai pour les filles qui, lors de leurs menstruations, ne peuvent se changer et restent chez elles, ce qui les exclut encore plus de la société. Le besoin d’uriner dans l’espace public pose également des enjeux autour du corps des femmes. Les femmes, ne peuvent pas aussi facilement que les hommes, uriner dans l’espace public. Lorsqu’elles le font, elles sont vulnérables, face au risque accru d’agressions sexuelles.

Entre l’espace privé ou public, quand elles sont partagées ou impensées comme dans le cadre des soins hospitaliers – les effets sociaux et émotionnels de la défécation dans un contexte hospitalier sont tout aussi répugnants, tant pour les patients que pour les professionnels et autres prestataires de soins –, l’installation et la gestion des toilettes prennent une importance réelle et peuvent même également être des enjeux de richesse.

Un enjeu hautement politique

Au-delà des tabous, des non-dits ou encore des processus d’artialisation, les toilettes sont au cœur de nos pratiques quotidiennes mais aussi des politiques publiques. Elles constituent donc un objet d’étude qui, loin d’être anecdotique, se trouve au croisement des enjeux du corps et de l’intimité, des mécanismes de différenciation et de hiérarchisation sociale, d’économies importantes et de questionnements éthiques.

Qu’elles soient visibles ou non, de haute technologie ou rudimentaires, qu’on en parle au pluriel (« les toilettes »), de manière plus hygiéniste (« le sanitaire ») ou avec familiarité (le « petit coin »), la question des toilettes est à la fois universelle et encore peu envisagée par les sciences humaines, même s’il y a récemment eu une relative vivacité académique pour le sujet Nous pouvons citer par exemple un essai sur les toilettes publiques, le programme de recherche et action sur les systèmes alimentation/excrétion et la gestion des urines et matières fécales humaines, ou encore l’appel à textes pour un numéro spécial de la revue Suds. Un début pour voir le petit coin plein de non-dits comme un grand témoin des enjeux de notre époque.

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