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Drapeau du syndicat de police Alliance Police Nationale lors de la première manifestation contre la réforme du système de retraites. 19 janvier 2023, Paris. HJBC/Shutterstock

« Le corps policier a été secoué par la mort de Nahel »

L’appel à la grève le 18 janvier par plusieurs syndicats policiers dans la perspective des Jeux olympiques de Paris 2024 – après que le ministre de tutelle ait souhaité une mobilisation exceptionnelle – remet en lumière l’importance de ces organisations dans la vie politique française. À l’été 2023, les émeutes et leur gestion avaient donné lieu à diverses mouvements de contestations.

Marion Guenot, chercheuse en sociologie au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (CESDIP) nous livre ici son analyse sur l’implication croissante des syndicats sur la scène politique et sur l’importance de l’appartenance syndicale dans l’organisation policière.


Comment les syndicats travaillent-ils et sont-ils représentatifs des policiers ?

Marion Guenot : Le fait syndical est particulièrement massif au sein de la police : 77 % de taux de participation aux élections professionnelles de 2022. Ces syndicats sont catégoriels, représentant séparément le corps des gardiens de la paix et gradés, celui des officiers et celui des commissaires. Les plus connus sont les syndicats de gardiens et gradés : Alliance police nationale et l’UNSA, qui à la faveur d’une liste commune, représentent désormais 52,7 % du corps ; Unité SGP Police FO qui en représente à elle seule 40,3 %. Trois raisons permettent d’expliquer le succès du syndicalisme chez les policiers.

En 2022, le taux de participation aux élections professionnelles dans la police était de 77 %. Sergey Tinyakov/Shutterstock

Les fonctionnaires en exercice sont tenus par un devoir de réserve et de loyauté à l’égard de l’institution. Or, les syndicats policiers bénéficient d’une atténuation de ces devoirs : la parole des délégués est plus libre, les locaux syndicaux sont des espaces de débats plus sécurisés que les salles de repos, les réseaux sociaux ou les repas de famille dans certains cas, etc. Au travers des prises de paroles des délégués, ce sont les policiers de terrain qui trouvent un moyen d’expression.

Par ailleurs, le succès du syndicalisme policier s’explique par le fait que les organisations représentatives offrent un syndicalisme de service à toutes les étapes de la carrière : cela va du logement pour la première affectation, aux mutations et avancements, en passant par le disciplinaire. En de nombreux cas, le délégué est un canal d’information plus rapide que les canaux institutionnels.

Enfin, là où dans le reste du monde du travail, on a observé une partition entre les syndicats investis dans le travail institutionnel versus les syndicats représentant davantage le mouvement social, les syndicats policiers représentatifs tirent leur légitimité à la fois de l’action institutionnelle et des protestations de rue.

Dans leur communiqué commun, Alliance et l’UNSA qualifiaient en juillet 2023 les émeutiers de « nuisibles » quelques jours après les émeutes ayant suivi le décès du jeune Nahel, abattu par un tir policier lors d’un contrôle. Comment comprendre la position de ces syndicats ?

M. G. : Il faut bien avoir en tête que le corps policier a été secoué par la mort de Nahel. Plus qu’un bloc, il est traversé par des débats, voire des disputes en interne.

À l’annonce de la mort de Nahel Merzouk, aucun des syndicats représentatifs que j’ai cités ne s’est exprimé publiquement. Ce n’est que le lendemain, face aux réactions présidentielles, dénonçant un tir « inexcusable » et « inexplicable », qu’ils interviennent pour plaider la présomption d’innocence, mais sans se prononcer ni sur les circonstances du tir, ni sur le profil de Nahel.

En revanche, dès les premières heures de l’annonce de la mort de l’adolescent, un syndicat non représentatif, France Police, intervient pour féliciter le policier et qualifier Nahel de « racaille ». Proches de Reconquête ! ses porte-parole font courir le bruit que les policiers de terrain pourraient refuser d’intervenir en signe de protestation.

C’est dans ce contexte et au regard de ces rumeurs qu’il faut comprendre les communiqués communs d’Alliance-UNSA, attachés à l’autorité et à l’ordre, ce qui peut être qualifié de position « légitimiste ». Sur un ton dur, ce communiqué s’adresse en fait aux policiers de terrain, pour leur dire que l’heure n’est ni aux protestations collectives ni à l’intervention syndicale sur la base des émeutes.

