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L’affaire Khashoggi, nouvel avatar de l’opposition entre la Turquie et l’Arabie saoudite

Cérémonie en hommage au journaliste saoudien Khashoggi, à Istanbul, le 11 novembre 2018. Ozan Kose/AFP

Les fuites organisées par Ankara des documents macabres de l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi, le 2 octobre 2018, au consulat d’Istanbul ont profondément déstabilisé le royaume saoudien, tendant à transformer les équilibres géopolitiques dans la région. Le Président Turc, Recep Tayyip Erdogan, y voit une réelle opportunité de relancer sa politique étrangère. Ce dernier cherche en effet à consolider ses positions sur plusieurs dossiers de la région, notamment sur l’affaire du blocus diplomatique et économique de son allié qatari (en vigueur depuis 2017).

Au-delà du fait divers, que retenir de l’affaire Khashoggi ? Elle confirme, en premier lieu, les craintes d’une vision hasardeuse et hégémonique de la politique étrangère du royaume d’Arabie saoudite. Ensuite, cette affaire vient raviver une ancienne et profonde ligne de fracture idéologique au Moyen-Orient, bien souvent éclipsée par la très médiatique opposition sunnite/chiite : celle du fossé idéologique des deux grandes puissances régionales sunnites.

Enfin, et de ce fait, on observe une inquiétante recomposition des alliances, autour de la question du leadership régional, qui pourrait marquer le rapport de force au Moyen-Orient et retarder la stabilisation du Moyen-Orient.

Les errements diplomatiques du système Mohammed ben Salman

Déjà déstabilisée l’année précédente par l’enlèvement présumé du premier ministre libanais Saad Hariri, la politique étrangère saoudienne a continué à enregistrer plusieurs revers diplomatiques : le rappel de l’ambassadeur saoudien à Berlin suite aux déclarations du ministre des Affaires étrangères allemand, la cristallisation des tensions diplomatiques avec la Suède, le gel des relations commerciales et l’expulsion de l’ambassadeur canadien du royaume wahhabite ont fait entrer la politique extérieure du prince héritier Mohammed ben Salman (« MBS ») dans une zone de turbulences dangereuse pour sa légitimité en interne.

Mais ce sont naturellement les relations avec les États-Unis qui posent le plus question. La lune de miel entre Donald Trump et MBS, initiée lors du premier voyage diplomatique du Président américain à Riyad, le 20 mai 2017, semble aujourd’hui être remise en cause par le malaise perceptible de l’administration américaine face aux agissements des Saoudiens dans l’affaire Khashoggi.

Loin de constituer une simple menace à court terme sur la relation américano-saoudienne (depuis 1945), l’événement restera dans les mémoires et pourrait, le cas échéant, influencer le processus décisionnel américain dans ses relations avec l’Arabie saoudite, mais également dans la construction de sa politique au Moyen-Orient.

Dans le même temps, la politique régionale du royaume est elle aussi entachée de plusieurs échecs. Riyad n’est pas parvenu, via le blocus du Qatar, à faire rentrer dans le rang le micro-Etat voisin : son PIB poursuit sa croissance malgré l’embargo et Al Jazzera continue d’émettre depuis Doha.

Mais c’est plus particulièrement le conflit yéménite et la crise humanitaire subséquente qui, bien que restant en dehors des grandes préoccupations de l’actualité internationale, met en lumière la vision hasardeuse et quelque peu instinctive des stratégies de politiques étrangères saoudiennes.

La (re)découverte d’une ligne de fracture idéologique au Moyen-Orient

Les relations entre la Turquie et l’Arabie saoudite sont compliquées depuis bien longtemps. Au XIXe siècle déjà, l’Empire turc ottoman avait par deux fois stoppé l’expansion territoriale de la famille Al Saoud sur les terres d’Arabie. Le temps n’est certes plus à la confrontation d’un Empire contre un Royaume, mais bien à celle d’une opposition entre deux puissances régionales sunnites souveraines aux idéologies radicalement différentes. L’essentiel réside dans la configuration politique et idéologique des deux pays.

