Classer les salariés en « générations X, Y, ou Z » pose question. On s’aperçoit bien vite qu’il n’y a pas d’accord, sur les limites chronologiques ou sur les qualités et défauts supposés de chaque génération : vivre à une même époque ne suffit pas à définir une expérience commune à toute une classe d’âge et les enquêtes empiriques vont à l’encontre des clichés sur une supposée spécificité des jeunes générations. Les « boomers » se sont, par exemple, vus reprocher dans les années 1970 certains traits communs avec ceux attribués aujourd’hui aux générations Y ou Z.
Des travaux sociologiques ont déjà tenté de rendre compte des conflits entre générations sur un lieu de travail, comme ceux de Stéphane Beaud et Michel Pialoux dans les usines de Sochaux-Montbéliard. Dans l’industrie, une partie des ouvriers nés après la Deuxième Guerre avaient tenté en leur temps d’autres expériences de travail et la plupart n’ont pas voulu que leurs enfants deviennent ouvriers. Le contexte culturel post 1968 et, localement, les changements organisationnels et les fermetures d’usines, expliquent en partie leur déception face au travail et des relations difficiles avec les plus jeunes générations, parfois plus diplômées que leurs pairs avec la création du baccalauréat professionnel.
Ces travaux, à la suite desquels nous inscrivons les nôtres, montrent aussi que les conflits entre générations découlent souvent des politiques RH. Alterner des phases sans embauches de jeunes, puis de recrutements précaires, traiter différemment jeunes et anciens, les séparer voire les opposer, penser que le diplôme peut remplacer l’expérience et tout un tas d’autres pratiques conduisent à la méfiance, une moindre transmission du métier et à un accroissement des divergences.
Si enfermer tous les jeunes sous une même étiquette peut, certes, fournir un outil de gestion pratique, cela reflète mal la diversité des situations ni la complexité des processus qui façonnent le rapport au travail. Il ne faudrait pas oublier de prendre en compte les parcours individuels ainsi que l’importance de la transmission d’un métier et de l’intégration au sein du collectif de travail pour donner un sens aux efforts consentis au quotidien.
Effet de parcours ou de génération ?
Le rapport au travail est notamment structuré par la position sociale. Les jeunes peu diplômés des régions touchées par le chômage soulignent plus que les autres l’importance d’avoir un emploi, et cela vaut aussi bien pour les générations X, Y ou Z. Les plus diplômés ont, eux, davantage de marges de manœuvre pour expérimenter et trouver l’activité qui leur convient.
Des études longitudinales (c.-à-d., qui suivent les mêmes personnes dans le temps) montrent, en outre, que les priorités peuvent évoluer avec les premières confrontations au monde du travail. Lors de la recherche d’un premier emploi beaucoup souhaitent trouver un travail qui a du sens à leurs yeux, qui correspond à un domaine qui les passionne ou qui offre de bonnes rémunérations. Au bout de 3 à 5 ans ils mettront plutôt en avant la bonne ambiance de travail ou la recherche d’un équilibre, comme premier critère d’un emploi satisfaisant. C’est là plus un effet de trajectoire que de génération.
La socialisation professionnelle plus ou moins aboutie au sein d’un collectif de travail doit permettre de justifier ou non les efforts consentis et de construire puis d’entretenir l’intérêt pour une activité particulière. Deux illustrations issues d’entretiens informels pour une enquête en préparation sur le rapport au travail dans les entreprises des technologies de l’information et de la communication en témoignent.
Moments de changements
Un jeune ingénieur UX designer (il a pour mission de diminuer au maximum les questions que peut se poser l’utilisateur d’un site Internet) a fait plusieurs stages dans des start-up. S’il en a apprécié l’ambiance, il déplorait l’absence de contacts avec d’autres personnes exerçant la même activité ainsi qu’un manque d’organisation. Des appels d’offre sur lesquels l’équipe avait beaucoup travaillé ont, par exemple, été manqués suite à un dépôt trop tardif.
Pour son premier poste, il a ensuite choisi une entreprise qui propose des services numériques aux amateurs et collectionneurs de bandes dessinées. Pourtant lui-même passionné par le neuvième art, il découvre que là encore son travail reste peu reconnu. Ses projets sont systématiquement critiqués par le créateur de l’entreprise qui finit cependant par les adopter, faute d’alternatives techniques viables. D’autres tâches (de marketing, de saisie) occupent une part croissante de son temps. L’absence de progression dans son métier le conduit à douter de ses choix de carrières.
