_ Maxime Vaudano, dans son blog, a commenté le long communiqué du 13 février 2017 relatif à cette question d’actualité brûlante que Foodwatch, l’Institut Veblen, la Fondation Nicolas Hulot ont rédigé et diffusé) après une série d’entretiens auxquels j’ai été associée aux côtés de Dominique Rousseau (également professeur de droit public à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) et de Laurence Dubin (professeure de droit public à l’Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis). Je ne peux que l’en remercier tout en regrettant que le traitement légitimement critique des arguments développés dans ce communiqué risque de faire naître sur certains points des quiproquos._
Voici quelques éléments de clarification et d’approfondissement du débat autour de la compatibilité du CETA avec la Constitution française.
Saisir ou non le Conseil constitutionnel
Commençons par les doutes relatifs à la pertinence même de saisir le Conseil constitutionnel de cette question avant que le Parlement français autorise la ratification de l’accord.
Même si le Parlement en autorise la ratification, étape essentielle, ce traité n’engagera internationalement la France qu’au terme d’une longue procédure, une fois en vigueur pour elle et pour ses partenaires – sous réserve d’application provisoire (question sur laquelle nous ne reviendrons pas ici).
Il va sans dire que le Conseil constitutionnel n’a pas à « valider » (le terme serait d’ailleurs impropre) des engagements internationaux qui entrent dans le champ de l’article 53 de la Constitution pour que le Parlement puisse autoriser le Président de la République à les ratifier. Le Conseil constitutionnel peut être saisi, ce n’est qu’une faculté. Cependant, il est sage, lorsque la ratification d’un traité aussi ambitieux que le CETA est envisagée, de demander au Conseil constitutionnel de dire s’il comporte une ou des clauses contraires à la Constitution (art. 54).
En cas de réponse positive à cette question, soit la France renonce à le ratifier, soit le traité doit être renégocié pour être purgé des clauses jugées incompatibles avec la Constitution avant de pouvoir être ratifié – ce qui, en pratique, est très difficile car il faut rouvrir les négociations internationales –, soit la Constitution doit être modifiée afin que le traité inchangé puisse être ratifié par le chef de l’État. Du moins la ratification intervient-elle alors au terme d’un processus politique dûment éclairé par l’analyse du Conseil constitutionnel.
Plus de 60 députés ont précisément estimé que le CETA appelait un examen par le Conseil constitutionnel et l’ont saisi le 22 février dernier sur la base de l’article 54 de la Constitution.
D’autres traités qui ressemblent fort au CETA, notamment en ce qu’ils contiennent des mécanismes d’arbitrage des différends entre État et investisseur étranger, sont déjà en vigueur sans qu’aucun problème constitutionnel ait jamais été soulevé, lit-on. En effet, le Conseil constitutionnel s’est prononcé une fois sur un accord de protection et de promotion réciproques des investissements (avec la Mongolie) mais en envisageant seulement la régularité procédurale de l’autorisation parlementaire de ratifier (1993). La confrontation de la substance de tels accords avec les dispositions essentielles de la Constitution n’a pas encore eu lieu. Or, il est anormal que des traités emportant un transfert de compétences – par exemple des tribunaux nationaux aux tribunaux arbitraux relatifs aux investissements étrangers (formule rénovée et appelée « le Tribunal » dans le CETA) – n’aient jamais été soumis en France aux rigueurs du test de constitutionnalité.
Cela peut s’expliquer par le fait que, pendant longtemps, les accords d’investissement étaient conclus, sous couvert de réciprocité, dans le but politique de protéger les investisseurs occidentaux dans l’État partenaire (souvent en voie de développement). Dès lors, les parlementaires et autres autorités détentrices du pouvoir de saisir le Conseil constitutionnel n’avaient guère de raisons de s’interroger sur les atteintes, tout hypothétiques, que le mécanisme dit « ISDS » (Investor-State Dispute Settlement) aurait pu porter aux « conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale » ou au principe d’égalité, en France même. La conclusion d’accords moins inégalitaires (politiquement et économiquement) – comme le CETA – fait justement ressortir cet enjeu en pleine lumière.
