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La santé mentale des policiers : un tabou français ?

Un policier à terre lors d'affrontements avec des groupes en marge de la manifestation pour les libertés le 26 novembre
Un policier à terre lors d'affrontements avec des groupes en marge de la manifestation pour les libertés le 26 novembre à Paris. Face à des contextes stressants et violents, les agents sont souvent livrés à eux-mêmes. Thomas COEX / AFP

Le déchaînement de coups sur le producteur parisien Michel Zecler de la part de policiers s’inscrit dans une actualité lourde de déviances policières, qualifiées dans ce cas précis, « d’images qui nous font honte » par Emmanuel Macron. Ces violences semblent briser un peu plus, à chaque événement, le lien avec la population.

Lors de leur audition, les quatre policiers mis en cause dans l’affaire Michel Zeckler auraient justifié leurs actes par la « panique » et « la peur ».

Au-delà de l’enquête en cours sur ces faits et d’autres du même ordre, il convient de s’interroger sur la santé mentale des policiers, voire leur capacité psychique à résister au stress au lieu d’user de la violence comme seul recours dans un métier exposé constamment à des situations émotionnelles ou embarrassantes.

Des policiers traumatisés

De début 2016 à début 2018, j’ai mené une recherche doctorale en agglomération parisienne, à l’écoute de policiers de terrain dans huit commissariats ou services spécialisés, allant de brigades d’investigation en brigades de voie publique.

La question centrale était de savoir comment ces hommes et ces femmes arrivaient ou non à préserver leur santé mentale.

J’ai animé des groupes de paroles avec les policiers. Beaucoup évoquaient des collègues exécutés avec sang-froid lors d’attentats (Ahmed Merabet janvier 2015), les traumatismes, les meurtres ciblés (Magnanville le 13 juin 2016) et les attaques groupées comme à Viry-Châtillon (Essonne) où plusieurs policiers ont été grièvement brûlés.

Les discours reflétaient un malaise collectif rarement exprimé publiquement car couvert par une forte culture corporatiste, invitant au secret et régulée par un devoir de réserve. Un malaise que certains ont appelé le « blues » des policiers et qui résulterait d’un besoin de refonte profonde de la police.

Indécision hiérarchique et politique

Les paroles des policiers, profondément marquées par ces évènements violents ou traumatisants exprimaient qu’ils devaient y faire face, dans un contexte de crise institutionnelle.

Un état de crise se caractérise par des constituants communs :

Evénements déclencheurs bouleversants, sidération des autorités, rupture d’équilibre des relations de pouvoir, propagation des conflits. Or ces éléments se retrouvent tous aujourd’hui dans l’institution policière, secouée, à l’extérieure, par un véritablement ébranlement de la société, et en interne par une indécision hiérarchique et politique.

Effigies d’Emmanuel Macron, Gérard Darmanin (ministre de l’intérieur) et Didier Lallemant (préfet de police de Paris) lors de la marche pour les libertés le 28 novembre
L’inaction et le manque de décisions dans les sphères hiérarchiques pèsent sur le travail des policiers. Effigies du Président Macron, Gérarld Darmanin (ministre de l’intérieur) et Didier Lallement (préfet de police de Paris) lors de la marche pour les libertés le 28 novembre. Joel Saget/AFP

Or, sans aucune transformation de l’organisation du travail et sans une régulation du métier assumée par le management, la rupture d’équilibre dans les relations de pouvoir se généralise (entre police-population-monde politique). Il s’y ajoute pour les opérationnels de terrain des conflits de valeur dans l’exercice quotidien du métier, ainsi qu’une amplification des conflits d’objectifs.

L’analyse psychologique montre que cette crise et ces traumas répétés affectent la santé mentale des policiers dont de nombreux membres ont eu recours au suicide, souffrant à la fois d’une trop forte tension entre règles formelles et réelles de l’activité et d’un manque d’intégration dans le groupe d’appartenance, deux fondamentaux du lien social que soulignait Émile Durkheim.

Les policiers en « burn-out » sont traités au Chateau de Courbat, AFP.

En 2019, selon un décompte de la police nationale, 59 policiers se sont suicidés, soit une hausse de 60 % par rapport à l’année précédente. La hausse est telle que l’Observatoire national sur le suicide parle dans une fiche récente de surmortalité par suicide.

Une spécificité que l’Institution policière fait traiter par plus de 80 psychologues cliniciens.

Une résistance à penser malaise policier et organisation du travail

Pourtant mes terrains ont révélé une organisation managériale relativement indifférente à la souffrance exprimée. L’institution, très hiérarchisée, bureaucratisée, frileuse à toute intrusion – y compris celle de la recherche – cultive une forme d’ambivalence qui déteint sur les individus.

Le policier est pris entre désir de reconnaissance de son malaise mais aussi de son travail, et une posture défensive face à la suspicion généralisée.

