Quarante ans après les premiers cas de sida, les personnes vivant avec le VIH peuvent, grâce à un accès durable à un traitement antirétroviral, prétendre à une espérance de vie dite « normale ». Nous en sommes même venus désormais à considérer l’infection par le VIH comme une maladie chronique).
Pourtant, malgré cet important changement de paradigme, l’accès à un traitement, bien qu’indispensable, ne garantit pas le retour à un état de santé parfait au sens où l’entend l’Organisation mondiale de la santé (OMS), c’est-à-dire « un état de complet bien-être physique, mental et social, [qui] ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ».
Les personnes vivant avec le VIH restent en effet plus vulnérables que la moyenne, en raison du risque plus élevé qu’elles encourent de développer d’autres maladies, telles que maladies cardiovasculaires, diabètes ou cancers notamment. Ce surrisque est directement ou indirectement associé au virus, à son traitement, ou à leurs conditions socio-économiques et/ou habitudes de vie. Par ailleurs, ces personnes subissent diverses sortes de stigmatisations liées au VIH.
Cette situation amène à aller au-delà du contrôle du virus lui-même, afin de s’assurer que ceux et celles qui vivent et vieillissent avec le VIH gardent une bonne « qualité de vie ».
Qu’est-ce que la « qualité de vie » ?
Derrière ce terme un peu flou se cache un véritable concept scientifique, auquel sont associés un cadre théorique et des outils méthodologiques et statistiques très robustes.
La qualité de vie a initialement été considérée principalement comme un critère de jugement, dans le cadre de l’évaluation thérapeutique. À ce titre, « qualité de vie » a longtemps été entendue comme « qualité de vie liée à la santé ». C’est dans cette perspective que diverses échelles de mesure ont été construites et validées.
Les choses ont changé progressivement dans les années 1990. À cette époque, on commence à considérer que cette vision essentiellement « liée à la santé » est trop réductrice. L’OMS cherche alors à proposer une définition de la qualité de vie ayant un ancrage international, allant au-delà du prisme purement médical. En 1994, une nouvelle définition de la qualité de vie est adoptée. Il s’agit désormais de
« La perception qu’a un individu de sa place dans l’existence, dans le contexte de la culture et du système de valeurs dans lesquels il vit, en relation avec ses objectifs, ses attentes, ses normes et ses inquiétudes. Il s’agit d’un large champ conceptuel, englobant de manière complexe la santé physique de la personne, son état psychologique, son niveau d’indépendance, ses relations sociales, ses croyances personnelles et sa relation avec les spécificités de son environnement. »
Sur cette base, des échelles ont été construites puis validées afin de mesurer la qualité de vie, autrement dit afin d’objectiver un concept qui est par définition subjectif. En ce sens, cette définition est importante, car elle permet de penser la qualité de vie comme étant non seulement subjective, mais aussi ancrée culturellement et dynamique.
Intégrer la réalité des contextes de vie aux concepts scientifiques
Dans le cadre des recherches visant à appréhender les effets d’innovations thérapeutiques tels que les trithérapies ou encore le traitement préventif du VIH (la « Prophylaxie pré-ExPosition » ou PrEP), le recours au concept de qualité de vie apparaît essentiel pour garder une approche globale du vécu des personnes.
En effet, bien souvent les effets des thérapeutiques sont évalués sur des dimensions purement biomédicales (charge virale, taux de lymphocytes T CD4, vomissements, fatigue musculaire…), ou en ciblant spécifiquement certaines dimensions de la santé mentale tels que les troubles anxio-dépressifs ou les troubles du sommeil, par exemple. Or, aucun des outils conceptuels disponibles ne permet d’appréhender le vécu des personnes dans la diversité de ses dimensions, dans l’importance que chacune revêt pour la personne.
Seul le concept de qualité de vie le permet, en tenant compte par exemple de la difficulté à se lever le matin, de la survenue de rêves étranges, de la mésestime de soi, du manque d’envie, du peu de plaisir, de la difficulté à se nourrir liée à des douleurs stomacales, etc. Un questionnaire portant sur la qualité de vie permet par exemple d’explorer comment la peur de l’annonce de la maladie au(x) partenaire(s) affecte la vie affective et sexuelle, la qualité et la densité du réseau social et familial, les stigmatisations dans l’emploi, etc.
C’est dans ce contexte que les premiers travaux autour de la qualité de vie des personnes vivant avec le VIH ont été menés. Associées initialement aux recherches sur l’adhésion aux traitements lorsque les trithérapies ont été diffusées, les études de la qualité de vie ont participé à la transformation de la prise en charge et au déploiement de nouvelles recherches sur le sujet.
Grâce à elles ont pu être mis en évidence l’impact du vécu subjectif des effets indésirables sur la qualité de vie, et l’importance de dépasser la vision biomédicale) centrée sur la gravité des symptômes ou des effets secondaires.
Ces premiers travaux se sont déroulés dans un environnement propice pour se saisir des enjeux psychosociaux auxquels étaient confrontées les personnes vivant avec le VIH.
Des associations très tôt associées à la recherche scientifique
Premières à se mobiliser et proposer des actions d’accompagnement (pour certaines dès la première moitié des années 1980, à une époque où les réponses de l’État et du milieu médical tardaient à émerger), les associations de lutte contre le VIH ont développé une réelle expertise des publics et de leurs besoins et spécificités, tant globalement qu’au niveau local.