Il est tout aussi anormal que des accords instituant, dans le domaine du commerce cette fois, des « disciplines » aussi rigoureuses que les accords OMC n’aient pas fait l’objet d’un contrôle serré avant ratification, alors qu’il est difficilement contestable que de tels accords exercent sur les Etats parties et l’Union européenne une contrainte très forte dans les domaines législatif et réglementaire. Dans le cas de l’OMC, la compétence exclusive de l’Union européenne en matière commerciale aura pu décourager les velléités de demander au Conseil constitutionnel de se prononcer sur un accord qui est néanmoins considéré comme mixte et auquel la France est partie.
Avec ses volets commerce et investissement, il est bien légitime que le CETA inaugure – enfin ! – en France le contrôle de constitutionnalité d’accords typiques de l’ère de la globalisation qui emportent des transferts importants de compétences, même s’ils n’instituent pas une organisation internationale intégrée et bien organisée juridiquement comme l’est l’Union européenne.
Le CETA, accord « mixte »
Le CETA n’est pas exactement un accord conclu par l’Union européenne « au nom de ses États membres ». Il est considéré, malgré beaucoup de réticences de la part de la Commission européenne, comme un accord mixte, devant engager l’Union et ses États membres parce qu’il chevauche les domaines de compétences de l’Union et des membres. Mais quels domaines précisément relèvent de la compétence respective des États membres et de l’Union ?
La question prête encore à discussion dans l’Union et mérite un renvoi à la CJUE qui englobe aussi les questions de compatibilité au fond du CETA avec le droit de l’Union européenne et, notamment, les compétences de la CJUE. Que la CJUE soit saisie d’une demande d’avis, comme l’a exigé Paul Magnette, est donc une nécessité. Il ne suffit pas d’attendre l’avis sollicité de la Cour de Luxembourg sur l’accord UE-Singapour.
Logiquement pourtant, si la nature mixte du CETA est prise au sérieux, il peut être examiné aussi par les cours constitutionnelles nationales. Les deux procédures n’ont rien d’exclusif. Outre le Conseil constitutionnel, la Cour constitutionnelle allemande devra se prononcer – ce qu’elle n’a pas encore fait sur le fond, quoiqu’elle ait déjà donné des indications sur sa lecture du CETA dans des procédures d’urgence.
Différences de traitement et rupture d’égalité
Venons-en aux observations sur l’accord lui-même qui font douter de sa compatibilité avec la Constitution française. Bien sûr que la jurisprudence du Conseil constitutionnel ne condamne pas toute différence de traitement, toute rupture d’égalité ! Elle est assez subtile cependant pour ne pas se laisser résumer dans une formule télégraphique du type « il faut des critères objectifs » c’est le cas » (v. le blog transatlantique).
Les critères sur la base desquels le CETA établit une différence de traitement sont-ils vraiment objectifs (v. not. art. 8.1, 8.2, 8.18, 8.23) ? Au regard des bénéfices économiques attendus des investissements, y a-t-il une différence objective entre l’investissement en France d’une société française et l’investissement en France d’une société canadienne (protégé, lui, par le CETA) ? entre l’investissement en France d’une société immatriculée en France mais contrôlée par des intérêts canadiens (protégé par le CETA) et celui d’une société immatriculée en France contrôlée par des intérêts ne se rattachant pas au Canada ?
Les retombées économiques varient-elles donc selon la nationalité de l’investisseur ? Ce serait peut-être le cas si la condition faite aux investissements différait aujourd’hui en France selon la nationalité de l’investisseur, tout particulièrement en termes de garanties juridictionnelles des droits. Or, précisément, la preuve ne semble pas rapportée d’une différence de traitement préjudiciable aux investisseurs canadiens qui ne pourrait être compensée que par une protection substantielle doublée de l’octroi d’un privilège de juridiction devant le Tribunal.
Alternatives au mécanisme du Tribunal
L’objectif de traitement non discriminatoire (art. 8.6 ss.), de traitement juste et équitable des investisseurs et des investissements (art. 8.10) ou de protection contre une expropriation illégale (art. 8.12) poursuivi par le CETA serait parfaitement atteignable si le CETA garantissait un tel traitement aux investisseurs « canadiens » en France et prévoyait que ceux-ci puissent l’invoquer formellement devant les juridictions nationales des États membres de l’Union, dont on rappellera qu’elles statuent sous le contrôle de la Cour européenne des droits de l’homme. Mais le CETA l’exclut (art. 30.6).
