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La « maladie n°9 » : un symptôme de l’antisémitisme français

Quartier des chiffonniers dans la banlieue de Paris pendant l'épidémie de peste de 1920. Institut Pasteur/Musée Pasteur, Author provided (no reuse)

Depuis le 7 octobre 2023, jour de l’attaque du Hamas contre Israël, 1518 actes antisémites ont été recensés en France. Tandis que la riposte de Tsahal se poursuit, le conflit au Moyen-Orient polarise les opinions dans notre pays comme ailleurs.

Alors que la marche contre l’antisémitisme a réuni plus de 100 000 personnes le 12 novembre à Paris, Joël Mergui, président du consistoire israélite de la ville, a regretté que les instances musulmanes n’aient « pas appelé à venir massivement manifester ». Pas un mot, en revanche, sur la présence dans le cortège de Marine Le Pen, cheffe de file du Rassemblement national ; or, ce parti politique est proche d’une extrême droite au sein de laquelle l’antisémitisme français a trouvé son principal creuset.

Un épisode oublié peut nous le rappeler : il y a un peu plus de 100 ans, l’antisémitisme d’extrême droite se déchaînait contre les « Juifs d’Orient » et les « maladies » qu’ils étaient accusés de répandre dans Paris. En premier lieu, la peste, dont la dernière bouffée épidémique s’est déclenchée dans la capitale française en 1920.

En effet, comme le montre une recherche récente à paraître dans Déviance et Société, la tradition de l’extrême droite française a développé toute une rhétorique d’infamisation des Juifs et des minorités racisées. Sur le fond, ce texte pose la question des effets délétères de ces stigmatisations conduisant à opposer les minorités entre elles et à la nation.

L’étrange « maladie n°9 »

À l’été 1920 se répandent à Paris toutes sortes de rumeurs à propos de l’étrange « maladie n°9 ». Pour le moins singulière, cette dénomination intrigue autant que son origine est controversée. Selon les médecins, elle correspondrait à un simple numéro d’ordre dans le répertoire national des maladies contagieuses. Mais d’après une rumeur colportée par la presse, elle renverrait plutôt au numéro du pavillon de l’hôpital Claude-Bernard où les cas auraient été regroupés.

Cité Trébert, intérieur d’un chiffonnier (1913) Photographie d’Eugène Atget, album « Zoniers ». BNF, Fourni par l'auteur

Sous ce nom d’emprunt, c’est la réalité du mal dont souffrent les malades que les autorités s’efforcent de cacher : celle d’une résurgence de la peste bubonique dans certains quartiers pauvres du nord de la ville, proches de la zone des fortifications.

Les journaux se saisissent de l’affaire. Le Populaire, un quotidien socialiste, entame en août 1920 une chronique de ce que l’on ne tarde pas à appeler la « peste des chiffonniers ». Car le métier comme les conditions de vie de ces récupérateurs de déchets sont directement incriminés. En tout et pour tout, sur 106 cas signalés, 91 ont été confirmés, dont 34 mortels.

Si elle a donc été rapidement maîtrisée, la « maladie n°9 » et les débats qu’elle a suscités ont toutefois largement dépassé le seul registre médical. Et pour cause : le mal s’est déclaré dans ces classes qu’une grande part de la bourgeoisie considérait comme « dangereuses », tant du point de vue de la salubrité que de la moralité.

Quartier des chiffonniers dans la banlieue de Paris pendant l'épidémie de peste de 1920. Institut Pasteur/Musée Pasteur, Author provided (no reuse)

Dans son édition du 3 décembre 1920, le Journal officiel de la République française présente le compte rendu d’un débat tenu au Sénat à propos de la « maladie n°9 ».

L’interpellation est menée par Adrien Gaudin de Villaine, un sénateur antirépublicain proche de l’extrême droite et des royalistes de l’Action française.

Nés de l’affaire Dreyfus, ce mouvement et le journal du même nom défendent un « nationalisme intégral », qui s’illustre dans la croisade antibolcheviste et « l’antisémitisme d’État » ; autant de positions affichées pour une défense de la France qui, après s’être défaite de ses « ennemis extérieurs » (les Allemands), aurait à se protéger de ses « ennemis intérieurs » au premier rang desquels compteraient les Juifs et les étrangers, tous « indésirables ».

La peste, mais laquelle ?

Gaudin de Villaine tient un discours qui se caractérise par un glissement rhétorique dans l’ordre des mises en cause. À l’urgence de lutter contre le bacille tueur s’ajoute l’incrimination d’autres « corps infectieux » : non pas tant ceux des chiffonniers que ceux de tous ces « étrangers » qu’il accuse de répandre leurs miasmes dans les interstices de la capitale, hors de tout contrôle sanitaire, social ou légal.

Développant sa rhétorique de l’infamie, le sénateur surenchérit en précisant que :

« Ces étrangers – tous juifs ! – bien que se disant Polonais, Russes, Roumains, ne se solidarisent même pas avec les israélites français. Ils se déclarent nettement juifs – comme religion et comme race […] »

Comment voter contre le bolchevisme ? (1919). Dessin d’Adrien Barrière, propagande antibolchevique lors des élections de 1919. BNF, Fourni par l'auteur

Or, de tels « indésirables » ne se contenteraient pas d’« essaimer leurs microbes ». Ils répandraient aussi « dans le bas peuple avec lequel ils prennent contact, les doctrines du bolchevisme défaitiste ».