Il est sous surveillance de sa hiérarchie (attentes de résultats), mais aussi des médias et de la population.

Paradoxalement, et nonobstant une organisation très verticale du travail, la hiérarchie préfère laisser le policier être autonome sur le terrain de l’action, sans officiers, s’en remettant au « discernement » de l’agent.

L’agent est donc fort d’un pouvoir discrétionnaire qui lui permet d’agir dans les « zones grises », à la limite de la légalité, versant lui-même parfois dans la violence illégitime ou le délit.

Enquête sur une brigade du XVIIIᵉ arrondissement à Paris en 2019, suspectée de corruption.

Les manquements à la déontologie de quelques-uns des policiers jettent la suspicion sur l’ensemble de la profession. Or la hiérarchie se contente de sanctionner et de laisser communiquer les syndicats, sans analyser a posteriori la cause de ces comportements.

La profession pâtit d’une absence de rôle moteur de la hiérarchie dans la définition des limites assignées aux policiers. Par exemple le cas de l’usage de l’arme dans le cadre de la « légitime défense », un sujet qui continue de faire débat.

« quand ils n’ont pas de solution, ils pensent police »

À cette situation managériale complexe s’ajoute une image indifférenciée du policier au sein de la population.

Une confusion existe entre l’interprétation du métier par les usagers, tentés d’instrumentaliser la police pour leurs conflits de voisinage ou intrafamiliaux, et les missions codifiées de police.

Par exemple, lors de mes entretiens, un gardien de la paix reporte la question sur le public, qui ne sait pas clairement ce qu’il attend de la Police :

« Notre rôle [c’est] Assister-Servir-Protéger [ce qui est écrit sur l’uniforme]… Mais la population à la fois a une vision répression de la Police, allant jusqu’à l’agressivité voire la haine, et a de fortes exigences envers un Service public qui doit montrer l’exemple » […] »

Un brigadier évoquait :

« une relation avec le public qui ne s’arrange pas » ; « la population utilise la Police pour régler des conflits interpersonnels qui n’ont rien à voir avec du pénal ou une quelconque infraction à la loi » ;

« il y a un fossé entre ce que pense les gens du travail de la police [et le métier de policier] » ; « quand ils n’ont pas de solution, ils pensent police » ; « [on est] souvent l’objet de l’arrogance des personnes auditionnées, et souvent confrontés à des réflexions comme : vous êtes payés pour ça, lorsqu’on montre son exacerbation ou sa saturation ».

Les Français abusent du 17, AFP.

Un autre brigadier ajoute :

« Des appels injustifiés sont fréquents ; ils sollicitent des effectifs contingentés et insuffisants » ; « on appelle la police pour tout et n’importe quoi […] On est plus centré sur nos missions de base » ; « tout cela explique que nous soyons en permanence sur la réserve ».

« Mais ce renfermement c’est surtout parce qu’on n’a pas le droit de dire aux gens la réalité des manques de moyens » ; « on doit faire du politiquement correct ».

Les policiers se voient alors confrontés à contenir des contradictions sociales exacerbées. Cela requiert davantage de régulation autonome pour s’adapter aux transformations sociétales, au moment où le nouveau management public (NMP) est introduit dans l’action publique.

Un management qui, s’il n’est pas pensé en termes d’innovation et de co-construction, impose une régulation de contrôle bureaucratique resserrée avec des évaluations individualisées sans valorisation du collectif de travail.

Un manque de relations

Ce mode de management se répercute sur la communication dans le métier, jusque dans l’intervention terrain. Les policiers me confiaient manquer de contacts au sein des services de police, entre brigades, mais aussi au sein même de leurs brigades.

Sans espaces et temps dédiés pour le dialogue, pour échanger sur le métier, recourir au collectif ou à l’expérience des « anciens », les policiers doivent affronter un « vide relationnel ».

Or, ces échanges verbaux pourraient pourtant leur permettre de décharger leurs peurs et leur appréhension du « sale boulot » ou obtenir un arbitrage et une cohérence entre interprétations policières et judiciaires. Et surtout de faire des retours de l’expérience de terrain au management.

Le documentaire Dans la tête d’un flic de François Chilowicz (Arte, 2018).

J’ai ainsi constaté que, dans les services où se pratique l’écoute consciente des chefs, où le récit collectif du vécu professionnel se fait quotidiennement et où l’organisation du travail facilite la solidarité en interne, les équipes évoquent plus de bien-être au travail. Ils constatent aussi une meilleure compréhension et coopération avec la Justice et une confiance réciproque.

Un sentiment d’impuissance et de vulnérabilité

Une autre source de malaise provient de conflits de valeurs qui surgissent dans le quotidien, souvent aggravés par des interprétations différenciées des infractions entre police et justice, comme dans le cas du contrôle d’identité.