Il serait d’ailleurs peut-être suffisant, et prudent, de s’engager à offrir seulement un traitement non discriminatoire puisque les garanties superposées qu’offrent la Constitution et la Convention européenne des droits de l’homme – sans même parler du droit de l’Union – protègent déjà les investisseurs, fussent-ils étrangers, contre un traitement injuste, inéquitable, attentatoire au droit de propriété.
Désavantages pour les investisseurs français en France
Mais laissons là le débat sur les garanties de fond et revenons aux garanties juridictionnelles. Au mécanisme simple proposé ci-dessus a été préférée l’institution du Tribunal susceptible de déposséder les juridictions nationales car il peut être saisi, moyennant de faibles contraintes, par les investisseurs canadiens pour contester un traitement qu’ils estiment contraire au CETA et demander réparation du préjudice subi.
Cette concession peut certes être envisagée comme la contrepartie de la faculté pour les investisseurs français au Canada (plus généralement : les investisseurs des Etats membres de l’Union au Canada) de préférer le Tribunal aux tribunaux canadiens pour se prémunir contre la violation du traitement prévu dans le CETA par une mesure imputable au Canada. Mais comment expliquer qu’à niveau de développement économique et juridique sensiblement équivalent, les investisseurs français (plus largement européens) aient tant à redouter des tribunaux canadiens ? Et même si leurs craintes étaient un tant soit peu fondées, serait-il compatible avec la Constitution d’imposer aux investisseurs français en France un traitement moins favorable que celui des investisseurs canadiens en France (avec lesquels ils peuvent être directement en concurrence)… pour accroître les garanties des investisseurs français au Canada (avec lesquels ils peuvent être par ailleurs en concurrence) ?
Dans le même temps, en effet, les investisseurs français en France supporteront le coût de ces mêmes mesures que les investisseurs canadiens en France pourront contester devant le Tribunal. Ou alors, ne pouvant invoquer le bénéfice des protections inscrites dans le CETA, réservé aux investisseurs de l’autre partie (investisseurs du Canada, donc – art. 8.2), il leur faudra, pour pouvoir demander réparation des effets négatifs de ces mêmes mesures sur leurs propres opérations d’investissement, mobiliser des règles ou des principes généraux – et non un droit « spécial » – applicables en France par des juges nationaux dont le référentiel, à supposer qu’ils trouvent motif à réparation, ne sera pas exactement le même que celui des arbitres qui siégeront au Tribunal. En d’autres termes, les investisseurs français en France ne disposeront contre ces mesures que de voies de recours nationales parfaitement effectives et équitables, à l’issue relativement prévisible, et mieux à même de garantir un plus juste équilibre entre les droits des investisseurs, d’une part, et le ménagement de l’intérêt général et des deniers publics, d’autre part. Bref, des voies de recours praticables mais moins « payantes ».
Atteinte aux conditions essentielles d’exercice de la souveraineté
Il nous semble bien que se combinent ici rupture d’égalité et atteinte aux conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale puisque, d’une part, l’Etat pourrait être condamné à acquitter une forme de… « droit de réguler » sonnant et trébuchant au profit des seuls investisseurs étrangers – faussant au passage la concurrence –, d’autre part, le contentieux de la responsabilité de l’Etat pour des mesures incompatibles avec le CETA pourrait glisser des juridictions nationales normalement compétentes vers le Tribunal si l’investisseur canadien le jugeait expédient.
Ces différences de traitement ne nous semblent pouvoir se justifier constitutionnellement ni par une impression, un préjugé ou une spéculation sur les anticipations des investisseurs, ni par une familiarité plus grande avec les tribunaux d’arbitrage qui les rassurerait, mais seulement par une rigoureuse démonstration adossée à la formule du Conseil constitutionnel : « le principe d’égalité ne s’oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général pourvu que, dans l’un et l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport avec l’objet de la loi qui l’établit ».
