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Le 9 mai vu de Moldavie : une « mémoire Smuglyanka »

La cavalerie roumaine franchit la rivière Prout, à la frontière de la Roumanie avec la Moldavie et l'Ukraine, en septembre 1941. La junte fasciste roumaine de Ion Antonescu avait renversé le roi Carol II et s'était alliée à Hitler contre Staline en octobre 1940. AFP

La chanson Smuglyanka, ou Smuglyanka-Moldovanka (« La brunette moldave ») fait référence aux femmes engagées aux côtés des Rouges lors de la Guerre civile russe (1918-1921) et tentant de recruter des combattants pour la cause, mais ses héroïnes ont vite été assimilées aux partisanes de la Seconde Guerre mondiale. La renommée de la Brunette, popularisée après-guerre par l’ensemble Alexandrov des Chœurs de l’Armée rouge ainsi que par différents films, est grande dans tout l’espace soviétique. Ses auteurs, le poète Iakov Chvedov et le compositeur Anatoli Novikov, avaient répondu à une commande du district militaire spécial de Kiev en 1940. La légèreté de la mélodie et la simplicité du propos (le narrateur a le coup de foudre pour une jeune Moldave qui disparaît rapidement dans la forêt pour rejoindre ses amis dans le maquis ; il finira par la suivre et la retrouvera plus tard au sein de son groupe de résistants) contrastent avec le contexte tragique dans lequel se déroule cette bluette.

La chanson Smuglyanka interprétée dans le film « Seuls les vieillards vont au combat » (1973).

Il faudrait parler de « mémoire Smuglyanka » pour décrire la mémoire collective de la Seconde Guerre mondiale en Moldavie : une mémoire vive, marquée par les atrocités et les déportations, contrastée, inévitablement tiraillée entre les perceptions en vigueur en Union soviétique et celles de la Roumanie voisine dont la population majoritaire partage la langue.

L’étude de la mémoire collective permet de montrer comment le passé affecte nos identités présentes et nos visions du monde, donnant lieu à des conflits plus ou moins latents. La mémoire collective de la Seconde Guerre mondiale – ou Grande Guerre patriotique – occupe une place importante en Russie, où elle est objet de fierté et de revendication de puissance. En revanche, les nations baltes et l’Europe centrale y voient également un prélude à l’occupation soviétique subie au cours des quarante-cinq années suivantes. Dans cette carte d’Europe des mémoires du second conflit mondial, la Moldavie occupe donc une place singulière, comme la chanson dans l’imaginaire régional : seule République latine de l’URSS, l’ancienne Bessarabie a connu plusieurs changements de frontières entre Empire ottoman, Empire tsariste et Roumanie, avant de devenir indépendante en 1991. Sa mémoire collective s’en ressent.

La Bessarabie, d’objet de discorde roumano-soviétique à espace d’affrontement

La principauté de Moldavie, créée au XIVe siècle, tombe sous le contrôle de l’Empire ottoman deux siècles plus tard. Après plusieurs conflits entre la Russie et la Sublime Porte, Saint-Pétersbourg parvient à conquérir ce territoire renommé Bessarabie en 1812. Le territoire, peuplé de roumanophones, connaît une période de russification jusqu’à 1917, date à laquelle la Bessarabie est rattachée à la Grande Roumanie, avec la bienveillance du géographe de Clemenceau, Emmanuel de Martonne. Ce rattachement, réalisé au détriment de la Russie soviétique, fera en partie l’objet de l’ouvrage Les bourreaux de l’écrivain Henri Barbusse.

La Bessarabie a donc été une pomme de discorde entre la Roumanie et l’URSS entre les deux guerres, les Soviétiques souhaitant récupérer la région. Le protocole secret du pacte Molotov-Ribbentrop du 23 août 1939 prévoit entre autres l’annexion par l’URSS de territoires non russes de l’Empire tsariste, dont la Bessarabie, prise le 2 août 1940. S’ensuit un redécoupage de la Bessarabie (le nord et le sud sont attribués à la République socialiste soviétique d’Ukraine, et la Transnistrie lui est adjointe), qui prend alors les frontières qui sont celles de la Moldavie aujourd’hui. Dès juin 1941, les troupes roumaines du général Ion Antonescu, participant à l’opération Barbarossa, reprennent pied en Bessarabie.

Les troupes soviétiques retournent en Moldavie en août 1944, pour y rester jusqu’en 1991. Dans l’imaginaire populaire, les victoires soviétiques de la Seconde Guerre mondiale sont célébrées avec force. Dans une expérience d’ingénierie sociale, les Soviétiques tentent de créer une nation moldave différente de la roumaine, poursuivant une politique entreprise dans l’entre-deux-guerres sur le territoire de la Transnistrie et d’une partie de l’Ukraine.

