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Justice climatique : retour sur l’affaire des jeunes Portugais rejetée par la Cour européenne

A villager carries a branch as a wildfire approaches Zambujeiro village in Cascais, west of Lisbon, in July. De Melo Moreira/AFP

Il y a plus de trois ans, un groupe de jeunes Portugais a déposé une requête devant la Cour européenne des Droits de l’Homme (CEDH) mettant en cause 33 États signataires de l’Accord de Paris et leur incapacité à lutter de manière adéquate contre le dérèglement climatique.

Le verdict de cette requête était fixé ce mardi 9 avril, en même temps que deux autres : celle de l’association suisse des « Aînées pour la protection du climat » dénonçant des « manquements des autorités suisses pour atténuer les effets du changement climatique », et celle de l’Eurodéputé Damien Carême contre la France, motivée notamment par son inquiétude de voir sa ville de Grande-Synthe, dans le Nord « submergée dans 30 ans ». Ces trois affaires étaient inédites car jamais auparavant, la CEDH ne s’était prononcée sur la responsabilité des États en matière d’action contre le changement climatique.

Si la Suisse a finalement été condamnée, les deux autres requêtes ont, elles, été rejetées. Comment comprendre ces verdicts, point d’orgue d’affaires de justice climatique hors norme ? Et notamment la requête dite « des jeunes portugais » particulièrement suivie en raison du nombre de gouvernements visés et de l’âge des requérants, qui vont de 11 à 24 ans. Parmi les accusés figuraient de fait les 27 États membres de l’UE ainsi que le Royaume-Uni, la Suisse, la Norvège, la Russie, la Turquie et l’Ukraine.

Les bases de la requête

Ces jeunes portugais ont exprimé leur vive inquiétude face aux efforts insuffisants déployés par les gouvernements pour limiter le réchauffement de la planète à 2 °C par rapport aux niveaux préindustriels. Si le reste du monde faisait de même, la température mondiale augmenterait de 2 à 3 °C, selon Climate Tracker.

Les requérants déploraient également que leur mode de vie et leur santé soient menacés par les effets de la crise climatique, notamment à cause des vagues de chaleur et des incendies de forêt qui frappent chaque année le Portugal et qui les ont incités à lancer un financement participatif pour supporter leur action en justice en octobre 2017.

Les droits de l’homme à la rescousse de la justice climatique

Alors qu’on note, tout autour du globe, l’accroissement des procès de justice climatique, cette dernière affaire ambitionnait, comme d’autres avant elle d’établir un lien clair entre les violations des droits de l’homme et le dérèglement climatique. Le premier procès à avoir ouvert cette voie en 2015 était celui de la Fondation Urgenda aux Pays-Bas, dont l’action en justice a contraint le gouvernement à réduire les émissions de 25 % par rapport aux niveaux de 1990 au nom du respect des droits humains des plaignants.

Ce groupe de jeunes Portugais assurait lui que le dérèglement climatique a déjà eu des répercussions sur leur santé et qu’ils risquent de souffrir des problèmes de santé plus importants à l’avenir. Ils affirment également éprouver de l’anxiété après les incendies de forêt qui ont tué plus de 120 personnes au Portugal en 2017.

Selon eux, les gouvernements n’ont, à ce titre, pas respecté les obligations qui leur incombent en vertu de l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme assurant que « le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. »

Ces jeunes portugais affirmaient également que les gouvernements n’ont pas respecté l’article 8 qui stipule :

« Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

En l’absence d’un article spécifique sur la protection de l’environnement, ces articles 2 et 8 sont devenus des outils essentiels pour protéger les personnes contre diverses formes de pollution et d’autres nuisances. C'est également sur ces deux articles que se sont basés les deux autres requêtes dont le verdict a été rendu ce mardi 9 Avril.

Depuis l’affaire Lopez Ostra de 1994, où une mère espagnole portait plainte après avoir été contrainte de quitter son logement sur recommandation du pédiatre de son enfant en raison de la pollution causée par une station d’épuration, la Cour européenne des droits de l’homme interprète le droit au respect de la vie privée et familiale et le logement comme un droit humain de vivre dans un environnement de qualité, condition de survie, de dignité mais aussi de « paisibilité ». À travers l’article 8, la Cour reconnaît donc que le droit à la vie privée et familiale implique l’absence de nuisances environnementales dépassant un niveau acceptable.

Mais parier sur l’article 8 n’est pas toujours chose aisée, car la Cour européenne exige toujours qu’il existe un lien suffisamment direct entre la victime et le préjudice subi. Lorsque le risque pour la santé est discuté, la cour insiste sur la nécessité pour la « victime » confrontée à un « risque » d’avoir une « probabilité suffisante » de survenance de ce risque, et ce n’est que dans des circonstances très exceptionnelles que le risque d’une violation future peut conférer à un demandeur individuel le statut de « victime ».