En 1992, elles ont intégré les structures de recherche telles que l’Agence Nationale de Recherches sur le Sida et les hépatites virales, sous la forme du collectif inter-associatif TRT-5 (« Traitement et Recherche Thérapeutique », 5 car fondé initialement par 5 associations), dont l’objectif est de « faire valoir les besoins et de défendre les droits des personnes infectées par le VIH ».
Cette place de collaboratrices a permis de déployer des approches adaptées et pertinentes pour évaluer les conditions de vie au-delà, de la seule prise du traitement. Les associations ont pu apporter un éclairage concret et pragmatique sur les enjeux auxquels doit faire face la recherche, en mettant par exemple leur expertise au service de la création de questionnaires dédiés, notamment sur la sexualité des personnes.
De cette façon, des interrogations pertinentes sur la réalité des contextes de vie ont pu être intégrées à des concepts scientifiques solides. Leur objectivation et leur intégration dans les études longitudinales ont notamment permis de mettre en évidence scientifiquement ce qui était vécu sur le terrain par les personnes séropositives.
Dans un second temps, les données recueillies durant des années de suivi ont montré l’impact majeur des déterminants psychosociaux, plus spécifiquement des discriminations perçues ou des relations complexes avec le corps médical.
Elles ont par exemple révélé que le fait que les médecins ne considèrent pas le vécu des patients et la gêne associée aux effets secondaires des traitements a un impact direct, négatif, sur la relation de confiance censée s’établir. Or, une dégradation de cette relation n’est pas anodine, car la confiance est associée à l’observance au traitement, c’est-à-dire à la capacité à prendre son traitement selon les recommandations médicales.
Mieux prendre en compte les réalités de la vie des patients
Dernièrement, les outils d’évaluation de la qualité de vie commencent à être mobilisés dans le cadre de la recherche observationnelle et en soins courants. L’objectif est de mieux prendre en compte les réalités de vie et les informations rapportées par les patients eux-mêmes au moment de la consultation, ce qui permet une meilleure appréhension de la santé globale des personnes vivant avec le VIH.
Souvent, les données qui permettent d’évaluer l’efficacité d’un traitement s’intéressent à des résultats dans des domaines spécifiques comme les douleurs ou les effets secondaires par exemple. L’utilisation du critère qualité de vie a permis de montrer que le vécu de discrimination ou les relations avec les autres affectent aussi bien la santé que les effets indésirables des traitements.
Recueillir ces données systématiquement et de manière standardisée permettrait que les problématiques telles la dépression ou l’isolement social soient décelées par les soignants et idéalement aborder dans le cadre de la prise en charge. Les recherches conduites auprès d’autres populations (telles que les personnes âgées, les personnes souffrant de troubles dépressifs…) montrent ainsi qu’intégrer une évaluation de la qualité de vie au suivi peut conduire à une amélioration de la communication entre soignant et soigné).
Les données sur la qualité de vie issues de grandes études pluridisciplinaires (pour les plus récentes, co-construites avec les personnes concernées), ont par ailleurs mis en évidence l’existence de populations clés, telles que les personnes migrantes ou les travailleuses du sexe, qui sont particulièrement vulnérables à divers égards. Les données de l’enquête Parcours (une étude sur le VIH, l’hépatite B et la santé dans les parcours de vie de migrants subsahariens vivant en Île-de-France) ont par exemple révélé que 58 % des migrants subsahariens qui ont contracté le VIH après leur migration ont été infectés au cours des 6 premières années en France.
C’est sur la base de ces données de terrain, issues des partenariats étroits entre chercheurs et populations concernées, que les rapports d’experts proposent des orientations claires sur la prise en charge des personnes vivant avec le VIH.
Des facteurs de vulnérabilité qui accroissent la dégradation de la qualité de vie
Toutes ces connaissances montrent que le cumul de facteurs de vulnérabilités rend la qualité de vie de certaines sous-populations vivant avec le VIH particulièrement dégradée. Certains facteurs de vulnérabilité ne se contentent pas d’être cumulatifs, mais sont exponentiels, c’est-à-dire qu’ils interagissent entre eux de façon à produire des situations particulièrement sensibles et complexes, nécessitant des prises en charge ou des accompagnements spécifiques.
Un exemple emblématique est le cas d’une femme trans, migrante, sans revenus, qui s’est enfuie de son pays pour échapper à la mort, et est arrivé sur le sol français sans parler la langue. Séropositive, elle avait peur de se rendre dans les hôpitaux, faute d’être titulaire d’une carte de séjour. Une association de pairs a pu la rencontrer, grâce aux personnes qu’elle suivait. Des médiatrices parlant sa langue ont alors pu échanger avec elle, et la rapprocher du système de santé. Parallèlement, l’association l’a accompagné dans ses démarches afin d’obtenir une carte de séjour, un logement, et suivre une formation. 5 ans plus tard, elle a du travail, un logement, est sous traitement antirétroviral et parle le français.
Cet exemple illustre l’intérêt d’adopter une approche « intersectorielle », autrement dit de croiser différentes caractéristiques des populations telles que genre, situation socio-économique, statut administratif, lieu de vie, etc. pour mieux appréhender la façon dont les vulnérabilités interagissent entre elles, et pour fournir une prise en charge adaptée aux personnes vivant avec le VIH.
Cet article a été écrit en collaboration avec Diane Leriche, coordinatrice du TRT5-CHV, et Hélène Meunier, médiatrice de santé au sein de l’association ENVIE à Montpellier et membre indépendante du TRT5-CHV