La concurrence des narrations lors de l’indépendance

Dans la seconde moitié des années 1980, la pérestroïka voit le développement de mouvements intellectuels, démocratiques et parfois nationalistes. Cette période est propice à la réévaluation des discours officiels. Alors que les dirigeants de la République socialiste soviétique de Moldavie provenaient souvent de minorités russophones, la majorité roumanophone voit dans les changements en cours une occasion d’acquérir les postes les plus prestigieux dans l’administration et les lieux de pouvoir. Le réel soutien dont jouit ce mouvement, qui entretient l’espoir d’une réunification avec la Roumanie, suscite toutefois une hostilité au sein des minorités qui se ressent tout particulièrement en Transnistrie, où les non-Moldaves sont majoritaires.

La Seconde Guerre mondiale devient dès lors l’objet de controverses. La narration de la « victoire contre le nazisme », qui convient à la population russophone, ne permet plus de passer sous silence un certain nombre de faits : environ 120 000 Bessarabiens ont été déportés par l’URSS entre 1940 et 1941 (soupçonnés de proximité avec le régime roumain), puis le double entre 1944 et 1948. En outre, dans l’immédiat après-guerre, les réquisitions soviétiques et de mauvaises récoltes provoquent plusieurs dizaines de milliers de morts. C’est pourquoi les groupes pro-Antonescu commencent en cette fin des années 1980 à être présentés sous un nouvel angle.

Derrière la réappropriation de la langue et de la culture roumaines, la Seconde Guerre mondiale devient un enjeu politique, le champ politique moldave étant en partie structuré autour de ces questions d’identité. Les partis de droite moldaves, pro-roumains, mettent en avant le pacte Molotov-Ribbentrop comme cause de la séparation de la Bessarabie et de la Roumanie. La Seconde Guerre mondiale est le prélude à l’occupation, et une « journée de l’occupation soviétique » devrait être instituée, estiment-ils. La gauche, elle, insiste sur la nécessité pour les Moldaves de se montrer méfiants envers la Roumanie, qui encouragerait en sous-main les activités unionistes pour saper la souveraineté de leur pays. Au cours des trente dernières années, les perceptions ont pu évoluer entre volonté initiale de rupture, oubli volontaire, réhabilitation de la période communiste et mise en place d’une Commission pour l’étude et l’évaluation des crimes totalitaires communistes, au gré des évolutions du discours politique.

Le souvenir de l’occupation roumaine en Transnistrie

Si la mémoire collective fait l’objet de controverses en Moldavie même, c’est assurément moins le cas en Transnistrie. On l’a dit, cette région aujourd’hui séparatiste a été rattachée au territoire bessarabien suite à l’annexion de 1940. Même si elle a compté nombre de roumanophones, on y trouve une majorité de russophones – Ukrainiens, Russes, Bulgares et autres. Et ce territoire n’a jamais fait partie du Royaume de Roumanie, à l’exception de la période 1941-1944. Pendant ces trois années, la Roumanie a installé des camps de concentration en Transnistrie et dans la région d’Odessa afin d’y envoyer les Juifs, les soldats de l’Armée rouge, les Roms, les homosexuels ou encore les francs-maçons.

Lorsque les élites transnistriennes se sentent menacées par la montée en puissance du sentiment national moldave lors de la pérestroïka, elles commencent, dès 1990 (avant même l’indépendance de la Moldavie), à réclamer une forme d’autonomie territoriale, affichant une forte affinité avec Moscou. Les Bessarabiens, eux, souhaitent un rapprochement, voire l’unification, avec la Roumanie. Les tensions montent et Tiraspol, capitale de la Transnistrie, n’hésite pas à entrer en conflit avec la partie bessarabienne en 1992, provoquant un millier de morts, notamment lors de la bataille de Tighina (Bender en russe). Depuis, les négociations n’ont pas donné lieu à un règlement du conflit, malgré la médiation de l’OSCE.

Des combattants moldaves de langue roumaine près de leur quartier général à Bendery, le 30 juin 1992. Nicolae Pojoga/AFP

La Transnistrie construit depuis 1992 des institutions étatiques et accorde un rôle central à la Victoire contre le Reich célébrée le 9 mai, édifiant monuments et musées et entretenant la mémoire des vétérans pour consolider une forme d’identité transnistrienne. Le souvenir des partisans de la Seconde Guerre mondiale y est magnifié pour justifier a posteriori le conflit de 1992 au sortir de l’Union soviétique, présenté comme un nouvel avatar de la lutte contre le fascisme.

Une mémoire apaisée est-elle possible ?

Ainsi que le constate l’historienne Svetlana Suveica, le 9 mai est plus une affaire de héros et de victimes que de traîtres et de coupables, quels que soient les camps. Il convient de dépasser l’opposition exclusive entre ceux qui estiment que cette date symbolise la libération du joug nazi et ceux qui y voient avant tout le retour de la mainmise soviétique. Progressivement, une approche plus englobante prenant en compte les différentes violences et victimes fait son chemin. Ainsi en va-t-il de la chanson Smuglyanka : il est bien question de recruter, mais moins des partisans que des historiens porteurs d’une meilleure compréhension des événements historiques…

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