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Protestors hold placards as they march during a protest against islamophobia, in Paris, Sunday, Nov. 10, 2019. Placard on the left reads : “Together against islamophobia”, and placard on the right reads: “ Your secularity, our freedom”. (AP Photo/Thibault Camus)

L'après 11 septembre : la lutte contre l’islamophobie est nécessaire, mais elle ne doit pas être un appui à l’islamisme

Les attentats du 11 septembre 2001 ont lancé un signal clair : les mouvements djihadistes islamistes étaient désormais prêts à s’en prendre directement aux puissances occidentales par des actions violentes d’envergure.

En réponse à ce défi, les États-Unis ont déployé une double stratégie au Moyen-Orient. D’abord militaire, pour combattre Al-Qaeda ainsi que certains régimes jugés menaçants, dont celui des talibans en Afghanistan. Puis politique, pour convaincre leurs alliés arabes autoritaires de laisser une plus grande marge de manœuvre à leurs sociétés civiles.

Ce deuxième volet de la stratégie était fondé sur l’idée qu’un espace démocratique plus grand rendrait le recours à la violence moins attirant pour les courants contestataires, en particulier islamistes. Cette stratégie a donc été accompagnée de diverses initiatives d’ouverture envers les courants de l’islam politique qui ne revendiquaient pas la violence comme moyen d’action privilégié.

Ces tentatives de cooptation, voire de glorification d’un certain islam conservateur, ont constitué un désavantage pour les courants sociaux et politiques sécularisés au sein même des sociétés musulmanes, mais elles ne les ont pas paralysés. Au contraire, ces sociétés ont elles aussi bénéficié de cette ouverture, qui a permis les lentes et patientes mobilisations qui ont rendu possibles les révoltes arabes de 2011.

J’ai commenté et publié sur ces événements, en tant que professeur de sociologie à l’Université du Québec à Montréal. Je m’intéresse entre autres aux transformations sociales dans les sociétés arabes, incluant l’émergence de l’islam politique, aux conflits au Proche-Orient, en particulier israélo-palestinien, ainsi qu’aux stéréotypes et aux discriminations qui ont ciblé les communautés arabes et musulmanes.

L’agenda sécuritaire et l’islamophobie

En même temps qu’il développait ses nouvelles stratégies dans le grand Moyen-Orient, le gouvernement américain a développé des stratégies sécuritaires visant à empêcher que des attaques semblables à celles du 11 septembre 2001 ne se reproduisent sur son territoire. Allié fidèle des États-Unis, le gouvernement du Canada, a lui aussi développé des stratégies similaires de lutte contre le terrorisme.

La menace du 11 septembre étant venue d’un groupe qui se réclamait explicitement de l’islam dans son action politique violente, les soupçons se sont naturellement portés vers des groupes similaires. Le discours sécuritaire a alors constitué un terreau fertile aux dérapages xénophobes qui visaient spécialement les musulmans, d’abord dans les mesures sécuritaires elles-mêmes, dont certaines étaient clairement discriminatoires. Par exemple, le traitement différentiel en fonction de l’apparence ou du nom, ou encore les « No-Fly Lists » des citoyens ordinaires dont le nom était « suspect ». Mais c’est surtout dans certains discours populistes, qui encourageaient la méfiance et la haine envers l’islam et les musulmans, que ces dérapages se sont manifestés, produisant hélas de nombreuses agressions contre des citoyens du seul fait qu’ils et elles étaient musulmans.

C’est cet ensemble de politiques, de discours et d’attitudes hostiles à l’islam et aux musulmans qui a été désigné par le terme « islamophobie », souvent considéré comme étant synonyme de « racisme antimusulman » et comme étant étroitement lié à l’agenda sécuritaire post-11 septembre.

Un pompier erre dans les débris d’un édifice encore fumant
Les traumatisants attentats du 11 septembre 2001 ont constitué un terreau fertile aux dérapages xénophobes. (AP Photo/Graham Morrison)

Des appuis à l’islam politique

En réaction à cette islamophobie, un mouvement de solidarité et de défense des droits des musulmans s’est développé au Canada et au Québec.

Initié par des associations antiracistes et de défense des droits, ce mouvement a rapidement conclu, à juste titre, qu’il fallait lutter contre les stéréotypes négatifs associés à l’islam et le montrer sous un meilleur — et plus réaliste — jour.

Mais comment aborder la question de l’émergence des courants de l’islam politique d’inspiration wahhabite, originaire d’Arabie saoudite, et qui est une forme spécifique de salafisme ? Comment tenir compte de l’émergence de l’islamisme, avec ses composantes antidémocratiques ou même liberticides ?

C’est là, je crois, que certains mouvements antiracistes ont fait des erreurs importantes. En voulant s’opposer à l’agenda sécuritaire considéré discriminatoire et islamophobe, ils ont ignoré les dangers de l’islam politique et lui ont apporté des appuis qui vont bien plus loin que la défense des droits démocratiques. Ceci les a amenés à glorifier, à l’occasion, les pratiques salafistes comme étant émancipatrices, par exemple dans cette vidéo inattendue publiée sur le site du journal Ricochet.

