Promesse de campagne d’Emmanuel Macron, le projet de loi immigration, qui sera examinée au Parlement à partir de décembre, ne devait initialement pas revenir sur les modalités de l’accès aux soins des personnes étrangères. Mais c’était un souhait de longue date de la frange droite de l’hémicycle de modifier ce point. Les sénateurs Républicains ont donc introduit un amendement venant transformer l’Aide médicale d’État (AME) en une Aide médicale d’urgence (AMU) et qui a été adopté.
De quoi s’agit-il ? L’AME relève d’un système d’aide médicale gratuite pour les personnes les plus précaires qui existe depuis 1893 en France. Pendant un siècle, les étrangers résidant en France pouvaient bénéficier d’un accès aux soins : s’ils travaillaient, ils bénéficiaient de l’affiliation à l’assurance maladie générale ; sinon, ils pouvaient bénéficier de cette Aide médicale gratuite. En 1993, la « Loi Pasqua » vient imposer une condition de régularité de séjour pour bénéficier de cette aide « universelle ». Six ans plus tard, en 1999, l’Aide médicale d’État est créée, répondant pour la Cour des comptes à un impératif humanitaire et sanitaire :
« faisant de la France un des seuls pays européens à prévoir une couverture maladie minimale gratuite pour les personnes étrangères en situation irrégulière ».
Une aide « républicaine »
L’AME est vue comme une aide « républicaine » à un moment charnière où les aides « universelles » cessent de l’être réellement. Elle vise à (re)mettre le système de santé en accord avec les valeurs fondamentales de la République, notamment héritées de la philosophie des Lumières et qui se trouvent aujourd’hui inscrits dans la devise française.
Financée par l’État et renouvelable annuellement, l’AME s’adresse aux étrangers en situation irrégulière pouvant prouver leur présence en France depuis au moins trois mois. Les mineurs peuvent en bénéficier dès leur arrivée sur le territoire français. Une condition de ressources est également posée : le plafond de revenus à ne pas dépasser pour en bénéficier est le même que celui pour l’accès à la complémentaire santé solidaire, soit environ 9 700€ par an pour une personne seule en 2023.
L’AME permet à ses bénéficiaires d’accéder à une prise en charge à 100 % de leurs soins médicaux et hospitaliers dans la limite des tarifs de la Sécurité sociale. Elle dispense également de l’avance des frais de santé. Actuellement, les soins classiques de médecine de ville ou hospitalière sont pris en charge, ainsi que la majorité des traitements, y compris contraceptifs. Tous les frais de santé ne sont néanmoins pas couverts par l’AME (sont exclus les frais de traitement et d’hébergement des personnes handicapées, frais d’examen de prévention bucco-dentaire pour les enfants, indemnités journalières, etc.) ce qui conduit certaines associations à parler de couverture santé de second rang.
Au contraire, l’Aide médicale d’urgence, telle que conçue par les sénateurs Républicains, vise à réduire au maximum l’accès aux soins pour les personnes en situation irrégulière aux seuls :
« traitement des maladies graves et soins urgents dont l’absence mettrait en jeu le pronostic vital ou pourrait conduire à une altération grave et durable de l’état de santé de la personne ou d’un enfant à naître ».
Des économies par la suppression de l’AME ?
L’opposition à l’AME est née en même temps que celle-ci. Depuis, la question de sa suppression – ou a minima de sa réforme – est un véritable serpent de mer. Elle est discutée lors de chaque nouvelle loi relative à l’immigration ou de l’adoption des lois de financement de la Sécurité sociale. Ses conditions ont notamment été durcies en 2021.
Read more: Débat : La « Grande Sécu », mythe ou réalité ?
À l’image du rapport d’information d’une députée républicaine déposé en 2021, plaidant notamment pour un recentrement de l’AME sur les soins urgents, les pourfendeurs de l’AME s’appuient sur un argument économique, prétextant régulièrement une « hausse incontrôlée des dépenses de santé ».
