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Bercy a récemment annoncé que le budget consacré à la transition verte augmentera moins que prévu. Shutterstock

La planification écologique, victime inévitable des arbitrages budgétaires ?

L’agence météorologique des Nations unies a récemment émis une alerte rouge à la suite des températures record de 2023. Malgré ce nouvel avertissement, un parmi tant d’autres, la planification écologique annoncée par Emmanuel Macron, en mai 2022 puis institutionnalisée sous la forme du Secrétariat général à la planification écologique (SGPE) rattaché à Matignon ne fait désormais les titres de la presse que pour y être décrite comme reléguée au second plan, peinant à trouver une substance et un portage politique. Le SGPE ne parviendrait pas à trouver sa place et à imposer son cap, pris en étau dans les arbitrages ministériels entre des impératifs budgétaires, un contexte inflationniste, et autres pressions liées par exemple à la crise agricole. Cela semble donner de plus en plus en raison à celles et ceux qui y voyaient surtout un chiffon vert masquant les failles de l’action écologique du gouvernement.

Ce sont même des reculs que l’on a pu observer ces dernières semaines : coupe de 2,2 milliards d’euros sur le budget de la transition écologique qui augmentera donc moins que prévu, « simplification » des normes environnementales (sur les haies et les zones humides notamment), accommodement du plan Ecophyto, leasing social sur les véhicules électriques stoppé, loi de programmation énergie et climat sans cesse reportée… Les fronts de conflit ouverts sur les modalités de la transition écologique sont par ailleurs plus que jamais vifs : le mouvement des agriculteurs bien sûr, mais aussi les contestations de la mine de lithium dans l’Allier, les oppositions aux ZFE, au nouveau nucléaire…

À quelles conditions la planification écologique est-elle donc réalisable ? Quels prérequis pour que la transition soit « gouvernable » ? Telles sont les questions que nous explorons dans nos travaux de thèse. Nous y soulignons notamment l’interdépendance entre la planification, les transformations structurelles de l’économie et l’idée démocratique.

Revoir les modèles macroéconomiques

Le contexte de « polycrise » décrit par l’historien Adam Tooze condamne-t-il l’action politique à la navigation à vue, d’un choc à un autre, en pure réactivité ? Si la politique écologique semble aujourd’hui dans une impasse, cela a pour partie lié au modèle macroéconomique aujourd’hui dominant. La transformation écologique de nos sociétés implique des choix sociotechniques, (re)distributifs, culturels profonds, dessinant rien de moins qu’un renouveau du contrat social. Il ne pourra s’opérer sans prise en charge politique et démocratique de la dimension inévitablement antagoniste de cette transformation.

C’est avant tout l’impératif de rigueur budgétaire qui a été invoqué pour justifier les reculs et reports en matière écologique : l’obligation d’économies a ainsi largement écorné le budget, laissant des marges de manœuvre rabougries, très maigres au regard des recommandations formulées par le rapport Pisani-Mahfouz. Celui-ci pointait la nécessité de mettre sur la table 34 milliards d’euros d’investissement public supplémentaire par an en 2030 ceci grâce à un hybride d’endettement public et de fiscalité accentuée sur les plus hauts revenus.

Ce tournant austéritaire a été accompagné d’un narratif identifiant la dépense publique à une « addiction », un gaspillage inefficace et irresponsable. La situation était prévisible. Dès l’annonce du Projet de loi de finances de 2024, Thomas Cazenave, ministre délégué aux Comptes publics avait fixé les objectifs :

« Investir massivement dans la transition écologique, investir dans les services publics, garants de la cohésion sociale, et réduire le déficit public pour gagner des marges de manœuvre budgétaires et réaliser les investissements prioritaires. »

On retrouve sans doute là un trilemme d’incompatibilité dont on ne sort qu’en changeant la perspective macroéconomique.

