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La France est-elle vraiment un pays assimilationniste ?

Des fidèles assistent à une conférence de presse organisée à la mosquée de Chartres. Jean-François Monier/AFP

C’est bien connu : les sociologues et leurs penchants multiculturalistes ne font, au final, que fournir des excuses à la radicalisation des jeunes musulmans. Il suffirait donc de fermer les facultés de sciences sociales et de renouer enfin avec la bonne vieille tradition assimilationniste à la française pour porter un coup fatal au développement du terrorisme… Mais qu’est-ce donc que cette supposée tradition ? Quelles en sont les composantes politiques et historiques ?

Assimilation et « guerre des races »

La question de l’assimilation émerge dans le débat public au XIXe siècle. Le problème alors est non pas celui des étrangers en France, mais celui de la place des juifs dans la société française. L’assimilation est présentée comme la réponse apportée à une « guerre des races » annoncée par les intellectuels antisémites (La France juive d’Edouard Drumont). L’assimilation apparaît comme un pacte social : la possibilité de maintenir une spécificité culturelle et religieuse dans une sphère strictement privée en échange d’un soutien plein et entier au projet de construction nationale.

Il faut réinscrire ces débats au sein d’un effort de recomposition des structures politiques et culturelles françaises : la « dé-provincialisation » du territoire français, l’effacement de la segmentation culturelle et linguistique régionale par l’imposition d’une école obligatoire et gratuite, ou encore la conscription. L’assimilationnisme s’intéresse donc d’abord à ces « autres » de l’intérieur que sont les Juifs, et plus largement à forger une identité collective par delà cette mosaïque identitaire que sont les régions françaises.

Or, comme souvent, cette politique nationale a eu un pendant colonial. Fallait-il inclure les populations colonisées dans le projet unificateur français ? Pour contrecarrer la dynamique d’expansion des droits, les opposants imaginent le concept d’ « assimilabilité » : il y aurait des caractéristiques culturelles et raciales chez populations indigènes qui les rendraient incapables de soutenir le pacte social universaliste.

La mission de Tocqueville en Algérie, en 1840-1842, avait ainsi pour objectif d’étudier les structures tribales algériennes afin de mesurer le degré d’assimilabilité de ces populations. Les conclusions de la mission hantent encore aujourd’hui les débats sur l’intégration des étrangers : l’assimilabilité est d’abord fonction du degré d’islamisation. Les tribus arabes, dépeintes comme profondément religieuses, mais aussi polygames, nomades et peu enclines au travail, sont considérées comme les plus éloignées du standard national.

Le statut personnel religieux, établi sous Napoléon III, dissocie nationalité et citoyenneté sur une base religieuse et entérine une hiérarchie ethno-religieuse.

La reddition d’Abd el-Kader en Algérie (1847), par Augustin Régis. DR

L’affaire se corse à la fin du XIXe siècle. La France a recours à l’immigration – essentiellement issue des pays limitrophes : Belgique, Italie, Espagne… – pour compenser une démographie déclinante. L’État adopte le jus soli (droit du sol) pour accorder à ces étrangers la nationalité française. Là encore, cet événement a une facette algérienne. L’Algérie, mais aussi la Tunisie, attirent une forte population immigrée, essentiellement des Espagnols et des Italiens. Les Français sont en passe de devenir une minorité, ce qui apparaît comme une menace pour le maintien de la souveraineté française sur ce territoire. La loi de 1889 résout ce problème en ouvrant la voie de la naturalisation à ces immigrants. Là encore, le statut religieux agit comme un filtre qui permet à ces nouveaux nationaux d’accéder à l’égalité des droits sans que celle-ci soit étendue aux indigènes musulmans.

Pendant la période coloniale, la politique assimilationniste se voit attribuée plusieurs constituants essentiels : l’école, l’armée, le droit du sol. Mais c’est une politique sélective, racialisée, inégalitaire, qui trouve ces garde-fous dans les concepts d’assimilabilité, de hiérarchie des races et des religions.

Assimilation et lutte des classes

Un autre chapitre de l’histoire de l’assimilationnisme français démarre après la Première Guerre mondiale en métropole. À cette période, l’ethnicisation religieuse devient un instrument de gestion de la main-d’œuvre avec l’assentiment des pouvoirs publics. La France portée par la croissance des années d’après-guerre a un fort besoin de main-d’œuvre. La gestion de l’immigration est confiée à un consortium d’entrepreneurs : la Société générale d’Immigration.

La Pologne, à nouveau indépendante en 1918, constitue une source privilégiée de main-d’œuvre. L’avantage des travailleurs étrangers aux yeux des entrepreneurs est qu’ils ne sont pas syndiqués. Afin de les prémunir de toute « contamination », les entreprises (en particulier l’industrie minière) passent un accord avec l’Église catholique polonaise afin qu’elle fournisse des prêtres qui vont organiser la vie communautaire polonaise dans les corons. Les prêtres ont pour mission, entre autres, de préserver les immigrants des suppôts syndicalistes.