Selon leurs détracteurs, tous ces juifs porteurs de maladies seraient également communistes et propagateurs de la « peste rouge ». Peu importe que les familles pointées du doigt aient fui les pogroms d’Europe centrale et orientale. Ennemi déclaré des « judéo-bolcheviques », Gaudin de Villaine avertit :

« Nombre de Français en ont assez d’être traités en outlaws dans leur propre patrie », de sorte que les Juifs « pourraient bien, ici comme ailleurs, attirer sur eux de terribles représailles. »

Complotisme et rhétoriques de l’infamie

Les épidémies de peste, à l’instar de celle qui a décimé la population européenne au XIVᵉ siècle, ont régulièrement été associées à la fustigation des minorités – les Juifs en tête – que l’on rendait responsables de la contagion avant de les constituer en boucs émissaires à sacrifier.

Aussi modeste fût-elle du point de vue de sa morbidité, la peste parisienne de 1920 n’a pas manqué de reproduire ce type d’accusation.

L’épidémie survient au moment même où Les Protocoles des Sages de Sion – brûlot antisémite et acte fondateur du complotisme moderne – connaissent une sorte d’essor international dû à la publication de nombreuses traductions. Deux versions françaises paraissent coup sur coup, en octobre et décembre 1920. Elles colportent la rumeur d’une prétendue « internationale juive » dont les ramifications infecteraient toutes les nations.

« Oui, mais… c’est c’piton-là qu’tu pourras jamais faire naturaliser ! » (1902) Caricature d’Émile Gravelle, éditée sous forme de carte postale par la Librairie antisémite. Bibliothèque historique de la Ville de Paris, Fourni par l'auteur

Réinscrite dans un tel cadre d’infamisation, la « maladie n°9 » devient la métaphore d’une altérité dégradée par l’intensification des stigmates sociaux, biologiques et raciaux.

Si nombre de parlementaires républicains se sont déclarés choqués par de telles idées, l’effet des rhétoriques de l’infamie s’est tout de même produit en instillant le doute dans les esprits quant au potentiel fond de vérité sur lequel ces arguments pourraient bien s’appuyer. La peur entretenue par le choc prétendument révélateur est l’un des leviers argumentaires privilégiés par les polémistes d’extrême droite, hier comme aujourd’hui.

Depuis la fin du XIXe siècle, la fantasmagorie antisémite, ses images et ses écrits haineux ont composé ce que l’historien Maurice Kriegel a proposé d’appeler un « Juif textuel ». À la différence des « Juifs réels », le premier n’existe que dans et par les caricatures dont il fait l’objet.

Façonnées par les droites extrêmes, ces caricatures sont parfois reprises à leur compte par certains fondamentalistes musulmans. Sans nier cette facette de l’antisémitisme, faut-il pour autant l’utiliser comme levier d’une opposition des minorités religieuses en France, où le « Musulman textuel » apparaîtrait comme un nouvel « ennemi de l’intérieur » ?

Antisémitisme et islamophobie, même infamie

Tandis que, en 1920, la « maladie n°9 » déchaînait les passions fustigatrices des « corps étrangers » infiltrés dans la nation, leurs contempteurs voyaient dans les « Juifs d’Orient » autant d’indésirables constituant l’avant-garde d’un déferlement : celui du « judéo-bolchevisme » s’apprêtant à se répandre sur l’Occident.

D’autres voient aujourd’hui dans l’« islamo-gauchisme » (un néologisme dont la forme composée n’est pas sans précédent) le cheval de Troie d’un autre déferlement d’« indésirables » : celui des musulmans venus d’un Orient toujours aussi fantasmé que détesté par celles ou ceux qui, en Occident, le constituent en une inépuisable source d’altérités menaçantes.

Alors que les discours antisémites et islamophobes manifestent d’indéniables proximités du point de vue des principes rhétoriques mobilisés, il y a toutes les raisons de comparer sans les opposer ces formes de rejet, de racisme et de mépris déjà rapprochées dans une perspective historique par des chercheurs tels que Gil Anidjar et Reza Zia-Ebrahimi.

Reza Zia-Ebrahimi : Antisémitisme et islamophobie. Une histoire croisée, IREMAM.

Tandis que le premier montre comment la raciologie française du XIXe siècle a créé les Sémites en réunissant dans une même « race » les deux corps de l’« ennemi » – « le Juif et le Musulman » –, le second nous fait voir la façon dont procède cette infamisation et quels pièges elle nous tend.

S’opposer à tous les séparatismes

Ici, la comparaison est la raison qu’il faut opposer à tous les séparatismes. Doit-on, contre l’antisémitisme dont la droite néo-conservatrice ne cesse d’accuser les musulmans, accepter les compromissions qui rapprochent l’extrême droite des Juifs – ou les infamisés des infamants ?

Quels pires défenseurs pourraient avoir les Juifs de France que les héritiers de ceux qui ont collaboré à leur abaissement, jusqu’à l’abjection ?

Faut-il donc oublier le passé et se laisser prendre au piège des rhéteurs de l’infâme qui, agitant la menace d’une épidémie ou d’une guerre, pointent du doigt la minorité exécrée tout en prétendant défendre l’intégrité d’une communauté ou d’une nation ? S’il faut un jour marcher ensemble, il sera difficile d’y arriver avec des membres fracturés.

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