Il démissionne alors pour intégrer la filiale spécialisée en UX design d’un grand groupe. Le travail sur de gros projets, avec d’autres UX designers ayant des expériences et formations différentes, lui permet de renouer avec son intérêt initial pour la spécialité. Il n’envisage plus de changer de travail.
L’autre exemple est celui d’un Français parti à 19 ans étudier dans une capitale étrangère. A cause de l’épidémie liée au coronavirus, il n’a pas pu faire de stage dans son cursus. Après sa licence, pour connaître le monde du travail et gagner un peu d’argent, il se fait embaucher par une plate-forme de livraison de repas pour laquelle il doit gérer, depuis l’étranger, les livreurs français. Pris en charge par une collègue expérimentée il apprend vite et est bien noté.
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La capacité de ses collègues plus âgées à jongler avec plusieurs écrans d’ordinateurs tout en maintenant une bonne ambiance dans l’équipe et avec les livreurs l’enthousiasme. Il peut donner du sens à son travail en trouvant des moyens d’arranger la vie et le travail des livreurs qu’il apprécie.
Toutefois, arrive le moment ou pour augmenter la rentabilité, l’entreprise restructure le service et les algorithmes. Ses collègues les plus expérimentées trouvent d’autres emplois et les marges de manœuvre avec les livreurs disparaissent. Plusieurs salariés du service se mettent en arrêt pour burn-out. La reprise d’un master devient alors un moyen de fuir cet emploi devenu sans intérêt.
Un âge de transition
La jeunesse comme âge spécifique entre l’adolescence et l’âge adulte est une construction récente comme l’expliquent les travaux du sociologue Olivier Galland. Elle a d’abord concerné les hommes de la bourgeoisie qui, au XIXe siècle, quittaient leur famille pour les études. Ce temps de liberté, d’expérimentation des idées, du mode de vie, de la sexualité, questionnait peu le futur travail, déterminé par les études et l’origine familiale.
A partir des années 1960, ce modèle va petit à petit se démocratiser avec l’extension des études supérieures. Les transformations structurelles du marché du travail (moins d’ouvriers, plus de professions intermédiaires et de cadres), l’apparition de nouvelles filières et de nouveaux métiers et, à partir de la fin des années 1970, la montée du chômage, font que la recherche de soi et l’interrogation sur l’avenir se portent de plus en plus sur la carrière envisagée. La plupart des jeunes salariés doivent passer par une période, plus ou moins longue suivant le diplôme, de précarité.
La promesse d’un emploi stable et d’une progression de carrière en contrepartie de la docilité et d’un fort investissement au départ s’avère de plus en plus illusoire. La situation que vivent les nouveaux entrants sur le marché du travail est paradoxale : ils doivent, avec moins de repères que leurs aînés, trouver leur voie et faire leur place, alors même que la stabilité professionnelle et les collectifs de travail capables de transmettre un métier font plus souvent défaut.
En réaction, certains jeunes peuvent développer un rapport au temps paradoxal. Alors qu’ils savent par expérience, notamment les plus modestes, qu’un CDI reste indispensable pour faire des projets à long terme (développer un métier, fonder une famille), certains craignent, de s’enfermer trop précocement dans une voie dont ils ne perçoivent pas l’intérêt.
Ceux qui en ont les moyens peuvent alors multiplier les expériences d’emploi et de formation. D’autres, à qui ne sont proposés que des emplois sans intérêt et mal payés, finissent par concevoir l’intérim comme un moyen de gagner un petit peu plus d’argent et de temps pour des activités plus valorisantes. Cette période reste toutefois vécue comme transitoire, jusqu’au moment où l’on pourra enfin trouver sa place.
Catégoriser et traiter chaque âge en fonction de clichés pas toujours validés par l’observation peut ainsi opposer les salariés, empêcher la coopération entre les âges et finalement rendre l’intégration des jeunes plus difficile. Il semble que ce ne soit pas un baby-foot ou des journées de bénévolat offertes à des associations qui vont fidéliser les jeunes entrants, mais la transmission d’un métier et la construction collective d’un sens positif au travail.