Le schéma va se répéter pour les autres populations européennes : les Églises espagnoles, italiennes ou portugaises se diffusent sur les lieux d’immigration, puis après les indépendances pour les immigrations musulmanes. C’est la raison pour laquelle les organisations représentatives au sein du Conseil français du Culte Musulman (CFCM) sont aujourd’hui en étroite relation avec les États d’origine : la mosquée de Paris en lien avec l’Algérie, le Rassemblement des Musulmans de France avec le Maroc, le Comité de coordination des musulmans turcs de France et le Millî Görus avec la Turquie.

La Grande Mosquée de Paris, liée à l’Algérie. Jean-Pierre Dalbéra/Flickr, CC BY

Pour contrecarrer cette entreprise de gestion par l’ethnicité religieuse, les syndicats prennent en charge la socialisation des immigrants : cours du soir en français, aide à la naturalisation, etc. Ces syndicats apparaissent comme le véritable creuset de l’assimilation de la main-d’œuvre immigrée au sein de la classe ouvrière jusque dans les années 1970.

Une nouvelle période démarre en 1974 avec la fermeture des frontières qui modifie en profondeur la dynamique migratoire. Elle diminue en effet l’immigration de travail tout en poussant les migrants à faire venir leur famille. L’installation (et l’apparition des « deuxièmes générations ») survient dans un contexte de désindustrialisation de l’emploi immigré et d’érosion de structures syndicales.

Dès lors, encourager la préservation des référents identitaires et religieux va servir le nouvel objectif de la politique migratoire française : favoriser le retour chez eux des immigrants. En parallèle, l’État accompagne la mise en place de nouvelles structures d’encadrement de la main-d’œuvre : les Amicales de travailleurs algériens, tunisiens et marocains. Ces associations servent de lieux de sociabilité, fournissant des cours d’arabe aux enfants, des services religieux aux adultes, etc. Les enseignants accompagnent les imams comme agents des États d’origine. Le terme d’« assimilation » est alors remplacé par celui d’« intégration ». Mais la politique reste tout aussi paradoxale, alliant accès au droit et dispositifs de retour vers les pays d’origine : politique de la ville et aide au retour dans les années 1980, puis lutte contre les discrimination et co-développement dans les années 1990.

Aujourd’hui, le retour du refoulé

À travers ce bref tableau historique, on voit donc que l’assimilationnisme à la française est, depuis ses origines, une idéologie sélective et non universaliste. Sa mise en œuvre, qui répondait d’abord à des impératifs intérieurs, s’est accompagnée d’une multitude de contre-politiques et stratégies qui visaient à l’ethnicisation de populations dites non assimilables. Cette ethnicisation a pu servir à diverses fins : mise à l’écart des indigènes, gestion de la main-d’œuvre, instrument d’une politique de retour. L’assimilationnisme n’est donc pas une doctrine homogène, mais une dialectique dont les effets historiques sont encore visibles aujourd’hui.

La mise en avant par le parti « Les Républicains » du terme d’assimilation intervient dans un contexte nouveau : l’éthique néolibérale, qui sous-tend cette prise de position, place sur les individus la responsabilité de leur propre « assimilation ». Et celle-ci, sur fond de redéfinition rigoriste de la laïcité et de montée de l’intégrisme. La situation actuelle fait ainsi écho au renoncement au statut personnel religieux auquel devaient consentir les Algériens musulmans pour pouvoir bénéficier de la citoyenneté française.

Mais, plus encore que l’intégration des primo-arrivants, c’est la question de la place des descendants d’immigrants qui caractérise la situation française. Avec l’émergence sur la scène publique des « beurs », l’enjeu est bien celui de la définition d’un pacte social qui ressemble, à certains égards, à celui dont ont pu bénéficier les juifs au XIXe siècle : un « droit à l’indifférence » en échange d’une adhésion au projet républicain.

Cette négociation est en cours. D’un côté, la dynamique propre de l’intégration a permis la constitution d’une classe moyenne de culture musulmane qui a gagné ce droit à l’indifférence. Ils sont enseignants, journalistes, médecins, avocats, cadres d’entreprises qui occupent le quotidien des Français sans que cela ne suscite de réactions de rejet. Or ce liant fait défaut au sein des classes populaires. Le retrait des syndicats n’est sans doute pas étranger à ce divorce. Les émeutes de 2005 peuvent se lire comme une étape avortée de ce processus de négociation.

Dix ans plus tard, le repli islamiste d’une frange des populations musulmanes s’inscrit dans une droitisation plus large des classes populaires. L’islam apparaît désormais comme une dimension d’une globalisation dont elles subissent les conséquences. 170 ans après la mission Tocqueville, l’enjeu de la négociation se pose dans les mêmes termes : devenus membres des classes populaires, ces « indigènes » sont-ils « assimilables » ?

Le retour dans le débat public de ce terme d’assimilation est bien la marque d’une crispation. La réponse à cette crispation se joue en partie dans ces mosquées qui perdent peu à peu, par le truchement des vagues migratoires et des conversions, le référent au pays d’origine, et où s’invente, par le bas, une nouvelle façon de se dire musulman.

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