Sans justification objective évidente en revanche, la différence de traitement procédural instituée au bénéfice des investisseurs étrangers exposera finalement l’Etat français à devoir anticiper le risque de contentieux devant le Tribunal lorsqu’il examinera de nouvelles mesures susceptibles d’affecter les investissements étrangers, à se défendre en cas de contentieux devant le Tribunal après l’adoption des mesures et à acquitter, si ces mesures sont jugées incompatibles avec le CETA par le Tribunal, des indemnités qui compenseront leur coût économique (les pertes subies) pour les seuls investisseurs canadiens. À moins qu’effrayé, malgré l’article 8.9 du CETA selon lequel « les Parties réaffirment leur droit de réglementer sur leurs territoires en vue de réaliser des objectifs légitimes en matière de politique… », l’Etat n’ait renoncé en chemin à légiférer, réglementer, décider… dans l’intérêt général.
Coopération réglementaire
Or, à l’intrusion dans l’exercice de la compétence des juridictions nationales et au renchérissement potentiel du coût de la législation dans l’intérêt général viennent encore s’ajouter les contraintes liées à la coopération réglementaire et aux comités établis par le CETA (Comité mixte et comités spécialisés). Nous sommes d’accord, et le communiqué de Foodwatch est clair sur ce point, que la coopération réglementaire se développera, heureusement, sur une base volontaire. Elle pourra poursuivre l’objectif de « prévenir et éliminer les obstacles inutiles au commerce et à l’investissement » (art. 21.2.4a). Il est clair aussi que le refus d’y participer ne pourrait pas être contesté en tant que tel par les investisseurs devant le Tribunal. Il reste qu’il est légitime de s’interroger, au regard de la Constitution, sur les modalités de représentation des Etats membres au sein du Comité mixte s’il doit intervenir dans des domaines de compétences de l’Etat ; légitime d’ausculter les modalités de rejet d’une proposition adoptée dans le cadre du Comité ; légitime enfin de pointer que le CETA organise la coopération réglementaire d’une manière qui modifie le rapport de forces entre l’Etat et les investisseurs canadiens. On peut en effet redouter qu’une entreprise canadienne tente de peser sur la coopération réglementaire sur le mode officiel (art. 21.8 – v. aussi art. art. 26.1.5b) et sur un mode officieux, en menaçant sourdement la France de saisir le Tribunal, en tant qu’investisseur sur son territoire, si, ne s’associant pas à la coopération réglementaire, la France décidait d’adopter ou de maintenir une mesure qui le gêne.
Contraintes procédurales multiples
Ce dernier argument semble spéculatif ? Admettons. On n’en a pourtant pas fini avec l’enserrement de l’Union et des Etats membres dans les contraintes procédurales : le risque contentieux global qui pèsera sur l’activité législative et réglementaire en France est en effet encore alourdi par la procédure « interétatique » de règlement des différends relatifs à l’interprétation et l’application du CETA (entre le Canada d’une part, l’Union ou ses membres d’autre part) (chap. 29). Cela s’ajoutant aux possibilités offertes par les accords OMC (art. 29.3.1).
Principe de précaution et réversibilité de l’accord
Deux mots encore. À propos du principe de précaution, d’abord. Cette saisine donne au Conseil constitutionnel l’occasion de déployer tous les effets de l’article 10 de la Charte de l’environnement (« la présente Charte inspire l’action européenne et internationale de la France ») en examinant si les formules inscrites en matière environnementale dans le CETA satisfont cette exigence. À propos de la dénonciation de l’accord, enfin. Si le CETA, accord mixte, est susceptible de porter atteinte aux pouvoirs normatifs et juridictionnels des autorités françaises et, ainsi, aux « conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale », c’est bien le moins que la faculté et les modalités d’une dénonciation unilatérale effective par la France puissent être connues avant la ratification. Le CETA n’est pas parfaitement clair sur ce point et comporte, en tout état de cause, une clause de survie de 20 ans pour le chapitre « investissements » (art. 30.9) qui mérite examen. Un tel flou n’enveloppe-t-il pas déjà d’autres accords mixtes ? À voir, mais les erreurs du passé ne sauraient justifier d’être aujourd’hui imprévoyant.
La saisine du Conseil constitutionnel n’a, décidément, rien de futile.