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Laïcité ou islamophobie ? De la Belgique à la France, le brouillage des catégories racistes

Les différentes acceptions de laïcité et de neutralité, dans l'espace belge ou français, rendent parfois les discours politiques confus. Pexels/Mike Chzi, CC BY-NC-ND

Les polémiques autour de l’islam ont de nouveau agité la rentrée scolaire française, notamment en raison de l’interdiction du port de l’abaya à l’école. En Belgique aussi, le sujet crispe.

Début septembre, la militante Nadia Geerts dénonçait la présence d’une salle de prière clandestine dans les locaux de l’Université libre de Bruxelles (ULB) qui a ensuite déclaré l’interdiction de ce lieu. Cette décision a déclenché de vives réactions d’opposition, notamment de la part de jeunesses politiques et de syndicats étudiants.

Le monde politique bruxellois a lui aussi été éclaboussé par une controverse suite au refus du parti libéral (Mouvement réformateur) de soutenir la nomination d’une échevine voilée au sein de la commune de Molenbeek. Ces polémiques ont en commun de faire circuler un terme dont le sens est en négociation permanente entre acteurs médiatiques, militants et politiques : l’islamophobie.

L’islamophobie, un terme mouvant

Le terme islamophobie émerge entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle et dispose de deux acceptions : un traitement différencié des musulmans dans l’administration coloniale française en Afrique occidentale et un préjugé contre l’islam.

Pourtant, il n’est mis que très progressivement en circulation dans le débat public sous l’influence des milieux britanniques antiraciste, politique et académique dans les années 1990 avant d’être complètement popularisé à la suite des attentats du 11 septembre 2001. Aujourd’hui, malgré un usage croissant, la définition du terme reste instable et disputée. D’une intolérance de l’islam, le terme est devenu pour certains, l’expression d’une nouvelle forme de racisme.

Ainsi, dans les débats, le concept d’islamophobie vient régulièrement en charrier d’autres tels que celui de laïcité en France ou de neutralité en Belgique, parce qu’il questionne en partie la place accordée aux revendications religieuses.


CC BY-NC-ND

« Controverses » est un nouveau format de The Conversation France. Nous avons choisi d’y aborder des sujets complexes qui entraînent des prises de positions souvent opposées, voire extrêmes. Afin de réfléchir dans un climat plus apaisé et de faire progresser le débat public, nous vous proposons des analyses qui sollicitent différentes disciplines de recherche et croisent les approches.

La série « » laïcité » » s’attache à décrypter les possibles incompréhensions, les polémiques mais aussi usages de ce terme et de ce qu’il recouvre au sein du débat public.


Indétermination belge

Contrairement à la France, la Belgique dispose d’une séparation souple entre religion et État qui autorise la reconnaissance et le financement des cultes et facilite les accommodements, notamment religieux. En effet, le pays n’est pas un état laïc mais un état neutre où ce qu’il convient d’entendre par neutralité reste largement indéterminé et débattu. Les discours politiques sont souvent le lieu privilégié de ces débats où le terme neutralité recouvre des réalités très éloignées en fonction de la position idéologique du locuteur :

Tweet d’un député écologiste bruxellois.
Tweet du président du Mouvement Réformateur, Georges-Louis Bouchez.

Cette indétermination rend donc aussi bien possible une restriction ou une permission de la visibilité religieuse dans l’espace public. Si l’islamophobie est aussi un objet de débat en Belgique, les discussions sont moins passionnées qu’en France parce que le concept circule dans un contexte où la place du religieux est moins contestée. Des travaux ont d’ailleurs montré que le terme islamophobie se trouve moins problématisé dans le débat belge que le débat français :

La figure du djihadiste rassemble les peurs, Le Soir (quotidien belge), 24 janvier 2015.
Alexandre Del Valle, Le Figaro, 25 septembre 2001.

Cependant, ces polémiques autour de l’islam invitent à nous interroger sur l’évolution de la perception qu’une société a du racisme. En effet, lorsqu’on observe la circulation du terme au fil du temps, on constate un glissement de sens allant d’un préjugé religieux non condamnable à un nouveau racisme. Dans un article à paraître, nous montrons que ce glissement est visible dans le discours médiatique en même temps que le terme se généralise, notamment sous l’action d’acteurs antiracistes.

Un nouveau racisme dans l’antiracisme ?

Si la plupart des chercheurs s’accordent pour dire que l’islamophobie est une idéologie semblable au racisme, ce rapprochement entre les deux concepts n’a pas toujours explicitement prévalu dans les discours de l’antiracisme belge. Parfois niée, parfois revendiquée, l’assimilation entre islamophobie et racisme est plutôt le résultat d’une construction progressive de la part des acteurs antiracistes.

Les polémiques autour de l’islam invitent à nous interroger sur l’évolution de la perception qu’une société a du racisme. Unsplash/Rob Curran

Ces derniers sont nombreux en Belgique francophone mais les deux principaux sont : Unia et le Mrax. Le premier est une institution publique indépendante qui existe depuis 1993 et le second, considéré comme l’équivalent du Mrap en France, est créé en 1950 par des résistants juifs. Du côté des associations dédiées à la lutte contre l’islamophobie, le pays dispose depuis 2014 d’un acteur emblématique : le CIIB, précédé par Muslim Rights Belgium (MBR) en activité entre 2012 et 2014.

D’abord entendu comme une intolérance vis-à-vis de l’islam, le terme devient progressivement une manifestation implicite du racisme avant d’être considéré comme un racisme à part entière au début des années 2010.