Les jeunes ont enfin affirmé que les gouvernements, en ne prenant pas de mesures suffisamment ambitieuses pour lutter contre le dérèglement climatique, ont violé l’article 14, qui garantit, lui, le droit de ne pas subir de discrimination dans la « jouissance des droits et libertés énoncés dans la présente convention », arguant que le réchauffement climatique touche plus particulièrement leur génération.

Le défi climatique de la Cour européenne

L’affaire des jeunes portugais a donc finalement été jugée inadmissible et ce pour deux raisons principalement. Les jeunes portugais exigeaient de la Cour qu’elle se prononce sur la violation de la Convention européenne à l’égard du Portugal et 32 autres pays. Or, pour la Cour, cette demande excédait sa compétence territoriale. Elle explique dans l’arrêt Duarte Agostinho, qu’elle n’aurait pu se prononcer que sur sa compétence territoriale sur le Portugal à l’égard des jeunes, mais pas sur la compétence des 32 autres pays par rapport à la demande des jeunes portugais.

La Cour a estimé également que les jeunes portugais n’avaient pas épuisé les voies de recours internes au Portugal préalablement. Or, c’est une exigence de la Cour pour pouvoir accepter l’admissibilité d’un recours. Enfin, la Cour a rejeté l’affaire de jeunes portugais au motif qu’ils ne pouvaient exiger des autres pays des obligations positives au nom de la Convention européenne des droits de l’homme mais seulement du Portugal lui-même. La Cour a ainsi clairement posé ses règles et en quelque sorte ouvert de voies de recours à venir à condition de suivre les règles ainsi clairement posées.

La Cour a également jugé l’affaire Carême inadmissible en raison du manque de statut « de victime ».

La Cour a cependant statué de manière favorable aux requérantes dans une troisième affaire rendue aujourd’hui dans le cadre du contentieux Klimaseniorinnen contre la Suisse. En l’espèce, des femmes âgées suisses et une association avaient déposé une requête devant la CEDH en 2022 tenant à faire condamner la Suisse pour inaction climatique et violation des articles 2 et 8 de la Convention. La Cour a reconnu l’intérêt à agir de l’association tout en rejetant l’admissibilité du recours concernant les 4 femmes. La Cour a reconnu que la Suisse a une politique réglementaire climatique lacunaire et que son action n’est pas cohérente avec l’urgence requise.

Elle a également estimé que les objectifs de réduction de gaz à effet de serre de la Suisse ne correspondaient pas aux objectifs fixés dans l’Accord de Paris – que la Suisse a ratifié en 2016-. La Cour a ainsi déclaré que la Suisse avait violé l’article 8 de la Convention, en ce que la qualité de vie des requérantes peut se voir affectée. Mais elle a indiqué que compte tenu de la marge d’appréciation des États dans la mise en œuvre de la Convention, c’est au Gouvernement suisse de déterminer quelles mesures seront prises pour rétablir la situation.

Le futur de la Justice climatique après les décisions du 9 avril 2024

Il est certain qu’il y aura un avant et un après suite aux trois décisions rendues ce jour.

Le jugement contre la Suisse est certainement très positif mais il ne contraint cependant pas la Suisse à agir de façon déterminée dans un temps défini. Néanmoins, la Suisse a été condamnée à payer 80.000 euros à l’association plaignante afin de couvrir les frais de justice.

Il existe actuellement plusieurs autres affaires climatiques pendantes devant la CEDH qui attendent d’être jugées. La décision Klimaseniorinnen contre la Suisse ouvre ainsi une porte à de futurs recours qui pourront avoir la même issue. D’autres États après la Suisse pourraient se voir bientôt condamnés par la Cour du fait de leurs politiques climatiques défaillantes ou insuffisantes et des conséquences négatives pour les droits humains issus de la Convention européenne des droits de l’homme. Aucun pays n’est désormais à l’abri d’une condamnation de la CEDH à cause des effets sur les droits de l’homme du fait de leur retard dans la mise en œuvre des objectifs de réduction dictés par l’Accord de Paris.

Enfin, ces décisions, même celles de rejet (Carême et Duarte Agostinho) ont une portée importante pour l’avenir de la Justice climatique en Europe. Les trois marquent le chemin d’avenir et cadrent les conditions dans lesquelles les gouvernements doivent agir en faveur de la lutte contre le changement climatique. La Cour a bien fixé les règles. Désormais, les jeux sont faits et le sort est jeté. Les États membres du Conseil de l’Europe auront intérêt à réajuster leurs politiques de réduction de GES au risque de se voir retoquer par la CEDH.

This article was originally published in English

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