Le 18 février 1895, le Marquis de Queensberry dépose un bristol à l’attention du « Somdomite » (sic) Oscar Wilde à son club londonien. Cela fait des mois que l’aristocrate écossais pourchasse l’écrivain dans les restaurants et les théâtres, excédé par la liaison que ce dernier entretient avec son fils Alfred. Pour tenter de se défendre, Wilde attaque en diffamation. Ainsi commence l’un des plus grands scandales de l’époque victorienne.
Dépeint à la barre comme un dangereux prédateur, affairé à corrompre les jeunes hommes de la bonne société, Wilde est, en dépit de maigres preuves, poursuivi sans pitié. Au terme d’une affaire largement relayée et commentée par la presse, les juges condamnent le dramaturge à deux ans de travaux forcés. La sentence de la société londonienne est plus sévère encore : il en est banni à vie.
Pourtant, comme le note le sociologue Ari Adut dans son analyse détaillée de l’affaire, l’homosexualité d’Oscar Wilde était loin d’être un secret. Wilde lui-même ne s’en cachait pas. Il portait à la boutonnière un œillet vert, signe de reconnaissance alors bien identifié. On savait à Londres qu’Oscar Wilde était gay.
On savait, mais on se taisait. Car, en dépit de l’austère morale victorienne qui dénonçait l’homosexualité comme un terrible péché et un crime, beaucoup dans la haute société que fréquentait l’écrivain s’en accommodaient. Après tout, Wilde était une célébrité, aimée et justement appréciée pour son esprit incisif. Alors tant que cela restait dans la sphère privée…
Autre temps, autres mœurs. Ce qui est reproché à Weinstein est sans commune mesure avec le procès fait à Wilde par les puritains victoriens. Pourtant, les deux affaires ne sont pas sans présenter quelques similitudes.
Le secret le moins bien caché d’Hollywood
Évacuons l’évidence : le cas Weinstein se singularise par sa portée mondiale. À l’ère des médias numériques, il suffit de quelques heures pour qu’un article publié à New York déclenche un scandale mondial. L’entreprise Volkswagen, emportée il y a deux ans à peine dans une tourmente planétaire, en avait déjà fait les frais.
C’est qu’un bon scandale fait vendre du papier et gonfle l’audience publicitaire, qu’elle soit locale, nationale ou mondiale.
L’histoire, telle qu’elle est typiquement écrite, manque pourtant d’originalité : de courageux enquêteurs (policiers ou journalistes) révèlent au monde les turpitudes cachées d’un puissant, finalement démasqué et justement puni ; à la fin, la morale triomphe et le monde retrouve son équilibre.
Si ce scénario fait de grands films (Spotlight, par exemple), la fable ne résiste pas à un examen attentif.
Les « castings canapés » d’Harvey Weinstein étaient connus dans le monde du cinéma et au-delà. Dès 1998, l’actrice Gwyneth Paltrow avait évoqué à demi-mot le comportement du producteur dans un populaire talk show de télévision. D’autres indices, qui ont depuis refait surface, laissent à penser qu’il s’agissait du « secret le plus mal gardé d’Hollywood ». On savait à Los Angeles que Weinstein était dangereux.
Depuis 20 ans donc, on savait. Mais on n’en parlait pas. Après tout, Weinstein était un producteur à succès, ardent défenseur du cinéma d’auteur américain, et membre respecté de l’académie des Oscars.
Les raisons du silence
Hypocrisie ou cynisme généralisé ? L’explication est probablement ailleurs. Le scandale est, par nature, explosif et contagieux : parler, c’est risquer de contaminer tous ceux qui sont associés – de près ou de loin – à Weinstein ; parler, c’est risquer de ternir l’image de toute l’industrie du cinéma, de discréditer la profession et de se retrouver mis au ban de celle-ci.
Tant que ce n’est qu’une rumeur, ceux qui savent peuvent détourner le regard ou minimiser la portée de la faute (« c’est Hollywood »). Mais quand l’information devient certifiée par un journal de premier plan et diffusée à grande échelle, nul ne peut plus l’ignorer.
De fait, c’est l’article signé Jodi Kantor et Megan Twohey dans l’édition du New York Times datée du 5 octobre 2017 qui crée, au sens propre du terme, le scandale Weinstein.
Le grand déballage commence alors. La prudence n’est plus du côté du silence. À tous ceux qui risquent la contamination, il ne reste qu’une solution : dénoncer les turpitudes – réelles ou supposées – de l’accusé, avec le plus de zèle possible.
Soudainement, les agissements de Weinstein sont imposés à tous. Actrice, acteur, réalisateur, et même politicien : chacun est sommé de prendre parti. Les récalcitrants sont rappelés à l’ordre. Les témoignages et les dénonciations affluent sur les réseaux sociaux et autres médias. Des anecdotes, plus choquantes les unes que les autres, sont rendues publiques.
Morale, moralisation et « renouvellement » de la société
Le discours prend rapidement une tournure morale, parfois moralisatrice : au café, en famille, au bureau, on débat de ce qui est bien et de ce qui est mal, des limites de l’acceptable, des bornes de l’intolérable. Les frontières au fusain de la morale sont redessinées à l’encre noire.
Graduellement, l’attention se détourne du cas particulier de Weinstein. Son procès public est instruit (il est coupable et déjà condamné). Il est alors plus question des travers de la société contemporaine que des faiblesses d’un seul individu ou d’un petit groupe. Des pratiques auparavant tacitement tolérées sont ouvertement décriées et explicitement proscrites. Ce sont tous les déviants, nouvellement identifiés, qu’il convient de « balancer » sur Twitter et ailleurs.
Si le scandale « renouvelle la société », selon les mots d’Ari Adut, chacun sait qu’il vaut mieux s’en tenir à l’écart. Le scandale est par nature incontrôlable et dangereux : l’esclandre et l’indignation s’accompagnent de rites de purification qui vont bien au-delà du sacrifice des coupables désignés.
Comme le roc qui se détache de la montagne, le scandale suit la pente et entraîne rochers, cailloux et débris dans sa chute fracassante. Nul ne sait le chemin qu’il empruntera ou le temps qu’il lui faudra pour se poser.
Un mois après les « révélations » sur Harvey Weinstein, de nouvelles accusations apparaissent quotidiennement dans la presse : les acteurs Kevin Spacey et Dustin Hoffman, ainsi que le ministre de la Défense britannique figurent ainsi parmi les dernières cibles.
Bientôt, c’est inéluctable, les clameurs de l’affaire s’éteindront. L’intérêt pour le sujet s’est déjà émoussé. Les médias et l’attention publique se porteront sur d’autres sujets brûlants, d’autres indignités, d’autres affaires. Toutefois, en à peine quelques semaines, le scandale Weinstein aura durablement changé la société.
Alors que les poursuites pénales étaient rares dans l’Angleterre du XIXe siècle, le scandale Wilde contribua à nourrir l’hostilité de la société britannique envers l’homosexualité, qui resta pénalisée pendant plus d’un demi-siècle.