En même temps, ils avertissent l’autorité politique que la retenue de l’action syndicale se redoublerait d’une forte vigilance une fois le calme revenu dans le pays. Face aux vives émotions générées par les termes employés, ils publient un second communiqué pour affirmer qu’ils défendent « les valeurs de la république ». L’autre grand syndicat représentatif, Unité SGP Police FO, a pour sa part pris position la semaine suivante dans Le Monde pour dénoncer l’impact des années Sarkozy, de la politique du chiffre et appeler à « reconstruire les rapports police-population ».

Ces prises de position syndicales, légitimiste ou plus critique, font connaître les perceptions variées qu’ont les policiers des évènements en même temps qu’elles les nourrissent.

On a assisté par la suite au lancement d’une cagnotte et d’une manifestation de soutien au policier de Nanterre par des soutiens de Reconquête.

M. G. : Comme en témoigne l’annonce de la dissolution de France Police, ainsi que la plainte en justice pour « apologie de la violence » par le ministre de l’Intérieur, ce discours est pour le moins hors-norme sur le plan professionnel.

Dans le premier temps de l’annonce du décès de Nahel et des vives réactions aux circonstances de celui-ci, j’ai été contactée par des policiers de terrain de tous bords, parmi lesquels des enquêtés, d’autres qui ne me connaissent que par mes travaux et me contactent pour la première fois.

Tous le font pour se livrer sur leur vécu des évènements : la vidéo du tir réveille l’angoisse occasionnée par le fait d’être porteur d’une arme et de potentiellement devoir s’en servir, ne serait-ce qu’en posant la main sur l’étui en intervention. C’est en ce sens qu’ils s’identifient au policier inculpé.

S’il est habituel que les syndicats prennent la défense d’un collègue accusé d’homicide, ces organisations sont aussi le lieu d’un accompagnement personnalisé des auteurs de tirs létaux et non létaux, quelles qu’en soient les circonstances (attentat, légitime défense ou non, accident, etc.), tant sur le plan procédural que sur le plan psychologique.

J’ai pu observer comment, dans l’entre-soi du syndicat et de la collégialité policière, une prise en charge émotionnelle prend place. J’en conclus donc de façon empirique que loin d’être un acte anodin ou valorisé, ouvrir le feu sur une personne est au contraire lourd de conséquences sur le plan psychique. Il n’en demeure pas moins que comme n’importe qui, les policiers portent un jugement sur ce qui s’est passé, avec des avis qui diffèrent sur le tir en tant que tel. Mais la mort de Nahel est en tout état de cause perçue comme dramatique.

Après l’affaire Hedi à Marseille, les policiers ont entamé une « grève », soutenue par les syndicats, pour protester collectivement contre la détention de l’un des policiers marseillais. Ils ont reçu le soutien du directeur général de la police nationale, puis du ministre de l’Intérieur. Le politique est-il soumis aux syndicats ?

M. G. : Comme le rappelle l’historien Jean-Marc Berlière, les protestations policières ne sont pas celles de la classe ouvrière, au sens où les désordres policiers menacent l’ordre et l’autorité politique dans ses fondements.

Il y a donc une nette tendance, chez les gouvernements successifs, à « bichonner » les syndicats. Et ce, d’autant plus que le corps policier, dans la période récente, fût considérablement sollicité (attentats et état d’urgence, « gilets jaunes », mouvement des retraites en 2019 et 2023, confinements, émeutes, coupe du monde de rugby…).

Mais il faut garder à l’esprit que le pouvoir politique ne se prive pas de mettre en œuvre des réformes fortes impopulaires, en faisant fi des vives contestations ; que des combats syndicaux anciens, comme celui sur les lourdeurs bureaucratiques du métier, n’ont à ce jour toujours pas trouvé de débouchés. Enfin, certains dossiers revendicatifs syndicaux fort riches (par exemple, sur la condition du policier de nuit) ne trouvent pas d’autres réponses que le simple déblocage de primes.

Ainsi, seul le temps long nous permettra de dire si ces protestations seront la source d’une transformation radicale de la place du policier mis en cause dans la procédure pénale, au-delà de l’affichage d’un soutien de principe sur le moment.

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