À l’heure d’un néo-ottomanisme turc – initié depuis 2009 par l’ancien ministre des Affaires étrangères Ahmet Davutoglu –, Ankara revêt toutefois les apparats de l’État de droit laïc et social (article 2 de la Constitution turque), institutionnalisé et rationnel, fonctionnant selon un modèle d’ordre démocratique. Et cela, bien que le Président turc s’emploie à définir ce qui est « raisonnablement » acceptable dans une démocratie.

le Président Erdogan lors d’une cérémonie, le 10 novembre 2018, à Anitkabir, en mémoire de Mustafa Kemal Ataturk (décédé 80 ans auparavant). Adem Altan/AFP

Le candidat du parti islamiste modéré Erdogan a néanmoins remporté plusieurs élections successives. Et s’il paraît plus difficile aujourd’hui qu’il y a dix ans de parler d’une Turquie démocratique, cela reste une réalité en terme d’élection, de représentation des partis politiques et de débats contradictoires (bien qu’ayant lieu dans les médias contrôlés par l’État central).

Que l’on ne s’y trompe pas : l’idée ici n’est pas de vanter les mérites de la démocratie moderne turque, largement battue en brèche (en témoignent les purges successives du régime effectuées dans les médias, dans la justice, les universités, etc.), mais de souligner que les institutions politiques et sociales de la Turquie continuent d’effrayer le modèle monarchique défendu par l’Arabie saoudite.

Par ailleurs, le parti politique du Président Erdogan, l’AKP (Parti de la justice et du développement), incarne une perspective islamiste modérée dans la région qui vient directement s’opposer aux préceptes rigoristes de l’islam wahhabite émanant de Riyad. Proche des Frères musulmans, l’idéologie de l’AKP s’oppose frontalement à l’idée même d’une monarchie dans le monde musulman sunnite qu’elle considère comme dépourvue de toute légitimité islamique.

Ces différences correspondent d’ailleurs aux positions géopolitiques défendues par les deux puissances rivales au cours des soulèvements arabes de 2011. D’un côté, les Turcs ont assisté avec satisfaction à la montée en puissance des Frères musulmans dans plusieurs pays du Moyen-Orient (Égypte, Tunisie) ; de l’autre, la monarchie saoudienne regardait avec inquiétude cette menace existentielle grandissante dans son giron régional, n’hésitant pas lorsque celle-ci est trop proche de ses frontières à intervenir militairement, comme ce fut le cas le 14 mars 2011 à Bahreïn.

Vers une recomposition des équilibres régionaux sunnites ?

Le Président turc joue des circonstances internationales pour renforcer sa position dans la région. Derrière l’indignation suscitée par la mort de Khashoggi émerge tout d’abord la question du leadership régional. Depuis le palais blanc d’Ankara, l’administration Erdogan se sait en position favorable pour renégocier plusieurs grands dossiers : de la gestion de la crise syrienne au rapprochement avec l’Iran, sans oublier le blocus qatari, ou bien encore la lutte contre l’État islamique ou encore la redéfinition de ses relations avec l’OTAN.

Ankara a donc décidé de tirer profit de la situation pour défendre la « vérité » et se présenter comme le porte-étendard de la justice au Moyen-Orient. La Turquie fait à la fois le pari stratégique d’un jeu à somme nul (tout ce qui est perdu par l’Arabie saoudite sera gagné par la Turquie) et celui d’un retour rapide aux enjeux de la realpolitik mercantiliste (l’Arabie saoudite représentant un partenaire économique important pour Ankara).

Cette ambiguïté est-elle tenable ? Réaliste ? Il est trop tôt pour le dire. Mais c’est à un jeu d’équilibriste turc auquel nous assistons au travers de l’affaire Khashoggi.

Portrait de « MBS » lors d’un forum à Riyad, le 14 novembre 2018. Fayez Nureldine/AFP

Pour certains observateurs, la finalité serait de faire déchoir le prince Mohammed ben Salman de son statut de prince héritier du trône d’Arabie saoudite, en raison des relations complexes qu’il entretient avec l’homme fort d’Ankara. Pour d’autres, il s’agirait davantage de donner un nouveau sursaut à la nouvelle politique turque dont la grammaire avait encore largement été impensée par l’administration d’Erdogan.

Quoi qu’il advienne, l’opposition des deux puissances retarde un peu plus la quête de stabilité du Moyen-Orient, alimentant d’autant la dynamique du chaos dont personne n’a la maîtrise.

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