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La révolution au quotidien en Tunisie ou la puissance des fragiles

Manifestation devant le Parlement à Tunis
La police tunisienne bloque l'accès des manifestants au bâtiment du Parlement le 26 janvier 2021 à Tunis. Fethi Belaid/AFP

Le 14 janvier 2021, dix ans après la chute de Ben Ali, l’histoire insiste, s’obstine et se répète inlassablement en Tunisie : un berger de la région de Siliana, au nord-ouest de la Tunisie, s’est fait agresser par un policier, parce que son troupeau de moutons était entré dans le siège du gouvernorat en traversant la route. Dans une vidéo partagée sur les réseaux sociaux, on peut voir un policier pousser le jeune homme en lui disant : « C’est comme si tu insultais le ministère de l’Intérieur en laissant tes moutons devant cette institution. »

La réaction des jeunes de Siliana et d’autres quartiers populaires ne s’est pas fait attendre, rappelant que les événements historiques comme l’immolation de Mohammed Bouazizi le 17 décembre 2010 ne sont pas des séquences de l’histoire, mais s’étendent à l’avant et à l’après dans le temps, ne se révélant que progressivement. Depuis une dizaine de jours, un peu partout en Tunisie des protestations nocturnes sont organisées par les jeunes avec des revendications radicales, imputant la responsabilité de la crise économique et politique à l’ensemble de la classe politique et, notamment, à la première force au sein du Parlement, le parti « Ennahdha ».

Ces protestations ont été violemment réprimées par la police. Plusieurs appels ont alors été lancés sur les réseaux sociaux par des acteurs de la société civile pour faire de la date du 26 janvier 2021, jour anniversaire de la révolte du 26 janvier 1978 – le premier face à face sanglant entre les mouvements sociaux et le régime autoritaire en Tunisie –, une journée de colère et de manifestations.

Le passé ancré dans les mémoires ?

Si les appels au passé sont parmi les stratégies les plus courantes dans les interprétations du présent, ce qui anime ces appels, ce n’est pas seulement un enjeu mémoriel ou mobilisateur, mais c’est plutôt l’incertitude quant à savoir si le passé est vraiment passé, terminé et conclu, ou s’il perdure, travaille les actions des individus et groupes, bien que sous des formes différentes, peut-être.

Certes, les causes de cette nouvelle vague de protestation ont fait l’objet de plusieurs analyses pertinentes : délitement de l’État, incompétence des gouvernants, corruption, aggravation de la crise sociale et économique, la crise pandémique, etc.

Mais la question que je me pose dans cet article est celle de savoir si ces mouvements sont entièrement nouveaux. Dans quelle mesure sont-ils motivés par les événements historiques ? Les mouvements sociaux des générations précédentes, des mouvements peut-être que ces jeunes âgés entre 15 et 25 ans n’ont jamais vécus, inspirent-ils encore d’une manière ou d’une autre leur action ? L’histoire et la mémoire peuvent-elles être, comme l’a si éloquemment formulé Walter Benjamin, un « rendez-vous mystérieux entre les générations passées et la nôtre » ?

Comment comprendre ce qui s’est passé en dix ans ? Est-ce juste un slogan, « le peuple veut la chute du régime », qui ne s’est jamais concrétisé ? Ou est-ce un point d’inflexion dans l’histoire, dans la culture politique du pays, avec une portée cruciale pour éclairer tout ce qui s’est passé au cours de cette dernière décennie et en grande partie ce qui continue à se produire aujourd’hui en Tunisie ?

Janvier, le mois de l’horizon des possibles

Le mois de janvier en Tunisie est le mois des « craquements de l’Histoire » structurant l’horizon des possibles. Si les mouvements sociaux de janvier 1978 constituent la première brèche apportée au système autoritaire en Tunisie, le premier face à face sanglant entre les mouvements sociaux et le parti-État, le soulèvement du 17 décembre 2010 et la fuite de Ben Ali le 14 janvier 2011 sont les évènements qui ont marqué la dernière décennie.

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Il y a un avant et un après le 14 janvier 2011. Comme disent les Mexicains, c’est une séparation des eaux. Pourtant, il y a un consensus unanime sur le fait que les causes qui ont déclenché ces soulèvements n’ont pas trouvé de solutions et que le mode de gouvernement politique et économique en Tunisie est resté le même malgré la mise en place d’une démocratie institutionnelle. Mais alors, que recouvre cette rupture ou cette séparation des eaux ?

Luttes aux différentes facettes et rupture profonde

Cette rupture est un changement profond dans l’imaginaire politique. Loin d’être un simple événement, elle est constituée par l’ensemble des fissures apportées par le processus révolutionnaire incarnées par les luttes au quotidien pour la dignité, réussissant bon gré mal gré à maintenir l’horizon des possibles politiques ouvert. Ces luttes prennent différentes formes.

Elles peuvent cibler directement l’État en lui imposant de faire des concessions, comme les mobilisations syndicales régulières ou les nouveaux mouvements citoyens comme « nous ne pardonnerons pas » (manech msamhin), contre le projet de loi sur « la réconciliation économique et financière » avec les élites de l’ancien régime, ou encore la mobilisation contre l’accord de libre-échange complet et approfondi (ALECA) avec l’Union européenne.