Or, le nombre de bénéficiaires est stable depuis plusieurs années, bien que l’on constate une légère hausse post-Covid – environ 7 % de bénéficiaires en plus en 2022 par rapport à 2020 et son coût est estimé à environ 0,5 % des dépenses de santé. Par ailleurs, comme le montre la Cour des comptes dans son rapport précité :
« L’analyse du coût économique de l’AME est difficile à établir : il faudrait en effet pouvoir mesurer les coûts d’évitement de la propagation de maladies infectieuses ainsi que le coût des soins vitaux et urgents occasionnés par la non-prise en charge précoce des malades. »
Ainsi, rien n’indique que la transformation de l’AME en AMU permettrait une baisse des coûts.
Une violation d’un droit fondamental et des risques de santé publique
Comme le rappelle la professeure de droit public Christel Cournil, l’accès aux soins est un droit fondamental qui découle du droit à la santé, garanti par la Constitution et par de grands principes universalistes d’après-guerre (alinéa 11 du Préambule de 1946 notamment), confirmés par de multiples engagements internationaux (Déclaration universelle des droits de l’homme, la Charte sociale européenne…). De plus, pour la Cour européenne des droits de l’homme, les États doivent s’assurer du droit à la vie, ce qui passe notamment par l’octroi des soins (obligations positives de l’article 2).
En France, depuis 2003, l’accès aux seuls soins urgents pour toute personne est prévu par le droit commun (article R.1112-13 du Code de la Santé publique) :
« Si l’état d’un malade ou d’un blessé réclame des soins urgents, le directeur prend toutes mesures pour que ces soins urgents soient assurés. Il prononce l’admission, même en l’absence de toutes pièces d’état civil et de tout renseignement sur les conditions dans lesquelles les frais de séjour seront remboursés à l’établissement. »
Mais l’octroi des seuls soins urgents et vitaux peut sembler insuffisant : à terme, cela risque de conduire à une dégradation générale de l’état de santé de ces personnes par manque de médecine préventive. Dans un contexte de surcharge hospitalière, de nombreux médecins alertent sur le risque que les personnes ainsi privées de soins préventifs se présentent aux urgences avec des problèmes de santé finalement beaucoup plus graves.
Par ailleurs, il est de la responsabilité de la police municipale de s’assurer de la salubrité publique, qui comprend la santé publique. Or, avec la disparition de l’AME, les maladies risquent de se transmettre beaucoup plus rapidement, pouvant conduire à une épidémie que ces autorités sont chargées de résorber.
De multiples associations alertent sur les risques liés à une transformation de l’AME en AMU. C’est aussi le cas de nombreux médecins qui ont appelé à son maintien puis à la désobéissance si la réforme était menée à terme. Entre autres acteurs institutionnels, la Défenseure des Droits, Claire Hédon, se joint à ces protestations. Auditionnée par les rapporteurs de la Commission des lois de l’Assemblée nationale sur le projet de loi, elle a alerté sur les atteintes aux droits des étrangers, notamment « en matière d’accès à la santé ».
[Plus de 85 000 lecteurs font confiance aux newsletters de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde. Abonnez-vous aujourd’hui]
Adoption du texte du gouvernement contre suppression de l’AME ?
Revenant sur un dispositif participant au plein respect des droits fondamentaux des étrangers, les Républicains placent cette suppression de l’AME au centre des négociations avec le Gouvernement. Cet amendement est en effet désormais au coeur d’une stratégie politicienne, malgré les retombées négatives concrètes qu’il risque d’engendrer. En échange de l’adoption de mesures proposées par le Gouvernement, les Républicains ont gravé dans le texte « un certain nombre de marqueurs », notamment « le durcissement des conditions d’accès aux soins gratuits pour les étrangers malades ».
Les parlementaires de gauche semblent disposer d’une majorité insuffisante pour parvenir à revenir sur la proposition des sénateurs. Les regards sont donc désormais tournés vers le gouvernement qui peut déposer un amendement à tout moment de la procédure législative.
Avant de se positionner, le gouvernement va sûrement attendre les conclusions de la mission sur l’Aide médicale d’État confiée à l’ancien ministre de la Santé, Claude Evin, et Patrick Stefanini, conseiller d’État honoraire – attendues le 2 décembre 2023. Le pré-rapport semble indiquer que l’AME n’est ni trop chère, ni trop incitative. Des conclusions corroborant celles du précédent rapport public sur l’AME, rendu en 2019 par l’Inspection générale des affaires scoiales (IGAS). Celui-ci démontrait que l’AME ne créait aucun appel d’air et qu’il serait risqué – et in fine coûteux – de réduire le panier de soins.