Alors que les violences faites aux femmes ont souvent pour but de maintenir leur soumission à un ordre patriarcal, à quand remonte la vision négative de la femme échappant au contrôle masculin ?
La féminité source de vie
Dans l’Égypte ancienne, la féminité est exaltée, jamais méprisée ni condamnée, comme le montre le culte de la déesse Hathor, principe féminin essentiel. Les Égyptiens de l’époque des pharaons concevaient la virilité et la féminité comme deux puissances différentes et complémentaires, mais nullement subordonnées l’une à l’autre.
Bien sûr, la féminité pouvait être violente. La déesse féline Sekhmet était là pour le rappeler. Cependant, même sous cet aspect sanguinaire, elle est envisagée de manière positive. Elle est redoutable, mais sa cruauté ne frappe que les coupables. Sekhmet fait de l’excès de zèle, si bien que les hommes et même les pharaons la craignent, mais ils n’ont qu’à bien se tenir !
C’est en Mésopotamie qu’apparaît pour la première fois la figure de la femme fatale, ce danger féminin qui hante encore notre imaginaire contemporain, notamment à travers la bande dessinée et la chanson, où ce thème est parfois repris de manière humoristique. On pense à Britney Spears : Oops ! I did it again.
Dans la seconde moitié du IVe millénaire av. J.-C., les habitants d’Uruk, cité-Etat du sud de la Mésopotamie, se disaient protégés par une grande déesse nommée Inanna ou Ishtar. Une divinité de la fertilité, source de toute vie, garante de la reproduction des hommes et des animaux. Les rois se prétendaient les amants de cette déesse. Leur union est décrite, dans les textes sumériens, comme un véritable mariage, remontant à une figure royale mythique : le berger Dumuzi, premier époux humain d’Ishtar et premier roi. Les souverains successifs prenaient ensuite la place de Dumuzi auprès de la déesse.
Mais ce rôle d’Ishtar fut ensuite considéré comme dérangeant, sans doute à partir du début du deuxième millénaire av. J.-C. Les souverains préfèrent alors se choisir des dieux protecteurs de sexe masculin et le thème de l’union avec la déesse disparaît du discours officiel.
L’invention de la femme fatale
La célèbre épopée de Gilgamesh, roi légendaire d’Uruk, rend compte de ce renforcement du patriarcat. L’œuvre, dans sa version plus récente qui pourrait dater du XIe siècle av. J.-C., est connue par une copie retrouvée sur une série de tablettes cunéiformes dans le palais de Ninive, au nord de l’Irak actuel.
Dans la tablette VI, Ishtar est présentée sous un jour extrêmement négatif. Elle demande en mariage le héros Gilgamesh qui la repousse violemment. Il lui lance à la face une série d’insultes : elle est un brasier qui s’éteint lorsqu’il fait froid, une porte battante qui ne retient pas les courants d’air, une chaussure qui blesse le pied qu’elle devrait protéger, un palais qui s’écroule sur ses fidèles gardiens, un éléphant qui provoque la chute de son cornac… Bref, elle est l’incarnation d’une féminité défectueuse qui met en danger la vie d’autrui.
De là à considérer les femmes comme un problème social, il n’y a qu’un pas. D’autant plus que Gilgamesh associe à ces défauts l’idée d’une souillure : Ishtar est comme du bitume qui colle à la peau et salit celui qui le touche.
Mais la pire des accusations est qu’elle provoque l’impuissance, voire la mort de ses amants. Déesse de la procréation et de la vie sans cesse renouvelée, Ishtar devient une divinité pourvoyeuse de mort. Gilgamesh dresse la liste des amants qu’elle a anéantis. Un bel oiseau multicolore, symbole phallique, qu’elle a amputé de ses ailes. Un vigoureux lion, autre image de la virilité, qu’elle a tué en le faisant tomber dans le piège qu’elle avait elle-même creusé. Un magnifique étalon auquel elle a fait subir toutes sortes d’humiliations.
La dernière des victimes d’Ishtar se nomme Ishullanu, un brave jardinier, que la méchante a transformé en crapaud. Encore une métaphore de la castration. Le jardinier était chargé d’arroser et de fertiliser le sol. Eau et sperme étant étroitement liés dans la poésie sumérienne.