D’une part il est demandé aux services une certaine proactivité/réactivité des agents dans le contrôle d’identité. Ces derniers sont pourtant sensibilisés déontologiquement aux questions de discrimination.

Une policière s’explique, faisant référence au contexte dans lesquels elle doit intervenir, des quartiers denses où évoluent des populations, souvent d’origines nord-africaines ou subsahariennes, qu’on demande de contrôler :

« L’article [du Code de déontologie] dit : un contrôle d’identité… ne se fonde sur aucune caractéristique physique ; on ne fait pas de contrôle au faciès, mais proportionnellement [à la population], dans les quartiers où nous avons à intervenir [pour les infractions à la législation sur les étrangers (ILE) et le délit de trafic de stupéfiants]. »

Mais ce discours peut-il être pris pour une vérité ?

Une femme filme un garde mobile lors de la manifestation pour la Marche des libertés du 27 novembre à Paris
Une femme filme un garde mobile lors de la manifestation pour la Marche des libertés du 27 novembre à Paris. Olivier Chassignole/AFP

Les processus enclenchés par ces conflits de valeurs aboutissent chez les policiers à une impression d’impuissance à les régler. Cette impuissance à « faire du bon boulot » et à répondre aux attentes de la population nourrit le sentiment de désaffiliation des policiers vis-à-vis des citoyens.

De même les conflits d’objectifs mettent les policiers face à l’impossibilité de juguler les tensions et les risques auxquels ils sont confrontés. Des tensions et des risques s’appuyant sur des peurs mutuelles, tant du côté policier que des personnes délinquantes ou soupçonnées de l’être.

Par exemple, les contraintes procédurales croissantes dans un temps incompatible, le manque de communication entre services de voie publique et service d’investigation judiciaire ou encore les violences urbaines qu’on demande de dompter sans pour autant recevoir un soutien des politiques concourent à nourrir un fort sentiment de vulnérabilité au travers des erreurs et des sanctions encourues.

Vulnérabilité, agressivité, résignation

Ce sentiment de vulnérabilité et d’impuissance, ces tensions et ces risques nourrissent la peur des policiers que provoquent les agressions, les outrages et les atteintes à la vie privée, y compris jusque dans leur cellule familiale.

Il peut en résulter une moindre adhérence au groupe, une rupture et une forte solitude psychologique. Si, dans d’autres professions, l’individu peut pallier en s’intégrant à d’autres sphères d’appartenance sociale (amis, activités, famille), ce n’est souvent pas le cas chez le policier, dont la vie est fortement confinée au milieu professionnel.

Cette forte désocialisation peut provoquer une importante détresse psychique. Celle-ci peut alors se traduire par des attitudes agressives, allant de la transgression des règles ou d’une déviance opérationnelle à un usage disproportionné de la force.

La plupart supportent mal ces agissements. Car lorsque ces dérives existent, elles résistent assez peu à la pression médiatique. Aussi, une majorité des policiers de terrain rencontrés souhaitent généraliser les caméras portables afin de faciliter la prise en compte de leur parole et éviter les rumeurs et les informations tronquées qui leur pèsent.

Le plus grand nombre construit des mécanismes de dégagement, d’évitement des troubles psychiques qui vont du retrait des rôles opérationnels à l’accommodation-résignation : l’attente d’une mutation ou de la retraite.

Recommandations pour reconstruire la santé mentale

Reconstruire une santé mentale dépend ainsi de l’importance du collectif, des échanges, mais aussi d’un encadrement porteur de sens et de moyens pour les objectifs fixés.

Les officiers de police pourraient ainsi être le principal moteur des échanges en mettant en place des pratiques réflexives et discursives autour de la régulation du travail et des normes de métier communes qui seraient reconnues par le management.

Pour être à l’écoute des signaux faibles chez les individus en phase de rupture de socialisation, il semble impératif de développer les qualités pédagogiques de ces officiers, de rétablir leur proximité avec le terrain de l’action, et une implication dans le métier.

L’articulation avec l’extérieur parait également cruciale. Notamment avec d’une part la population et d’autre part, le parquet, dans la mesure où les policiers affirment travailler pour la protection du public et le bien des victimes de délits ou de crimes.

Enfin, afin de remédier aujourd’hui aux impasses du métier de policier, et pour lui redonner du sens, il convient que le monde politique sorte les missions de Police du « en même temps » et adopte une vision globale de la Sécurité. Pour y arriver, une définition des objectifs et une refonte de la formation (initiale comme continue) de chaque entité policière en termes de protection du public ou de répression des délinquants semblent prioritaires.

Or il semblerait que très récemment publié Livre blanc sur les forces de sécurité intérieure et la loi « Sécurité globale » fassent pour le moment l’impasse sur la santé mentale de leurs agents.

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