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L’assassinat des sœurs Mirabal : aux origines de la Journée internationale contre les violences faites aux femmes

Timbre officiel de la République dominicaine à l’effigie des soeurs Mirabal (2007). Prachaya Roekdeethaweesab

En août 1930, Rafael Leonidas Trujillo arrive au pouvoir en République dominicaine au terme d’une campagne présidentielle marquée par de nombreuses violences. Un système reposant sur la terreur et la corruption se met rapidement en place. Au cours des trois décennies suivantes (Trujillo sera assassiné en 1961), les crimes contre l’humanité se multiplient.

Dans les dernières années de la dictature, l’opposition se structure et se renforce : parmi les résistants, les trois sœurs Patria, María Teresa et Minerva Mirabal. Cette dernière est en 1959, avec son époux Manolo Tavárez, à l’origine de la création du mouvement révolutionnaire dit « 14 juin » ; elle avait en outre, dix ans plus tôt, tenu tête publiquement à Trujillo.

Le 25 novembre 1960, alors qu’elles allaient rendre visite à leurs maris emprisonnés pour des raisons politiques, les trois sœurs sont assassinées par des agents trujillistes.

Malgré le statut d’héroïnes nationales qui est aujourd’hui celui des sœurs Mirabal, peu d’études ont été réalisées à leur sujet. Or leur importance historique et leur dimension symbolique internationale sont indéniables : le jour de leur mort, le 25 novembre, a été choisi en 1999 par l’Organisation des Nations unies comme date de la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes.

Contexte politique et familial

Trujillo, né en 1891, connaît une ascension fulgurante dans le contexte de l’occupation militaire de l’île par les États-Unis (1916-1924). Durant cette période, il intègre la Guardia Nacional, destinée à former des militaires dominicains acquis aux intérêts étatsuniens. Il en gravit rapidement les échelons. Il est promu chef de l’état-major de la police nationale en 1924. Décidé à remporter les élections de 1930, sa campagne présidentielle se caractérise par une intimidation de ses adversaires politiques qui lui permet d’être finalement le seul candidat en lice. Dès son arrivée au pouvoir, il instaure, nous l’avons dit, un régime fondé sur une violence politique extrême, la corruption et le culte de sa personnalité.

« Le Chef », comme il se fait appeler, établit une identification totale entre le pays et lui-même. En outre, de même qu’il se considère comme le Père de la Patrie, il a une dangereuse tendance à se considérer comme le mari de toutes les Dominicaines. Cette conjonction de violence politique et de violence de genre a dominé ses rapports aux sœurs Mirabal.

Celles-ci étaient quatre ; trois d’entre elles, Minerva, Patria et María Teresa, ont été assassinées le 25 novembre 1960. Minerva, éprise de liberté, fut l’une des premières femmes du pays à obtenir un diplôme d’avocate. Cependant, du fait de ses idées politiques, elle n’a jamais eu le droit d’exercer la profession dont elle rêvait. Assassinée à 34 ans, elle laissait derrière elle deux enfants. María Teresa avait elle aussi fait des études supérieures. Dans le sillage de sa sœur, elle s’est engagée dans la lutte contre la dictature, ce qui lui a coûté la vie, à 25 ans. Elle avait une petite fille. Patria s’était mariée à l’âge de 16 ans, et n’avait pas terminé ses études secondaires. Elle a lutté avec ses sœurs et est morte à leurs côtés, à 36 ans, laissant quatre enfants. La quatrième sœur, Dedé, n’était pas engagée en politique. Elle a vécu jusqu’en 2014 et a consacré sa vie à élever ses nièces et neveux, ainsi que ses propres enfants, et à entretenir la mémoire de ses sœurs.

L’histoire tragique des sœurs Mirabal peut être bien appréhendée en revenant sur trois années charnières : 1949, 1959 et 1999.

1949 : la confrontation entre Minerva et Trujillo

Trujillo adorait danser. Ses hommes de main lui organisaient donc régulièrement des fêtes auxquelles ils invitaient, ou plutôt convoquaient, de jeunes filles dont ils estimaient qu’elles pourraient susciter l’intérêt du chef de l’État – lequel, nous l’avons dit, estimait posséder une sorte de droit de cuissage sur l’ensemble de la population féminine de son pays.

En 1949, Minerva, alors âgée de 22 ans, a été invitée à un bal tenu en présence de Trujillo. D’après les témoignages, elle a été ce soir-là contrainte de danser avec un proche du dictateur qui, au milieu d’une danse, l’a placée dans les bras du « Chef ». La version populaire qui s’est forgée avec le temps est que ce dernier aurait alors fait des avances à la jeune femme, et que celle-ci l’aurait giflé. Cette version, peu réaliste étant donné le contexte et démentie par les témoins, montre cependant ce qui est resté de cette scène : l’attitude de défi de Minerva. Selon Dedé, la conversation entre Minerva et Trujillo a pris un tour politique :

« Trujillo a perçu son mécontentement, il l’a vue telle qu’elle était : une belle femme de 22 ans, cultivée, pleine de capacités et… ennemie de son gouvernement. »

La famille a quitté précipitamment la fête. C’était formellement interdit : nul n’avait le droit de partir avant « le Chef ». La lettre d’excuses adressée au dictateur par le père, Enrique Mirabal, n’y a rien fait : il a été convoqué par la police, emprisonné et torturé.

Extrait du film « In the Time of the Butterflies », de Mariano Barroso, avec Salma Hayek (2001).