L’ambigüité du terme

Ce rapprochement islamophobie-racisme n’empêche pourtant pas l’ambigüité du terme qui conserve une importante polysémie. À titre d’exemple, dans les discours du CIIB, l’islamophobie renvoie à la fois à un racisme, une peur de l’islam (entre 2014 et 2018) et une forme de violence à l’encontre d’une personne musulmane ou supposée telle.

Des tentatives pour réduire cette polysémie ont été développées, notamment chez Unia qui distingue en 2008 l’islamophobie infractionnelle de l’islamophobie non infractionnelle. Il peut s’agir tant de propos que d’actes punissables par la loi belge anti-discrimination. Plusieurs exemples en témoignent :

« Suite à sa conversation à l’islam, une personne subit des coups et blessures de la part des membres de sa famille. »

« Dans le cadre d’une plaidoirie dans une affaire de divorce, un avocat entretient clairement des propos islamophobes afin de convaincre le juge de donner la garde au parent non musulman. »

Cependant, cette distinction n’est pas toujours reprise par les autres acteurs qui, le plus souvent, tentent de faire reconnaître l’islamophobie comme un tout condamnable en la définissant par exemple comme « une violation des droits de l’homme ».

Un concept en discussion permanente

La polysémie du concept va également engendrer des discussions voire des crispations au sein de l’antiracisme belge (chez Unia et au Mrax) contraignant les acteurs à débattre de la dénomination islamophobie pour en négocier le sens.

En effet, au Mrax notamment, le terme fait débat et divise le mouvement entre une branche plus universaliste et une autre plus favorable à la particularisation des racismes.

Elle perçoit dans le terme une tentative d’empêcher la critique du religieux. L’autre branche, plus particulariste, est plus encline à l’usage du terme. Ce débat renvoie de manière plus globale à un clivage désormais bien installé dans l’antiracisme entre universalistes et particularistes, pour plus de précisions sur ce débat, nous renvoyons vers un travail paru antérieurement.

La question structurante de ces discussions est toujours de situer la frontière entre la critique du religieux et la haine des personnes. Unsplash/José Martin Ramirez Carrasco, CC BY-NC-ND

Ces moments de débat s’observent par le recours au métadiscours, ou autrement dit, les mots qui discutent le sens d’autres mots, que nous utilisons parfois dans des conversations courantes pour préciser nos conceptions sur un même objet.

La question structurante de ces discussions est toujours de situer la frontière entre la critique du religieux et la haine des personnes. En effet, le terme islamophobie oblige les acteurs à des explicitations constantes dans lesquelles ils précisent que la phobie de l’islam ne peut être condamnable que lorsqu’elle induit des actes de discriminations à l’encontre de personnes.

Si ces débats existent pour l’ensemble des acteurs étudiés et témoignent d’un travail de cadrage du concept, ils sont progressivement neutralisés dans les discours d’Unia et du Mrax par l’assimilation islamophobie-racisme. En revanche, les acteurs de la lutte contre l’islamophobie ne cessent pas d’user de ce métadiscours qu’ils mobilisent comme un argumentaire en faveur de la dénomination. Il existe pourtant des dénominations alternatives, comme racisme anti-musulman, mais qui ne parviennent jamais à s’installer durablement dans le débat public.

Le terme antisémitisme pourrait suggérer un débat similaire, pourtant il est absent des discours des différents acteurs, témoignant par là d’un terme moins problématisé et dont le sens semble déjà bien intériorisé.

La plasticité des phénomènes sociaux

Ce travail de cadrage peut également se comprendre par la plasticité des phénomènes sociaux accolés au terme islamophobie. Les controverses sur l’interdiction du port du voile en milieu scolaire ou professionnel ou sur l’interdiction de l’abattage rituel sont représentatives de cette réalité malléable. En étant tantôt exclues, tantôt incluses du champ de l’islamophobie, elles participent à brouiller les frontières du phénomène et à renforcer la nature polémique du terme.

Si l’accusation d’islamophobie gagne en légitimité jusqu’à permettre parfois une modification des règlements d’ordre intérieur et des actions en justice, c’est parce que le concept à fait l’objet d’un cadrage de la part de différents acteurs sur le temps long.

Ce que les récentes polémiques autour es termes lïcité et islamophobies montrent, c’est que nos représentations du racisme sont en train de changer. Hal Gatewood/Unsplash

En étant progressivement assimilée au racisme dans les discours de l’antiracisme belge, la notion d’islamophobie s’est appuyée sur un concept à la fois sémantiquement plus stable dans l’imaginaire collectif (bien que comme tous les concepts sociaux, il reste débattu), plus chargé historiquement et plus solide juridiquement.

Cependant, ce que ces récentes polémiques montrent surtout, c’est que nos représentations du racisme sont en train de changer. Si la dénomination islamophobie oriente déjà le débat vers un enjeu religieux en raison de son étymologie, elle a avant tout brouillé les catégories du racisme ordinaire en s’appliquant à des mesures de restriction de la visibilité religieuse.

L’assimilation islamophobie-racisme évacue alors progressivement du débat la question des motivations de ces mesures de restriction qui deviennent, à priori, considérées comme racistes. En définitive, les passions se déchaînent souvent sur ce concept parfois moins en raison de son instabilité sémantique que de la nouvelle conception du racisme qu’il induit et qui met sous pression nos sociétés sécularisées.


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