Plus généralement, les symboles associés à l’islamisme, ainsi que les discours identitaires islamistes, devenaient des revendications qu’il fallait appuyer activement au nom de la diversité, du libre choix et de l’antiracisme.

Des sympathies douteuses

Cette empathie ne s’est pas seulement appliquée aux pratiques religieuses orthodoxes. Oussama Atar, citoyen belge, l’un des cerveaux des attentats de Paris du 13 novembre 2015, avait été adopté par des groupes de défense des droits, dont Amnistie internationale, dans le cadre d’une campagne intitulée « Sauvons Oussama », lorsqu’il avait été emprisonné pour son association avec des groupes djihadistes. Au Canada, le controversé Adil Charkaoui (qui s’est réjoui publiquement du retour au pouvoir des talibans) avait reçu un appui, un hommage même, de la part de la Ligue des droits et libertés, quand il luttait pour faire annuler un certificat de sécurité déposé envers lui par le ministère de l’Immigration.

Adil Charkaoui devant un collège
Adil Charkaoui s’adresse aux journalistes, en février 2015, alors qu’il est soupçonné d’avoir encouragé de jeunes Québécois à partir en Syrie se joindre à Daesh. La Presse canadienne/Paul Chiasson

Ces cas ne sont pas que des anecdotes. C’est la conception même de « l’islamophobie », portée par une partie de la gauche antiraciste, qui est en jeu ici. En effet, la définition de l’islamophobie a été élargie pour considérer comme « phobie » toute critique, y compris rationnelle et documentée, des idéologies politiques qui se réclament de l’islam.

C’est ce qu’on pouvait lire dans un manuel (par ailleurs fort utile) produit dans le cadre du Islamic Heritage Month par le Toronto District School Board. Dans sa première version, publiée dans le Resource Guidebook For Educators, en 2017, on pouvait y lire cette définition : « Islamophobia refers to fear, prejudice, hatred or dislike directed against Islam or Muslims, or towards Islamic politics or culture », soit « L’islamophobie désigne la peur, les préjugés, la haine ou l’aversion dirigés contre l’islam ou les musulmans, ou contre la politique ou la culture islamique ».

Cette définition a été amendée quelques mois plus tard, en réaction aux protestations venues de… la droite, la gauche étant restée silencieuse sur cette question. Inutile de souligner ici le danger d’inclure la critique des politiques associées à l’islam comme étant du racisme islamophobe.

Cette conception de l’islamophobie portée par certains des courants antiracistes converge tout à fait avec les politiques officielles du gouvernement canadien, peut-être en raison de la stratégie d’ouverture envers l’islam politique non violent évoquée plus haut. Les efforts pour combattre l’islamophobie, définie dans ce sens très large, et sans critique de l’islamisme, trouvent ainsi un écho même au Parlement canadien, qui a adopté en 2019 une Motion pour combattre l’islamophobie.

Le combat contre le dogmatisme religieux

Cependant, dans le monde arabo-musulman, les critiques de l’islam comme idéologie politique se sont fait entendre de plus en plus. Face aux courants fondamentalistes se dressent des conceptions laïques de la société et de l’État, qui vont jusqu’à critiquer les fondements mêmes de l’islam. Ces courants ne revendiquent pas nécessairement la laïcité comme principe, mais ils l’expriment concrètement dans les arts, la culture, la littérature, les comportements sociaux et aussi la politique.

Ces critiques ne sont pas nouvelles : très visibles dans la première moitié du XXe siècle et jusqu’après l’ère des indépendances, elles avaient été étouffées par la montée de l’islam conservateur à partir des années 1970, puissamment appuyé par le régime saoudien. Mais on les voit émerger à nouveau à présent.

Dans de nombreux pays arabes, on peut voir par exemple des groupes se disant explicitement athées proliférer sur les réseaux sociaux tout en gardant un certain anonymat par peur de représailles. Un livre autobiographique d’un ex-salafiste/djihadiste devenu athée, publié sous le nom de Kafer Maghrebi (Apostat maghrébin) a eu un énorme succès durant la foire du livre de Casablanca où sa vente avait été autorisée. D’autres critiques radicales confrontent le récit officiel de l’histoire glorieuse de l’islam et contestent les rapports de domination justifiés au nom du dogme religieux.

C’est sur ces courants, enracinés dans les sociétés arabes, qu’il faudra compter pour continuer le combat contre le dogmatisme religieux et pour la laïcité, c’est-à-dire pour que les politiques de l’État n’aient pas besoin de justifications religieuses. Souvent exilés de leur pays d’origine, ceux et celles qui appartiennent à ces courants n’auront pas l’appui de cette partie de la gauche qui, en voulant défendre les droits des musulmans, appuie la propagation de l’islamisme. Ce faisant, cette gauche a cessé d’être un allié dans le combat pour la laïcité au sein des groupes arabes en situation de migration.

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