Minerva a été interrogée et incarcérée à son tour. Elle a rapidement été libérée mais assignée à résidence. Son père ne s’est jamais remis des tortures qu’il a subies et est mort en 1952. Ce bal a donc marqué un tournant décisif dans la vie des membres de la famille qui, à partir de ce moment, ont été considérés par le régime comme des opposants et constamment persécutés.

En 1953, Minerva a épousé Manolo Tavárez. Malgré le danger que cela représentait, tous deux étaient constamment en lien avec les mouvements d’opposition à la dictature.

1959 : influence de la révolution cubaine et création du Mouvement 14 juin

L’année 1959 a été marquée par le triomphe de la révolution cubaine qui a mis un terme à la dictature de Fulgencio Batista, changé les équilibres régionaux et eu un impact direct sur le régime de Trujillo.

Peu après sa prise de pouvoir, Fidel Castro affirmait, en référence à la chute de Batista, que « le prochain sur la liste » serait Trujillo. Des exilés dominicains ont conflué à Cuba pour organiser une expédition visant à mettre un terme au régime de Trujillo : 225 hommes, entraînés à Cuba et soutenus par les gouvernements cubains et vénézuéliens, ont préparé une opération par avion et par bateau sur trois points du territoire dominicains : Constanza, Maimón et Estero Hondo.

L’expédition militaire, partie de Cuba le 14 juin 1959, a rapidement été anéantie par l’armée de Trujillo. Cependant, elle a eu un grand retentissement auprès des jeunes opposants dominicains. Un an après la victoire de la révolution cubaine, Minerva la prenait en exemple pour structurer au niveau national une opposition à Trujillo : le Mouvement 14 juin, qui s’inscrivait dans le prolongement de la lutte menée précédemment. Dans la clandestinité, les sœurs Mirabal ont commencé à être appelées par leur nom de code : « Las mariposas » (« Les papillons »).

Alors que le Mouvement s’étendait, une nouvelle recrue a dénoncé l’organisation aux autorités, provoquant une répression effroyable. Des vagues d’arrestation ont eu lieu. Minerva, María Teresa, leurs époux (Manolo Tavárez et Leandro Guzmán), ainsi que le mari et le fils de Patria, Nelson, âgé de 17 ans, comptèrent parmi les personnes qui se sont retrouvées derrière les barreaux.

Minerva et María Teresa ont été libérées en août 1960, mais elles furent assignées à résidence et ne pouvaient sortir que pour rendre visite à leurs maris. En novembre 1960, Tavárez et Guzmán ont été transférés à la prison de Puerto Plata. Une seule route permettait de s’y rendre.

Le 25 novembre 1960, lorsque Minerva et María Teresa revenaient d’une visite à Tavárez et Guzmán, accompagnées par Patria et conduites par le chauffeur Rufino de la Cruz, leur voiture a été interceptée. Les sœurs et Rufino de la Cruz ont été battus à mort, puis leurs corps ont été replacés dans la voiture, et celle-ci a été précipitée dans un ravin. La presse officielle a pu titrer le lendemain que les trois mères de famille et leur chauffeur étaient morts dans un accident de la route. Personne n’a été dupe : les opposants de Trujillo étaient très souvent victimes d’« accidents de la route ».

Cet assassinat a causé une grande émotion dans le pays, des chaînes de solidarité se sont créées pour rendre hommage aux « Papillons » ; il est considéré comme la goutte d’eau qui a fait déborder le vase et accéléré la fin de la dictature. Le 30 mai 1961, Trujillo était à son tour assassiné.

1999 : la résolution de l’ONU

Les premières commémorations du 25 novembre se sont déroulées dans un contexte politique chaotique marqué par la mort de Trujillo (1961), de nouvelles élections démocratiques (1962 ?), un coup d’État (1963), une guerre civile (1965) et une seconde occupation militaire américaine (1965-1966).

C’est en 1981, lors du premier Congrès féministe pour l’Amérique latine et les Caraïbes, tenu en Colombie, qu’est née l’idée de créer une journée internationale contre les violences faites aux femmes. Étaient présentes, dans cette assemblée de 200 femmes de toute l’Amérique latine, plusieurs Dominicaines dont l’écrivaine Ángela Hernández, qui a proposé que la journée porte le nom des sœurs Mirabal.

Son idée a été retenue : le 25 novembre a commencé à être associé dans certains pays d’Amérique latine à la lutte contre les violences faites aux femmes. Au sein de l’ONU, d’autres personnalités, en particulier Cristina Aguiar, ont œuvré à leur tour pour que le 25 novembre soit déclaré Journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes. Leur action a porté ses fruits et conduit à l’adoption, en 1999, de la résolution 54/134 de l’ONU, qui définit comme violence à l’égard des femmes « tous actes de violence dirigés contre le sexe féminin […] que ce soit dans la vie publique ou dans la vie privée ».

Plaque commémorative installée place de la République dominicaine, Paris, inaugurée le 8 mars 2021. Cliquer pour zoomer. Ambassade de République dominicaine en France

Les sœurs Mirabal sont aujourd’hui considérées dans leur pays comme des héroïnes nationales. Le jardin de leur maison, où elles sont enterrées, est devenu une extension du Panthéon national. Pourtant, ces figures historiques, emblématiques des luttes au féminin, sont encore peu connues en France où l’on célèbre souvent le 25 novembre sans en connaître l’origine. Nous souhaitons donc finir cet article par une invitation à se rendre Place de la République dominicaine à Paris pour voir la plaque en l’honneur des sœurs Mirabal créée à la demande de l’ambassade. Cette plaque ancre pour la première fois l’histoire des sœurs Mirabal dans un espace français.

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