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Radicalité et émotions: comment se mobilisent les militants pour le climat

Blocage de la Salle Pleyel le mercredi 25 mai tandis que devait se tenir l'assemblée générale des actionnaires de TotalEnergies. Les militants sont intervenus à l'appel d'associations comme Greenpeace, Alternatiba Paris, ANV – COP21 ou encore les Amis de la Terre,appelant à un retrait de Russie et à cesser toute activité écocidaire. Bertrand Guay/ AFP

Interpeller à tout prix face à l'urgence. Voici sans doute le mot d’ordre des militants pour le climat qui se sont déplacés mercredi 25 mai devant le siège social de Total Energies, à Paris, afin d'empêcher les actionnaires de se rendre à l'assemblée générale du groupe. Lors de l'entre-deux tours de l’élection présidentielle 2022, le mouvement Extinction Rebellion avait appelé à des actions de désobéissance civile similaires.

La radicalité de ce militantisme écologiste est symptomatique de la manière dont le dérèglement climatique n’est plus seulement une question politique, mais existentielle, intime. L’angoisse parsème les conclusions apocalyptiques du dernier rapport du GIEC.

Longtemps délégitimées, à cause de leur éloignement d’une raison cartésienne objective, les émotions sont aujourd’hui largement reconsidérées, voire revalorisées, en (science) politique.

Dans la sphère écologique, la frontière entre objectivité et subjectivité n’en donc que plus ténue, des militants aux chercheurs eux-mêmes.

D’une subjectivité militante retenue à une subjectivité militante débordante

Mais revenons d’abord à la genèse de l’écologie politique en France depuis les années 1970. Les Verts avaient tendance à marquer, plus que leurs homologues anglo-saxons, la distinction entre sphère privée et publique dans leur militantisme.

Cette imperméabilité leur permettait, entre autres, de se protéger de l’ironie de leurs adversaires quant à des réponses « émotionnelles » et « irrationnelles » sur le nucléaire, qui structure (déjà) l’écologie politique. Sûrs de leur « vertitude », ils préféraient mettre en avant le « bon sens », objectif, plutôt que l’« émotion », subjective, pour convaincre en dehors de leurs cercles.

Cependant, la place de l’émotion dans le militantisme écologiste se pose aujourd’hui moins de manière relationnelle, comme moyen de persuasion, qu’ontologique, soit ce qui relève de l’« être », de l’essence.

Souvent angoissante et préoccupante, elle est plus difficile à contenir et déborde parfois le militant, atteint d’« éco-anxiété ». La prise de conscience écologique ne constitue plus seulement des ruptures biographiques, comme aux débuts de l’écologie politique, mais fait désormais partie intégrante de la socialisation des nouvelles générations pour lesquelles les perspectives catastrophistes se rapprochent.

On constate des phénomènes de burn-out militant, comme ici dans un entretien de la Fondation Jean Jaurès avec une jeune activiste :

« J’ai une anxiété assez intense. La première fois que je m’en suis rendu compte, c’était face à des images de feux de forêt. La dévastation que cela crée… Je me rappelle très bien les feux de forêt en Amazonie il y a quelques années, j’allais à une conférence à Anvers, je n’arrêtais pas de pleurer. »

Alors, comment expliquer que des questions originellement politiques prennent une tournure psychique ?

En travaillant sur la « socialisation catastrophiste », le politiste Luc Semal présente le biais de temporalité d’un horizon apocalyptique (ressenti comme) toujours plus proche. Les militants sont d’autant plus en colère, angoissés, que les rapports scientifiques sont clairs.

Or, le temps pour (ré)agir se « contracte », au même titre que les capacités d’action démocratique pour prévenir le changement climatique. La « dissonance cognitive » entre les perspectives apocalyptiques peu réjouissantes et un besoin de croire en un avenir meilleur (aussi urgent à prendre en charge pour l’individu que la crise écologique elle-même) n’en est que renforcée.

L’émotion, pas un obstacle à la raison politique

Observant cette inclinaison vers la psychologie politique, depuis une trentaine d’années, la recherche en sciences sociales tend à remettre en cause la dichotomie entre objectivité et subjectivité.

Mêler les deux registres revient à déboulonner la mystique d’un individu rationnel dans ses comportements politiques. L’anthropologue George E. Marcus intègre par exemple les apports des neurosciences, dans la manière dont l’émotion n’est pas un obstacle à la raison politique, mais, au contraire, un moyen de l’exercer.

Un brin provocateur, l’Américain va jusqu’à écrire dans The Sentimental Citizen. Emotion in Democratic Politics (2002) que l’inquiétude serait plus pertinente que la sérénité dans la décision électorale. La « disqualification » de la disqualification historique des émotions permet d’avoir une recherche sur l’écologie plus interdisciplinaire qu’autrefois.

Ainsi, les travaux en science politique sur la collapsologie s’appuient sur les contributions de la psychologie sociale, qui éclaire sur le rôle du ressenti du changement climatique, utile dans une perspective de politiques publiques. Les émotions seraient des prédictions plus fiables de « conversion écologique » que les variables sociologiques classiques.

Mais comment l’émotion négative de la crise climatique est-elle transformée en action écologiste positive ?

D’un point de vue théorique de philosophie morale, Hans Jonas propose une heuristique de la peur fondée sur un « principe de responsabilité » quant à l’avenir ombragé de la planète, tandis que le pape François invite à une « conversion écologique », spirituelle, dans son encyclique Laudato si’ (2015).

Plus empiriquement, si trop d’alarmisme crée un sentiment d’impuissance pouvant entraîner l’inaction, Luc Semal pointe l’action comme moyen positif de compensation, contrebalançant ainsi les critiques des discours catastrophistes comme facteurs de démobilisation, de dépolitisation.

Par l’action, l’émotion du changement climatique devient ici positive, fondée sur le vécu d’un idéal de sobriété émancipatrice par exemple. Une idée que partagent les psychiatres Antoine Pelissolo et Célie Massini dans leur livre, Les émotions du dérèglement climatique (2021), qui se termine par des chapitres de prospective politique sur l’adaptation du mode de vie pour renouer avec l’action.

Questionner la « neutralité » scientifique

Au bout du compte, cette confusion des genres entre objectivité et subjectivité, causée par le débordement de l’émotion, n’est pas sans conséquence sur le positionnement du chercheur, dont la déontologie est traditionnellement fondée sur cette dichotomie objectivité-subjectivité.

Est-il, doit-il être hermétique à ce décloisonnement entre émotions et comportements politiques écologistes ?

« Face à l’urgence climatique, les scientifiques doivent exprimer leurs émotions », suggèrent des chercheurs dans une tribune de juillet 2021 dans Libération. Ils y questionnent le bien-fondé de la neutralité scientifique, à la suite de la divulgation de parties du dernier rapport du GIEC, qui, sans surprise, n’inclinaient pas à l’optimisme.

Reste cette interrogation : est-ce au chercheur de se mobiliser, même lorsque la réalité scientifique est implacable, et ce, alors que l’autorité scientifique a suscité de la défiance pendant la crise sanitaire ?

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