L’« ordre de la dette », analysé notamment par le sociologue Benjamin Lemoine, et qui fait l’objet d’un récent livre de l’économiste Nicolas Dufrêne, directeur de l’institut Rousseau, n’est cependant ni naturel ni évident. Il reste un construit politique néolibéral qui fait de l’État un véritable acteur de marché et qui mêle finances publiques et privées. Dans un contexte d’urgence climatique requérant des investissements publics massifs, cet ordre fait plus que jamais l’objet de contestations, sur le plan théorique, avec des courants comme la Modern Monetary Theory, et avec des propositions concrètes portant sur l’abrogation des dettes, notamment des pays dits en développement, et sur des réformes pour démocratiser les banques centrales comme celle proposée par l’économiste Eric Monnet, directeur d’études à l’EHESS.

Derrière cette permanence de l’ordre de la dette se dessine une dimension centrale de l’impasse de la planification écologique actuelle : son arrimage forcené à la perspective de croissance, avec le paradigme contesté de la croissance verte soutenu par Emmanuel Macron. Or, la croissance se trouve mondialement en berne.

Par ailleurs une planification écologique ce n’est pas que verdir l’existant mais opérer et accompagner des choix déterminants de construction et de démantèlement, d’ouvertures mais aussi de fermetures d’activités qui génèrent pourtant un profit. La rationalité néolibérale entre ici en contradiction avec la planification.

La boussole de la planification écologique ne peut donc être donc liée qu’au seul PIB qu’au risque de mener au mur : ce qui doit être introduit est un tableau de bord complexe, qualitatif, ce que Cédric Durand, professeur associé à l’université de Genève, nomme une « macroéconomie d’inventaire ». Ce que cela signifie au fond, c’est un décloisonnement de l’économie : l’économie écologique et l’économie du bien-être soulignent le caractère encastré de l’économie, son inscription inévitable dans l’environnement naturel et social, et sa dimension métabolique et matérielle parfois oubliée dans les modélisations orthodoxes.

Repenser la valeur publique

À côté de la macroéconomie, un autre impensé semble être la place de la puissance publique et la redéfinition de la « valeur publique ».

Dans les nombreux travaux sur la signification et les implications du néolibéralisme, l’accent a été mis sur deux faits qui peuvent à première vue paraître contradictoires : d’un côté est soulignée la croissante impuissance de l’État, de l’autre sont décrites les multiples façons dont l’État intervient dans l’économie, la soutient, déploie des investissements. Les deux affirmations, loin d’être incompatibles, sont complémentaires dès lors qu’on prend au sérieux la distinction théorique et pratique entre public et privé : ce qui se perd dans l’hyperactivité de l’État néolibéral est la puissance proprement « publique », supposant une action liée à des objectifs et valeurs d’une nature distincte à celle de l’économie capitaliste.

Cette nature distincte est moins évidente à discerner dans un contexte où l’objectif de croissance était consensuel, puisque les gains permettaient une forme de redistribution dans le cadre du compromis fordiste : alors on peut associer intérêt public et intérêts privés des grandes entreprises nationales :

« What’s good for General Motors is good for America ! »

Dans le contexte actuel, marqué par la simultanéité de la crise écologique et de l’accroissement des inégalités, cette distinction doit être retrouvée et plus clairement marquée. La puissance publique doit pouvoir s’affirmer par distinction voire antagonisme avec certains intérêts privés. On peut penser par exemple aux industries fossiles dont les plans d’investissement dans le maintien et l’ouverture de nouveaux sites gaziers et pétroliers contrecarrent frontalement les efforts de baisse des émissions carbone et entrent donc frontalement en conflit avec toute forme de planification écologique.

Cela semble être la condition sine qua non d’une régulation et a fortiori d’une planification écologique. De nombreux travaux émergent pour décrire les conditions d’une réaffirmation de la « valeur publique ». Comment la définir ? De quoi avons-nous besoin ? À quoi tenons-nous et que devons-nous prioriser ? Que faut-il ouvrir, fermer, dans quoi faut-il investir ou désinvestir ? Telles sont les questions immenses et complexes qui déterminent la possibilité d’une planification écologique en amont des discussions budgétaires. Sur ce plan, les recherches en sciences humaines et sociales, et certaines écoles économiques, ouvrent ainsi des possibles pour repenser nos politiques publiques.

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