Devenu crapaud, Ishullanu est réduit à l’impuissance. « Tu l’as condamné à demeurer dans son jardin, qu’il ne peut désormais ni fertiliser ni arroser », s’écrie Gilgamesh. Le jardin va disparaître. Vie et régénération sont anéanties par la déesse.
Ce passage de l’épopée de Gilgamesh retourne systématiquement dans un sens négatif les qualités prêtées auparavant à la déesse. L’idée d’une féminité dangereuse s’impose.
Finalement, Gilgamesh triomphe de la déesse en tuant le taureau qu’elle a lâché sur lui pour se venger de ses insultes. « Regagne donc ta place dans l’ombre du mur », lance-t-il à la femme vaincue. Il regrette seulement de n’avoir pu la tuer : « Si je t’avais attrapée, je t’aurais fait la même chose (qu’au taureau) et je t’aurais couverte des entrailles de la bête ».
Le fléau féminin
Une véritable idéologie misogyne est également à l’œuvre dans la mythologie grecque. Pandore, première femme de l’humanité, est décrite comme une malédiction, conçue par Zeus, le roi des dieux, pour punir les hommes qui espéraient s’émanciper de la domination divine. Ils avaient découvert l’usage du feu. Ce progrès technique devait absolument être compensé par une régression, un handicap nouveau pour l’humanité : la femme.
Elle est « l’engeance maudite », le « terrible fléau installé au milieu des hommes », écrit le poète grec Hésiode (Théogonie, 591-592). Parce qu’elle n’a pas su résister à l’envie d’ouvrir une boîte remplie de maux, elle a laissé se répandre sur l’humanité les malheurs qui, depuis, affligent les humains : la souffrance, le vieillissement, la mort.
L’auteur grec Athénée de Naucratis abonde lui aussi dans ce sens : « Les guerres les plus terribles ont été provoquées par des femmes », écrit-il (Deipnosophistes XIII, 10). Il pense à des filles trop séduisantes, comme la Belle Hélène, véritable cause de la Guerre de Troie.
La séductrice monstrueuse
Circé nous offre un autre exemple de femme aussi attirante que terrifiante. Déesse et magicienne, elle invite les hommes dans son palais, les empoisonne et les transforme en bêtes : lions, loups ou porcs. Heureusement, le héros Ulysse parvient à la dominer.
Dans les mythes grecs, on rencontre aussi des monstres féminins, cette fois éliminés physiquement, comme la Sphynge, sphinx femelle vaincu par Œdipe. Une féminité hybride et bestiale : tête de femme, corps de lion, ailes d’aigle et queue de serpent. Vaincue, elle se suicide.
Les Sirènes font elles aussi figure de tentatrices et tueuses d’hommes. Hybrides comme la Sphynge, elles possèdent de beaux visages de jeunes filles perchés sur des corps d’oiseaux. Par leurs chants suaves, elles attirent les marins vers de périlleux rivages. Là, une fois que leurs navires se sont fracassés sur les récifs, elles les dévorent, ne laissant autour d’elles que des amas d’os.
C’est encore Ulysse qui réussit à les vaincre. Il les humilie si bien qu’elles se suicident. Gilgamesh, Œdipe, Ulysse, autant d’hommes qui, pour avoir vaincu de monstrueuses femelles, dévoreuses ou ensorceleuses, sont consacrés comme des héros dans des sociétés patriarcales.
Eve et Pandore : Oops !
Dans la Bible, Pandore a pour équivalent Ève. Encore une femme vue comme un danger. Une féminité responsable des malheurs des humains. Adam, le premier homme, est chassé du paradis terrestre à cause du péché commis par le prototype de la femme. Comme le dirait Britney Spears, « Oops I did it again ! I’m not that innocent ».
Depuis l’épopée de Gilgamesh, toutes ces histoires culpabilisantes ont pour but de légitimer le contrôle exercé par les hommes sur des créatures jugées instables et toujours potentiellement nocives, pour peu qu’elles échappent à la domination masculine.
C’est dans la continuité de ces très anciens stéréotypes que des femmes se font encore assassiner aujourd’hui.
Christian-Georges Schwentzel dédicacera ses deux derniers livres, « La fabrique des chefs » et « Les quatre saisons du Christ », aux Rendez-vous de l’Histoire de Blois, samedi 13 octobre 2018, de 17h à 18h, sur le stand des éditions Vendémiaire.