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Ces luttes s’incarnent également à travers la création de nouveaux espaces politiques autonomes permettant de mettre en place des réseaux d’entraide sociale pour gérer la crise pandémique face à la défaillance de l’État ou favorisant l’appropriation des territoires et espaces longtemps confisqués par le pouvoir central. À titre d’illustration, l’expérience de la récupération de la terre par les paysans de Jemna ou encore la mobilisation des militants du Kamour qui ont toutes les deux visé les structures industrielles et politiques de l’État dans la région, posant d’une manière radicale la question de la redistribution des richesses. Des espaces longtemps marginalisés deviennent ainsi à la fois des lieux de contestation et de création.

Des manifestants tunisiens.
Des manifestants tunisiens brandissent leur drapeau national alors qu’ils occupent un site de production pétrolière à El Kamour, dans l’État tunisien de Tatatouine, au sud du pays, le 16 juillet 2020. Fathi Nasri/AFP

La rupture s’incarne donc dans les façons de faire, dans l’imaginaire politique nouvelle crée par des citoyens en lutte, à partir duquel de nouvelles relations sociales émergent, des relations qui peuvent être, comme dans les exemples cités précédemment, basées sur une conception et une pratique de pouvoir qui se distinguent par l’autonomie par rapport au pouvoir institutionnel classique.

Dans cette conception de la rupture, le mot pouvoir change de signification, il n’est plus quelque chose à prendre, mais quelque chose qui se crée tous les jours par les luttes et les résistances.

Jeunes en quête de justice

Les jeunes entre 15 et 25 ans des quartiers populaires, qui occupent aujourd’hui l’espace politique et médiatique pour dire « Non » au régime économique et politique tunisien qui détruit leurs espoirs et maltraite leurs corps, sont nourris par cet imaginaire politique de la rupture ou les citoyens sont les protagonistes, les sujets de leur destin.

Leur conscientisation politique est d’abord physique quand ils disent « Non » à une police qui les agresse et à un État qui les maintient dans la misère sociale et qui met leur vie en danger. Chaque « Non » qu’ils opposent au pouvoir est une nouvelle fissure qui s’ajoute aux précédentes pour maintenir la flamme de la dignité et de la rupture qui s’est construite sur le temps long pour être une ouverture et une création d’un pouvoir d’un type nouveau.

C’est la puissance insoupçonnée des fragiles qui leur permet d’exister malgré les tentatives des gouvernants de leur nier leur subjectivité et leur place dans la fabrique du commun – et ce, en tentant de les exclure minutieusement et méthodiquement de l’histoire. Le pouvoir des jeunes des quartiers populaires est d’un autre type, il n’est pas basé sur les ressources ou les attributs, mais enraciné dans des relations sociales locales et dans un destin commun de la marge, dans une interdépendance qui n’est pas concentrée au sommet mais potentiellement répandue partout, dans tous les territoires physiques, politiques et symboliques auparavant marginalisés et/ou confisqués.

La rupture n’est pas uniquement avec l’État mais avec d’autres formes d’autorité qui leur dictent ce qu’ils devraient faire et comment ils devraient le faire. Cette rupture est non seulement avec les gouvernements successifs mais elle est aussi avec les partis politiques, les médias dominants et les supposés experts politiques.

Répression et logiques autoritaires

La réponse pour le moins paradoxale de la « jeune démocratie » tunisienne plébiscitée par le monde entier à cette protestation politique des plus jeunes et des plus fragiles de la société tunisienne, dix ans après la chute de Ben Ali est de déployer une répression policière destinée à faire passer aux jeunes et à tout le monde l’envie de résister mais aussi de vivre, tout en prétendant que les individus sont libres et leurs revendications sont légitimes.

Quand le gouvernement tunisien et les élites économiques et médiatiques qui le soutiennent tentent de ramener cette stratégie d’autodéfense des jeunes à des formes de banditisme, d’illégalité, d’atteinte à la propriété privée, etc., ou quand l’un des cadres du parti le plus important du pays, Ennahda, appelle à la formation de milices pour protéger la nation, la logique sécuritaire a un seul but : détruire les sujets politiques en lutte. Le but est de faire peur, de marquer les corps de ceux et celles qui s’opposent.

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Or, ces élites au pouvoir sous-estiment l’immunité collective créée par plusieurs décennies de lutte contre les coups d’un régime répressif. Elles oublient que le 14 janvier 2011, pour ces enfants de la révolution, est la date de la conversion de l’expérience de la peur en une expérience première du politique rendant impossible la soumission et vitale l’autodéfense quand la vie est est rendue si invivable qu’elle se résume à la survie.

Ainsi, dans ce contexte politique, économique et pandémique ou tout concourt à empêcher les dominés, les plus fragiles d’agir, les jeunes des quartiers populaires en Tunisie font front ensemble en faisant corps ensemble, créant un « Nous » politique. Ces jeunes rappellent que la marginalisation n’est pas une fatalité, affirment collectivement leur force et, surtout, démontrent brillamment que la dignité ne peut être offerte par un simple jeu électoral – elle ne peut être que conquise – et offrent ainsi encore une fois une nouvelle opportunité d’une réanimation vitale du corps politique.

Ces jeunes, qui ont des idées et des rêves pour eux-mêmes et pour le monde, nous expliquent avec leurs corps affrontant avec courage la violence de la répression policière que les révolutions et les mouvements sociaux ne peuvent se mesurer par des critères comme le succès ou l’échec. L’enjeu n’est pas seulement de gagner une lutte ; c’est le processus révolutionnaire qui, prenant comme point de départ la dignité des révoltés, peu importe comment, quand et où il se déroule, transforme à jamais la façon dont ces jeunes, les acteurs principaux de l’avenir de la Tunisie, se perçoivent eux-mêmes, abordent leurs relations avec les autres et construisent la société dans laquelle ils aspirent vivre.

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