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Le débat monétaire sera-t-il déconfiné ?

Siège de la Banque centrale européenne, Francfort, le 24 avril 2020. Yann Schreiber / AFP

Une formule militaire rappelle que « pour soutenir la guerre, trois choses sont nécessaires : de l’argent, de l’argent, et encore de l’argent ». Mais qu’en est-il lorsque c’est « l’argent » qui constitue l’objet même de la guerre ? La crise sanitaire actuelle fait en effet resurgir comme jamais auparavant un conflit qui précédait, et qui survivra au virus : celui qui met aux prises gouvernements, institutions européennes et marchés financiers pour le financement des économies – en d’autres termes, la guerre de l’argent.

Ce dont le public est privé

À trop souligner le caractère inédit de la crise, on risque de négliger combien elle ramène aux coordonnées fondamentales de l’époque, c’est-à-dire à la centralité du capital privé dans le financement des politiques publiques.

À partir du milieu des années 1980, le démantèlement de ce que l’on appelait le « circuit du Trésor », qui garantissait à l’État un haut niveau d’autofinancement, le déploiement d’un secteur bancaire privatisé et l’invention d’une dette contractée sur les marchés ont ouvert une configuration où tant la croissance de l’économie que le financement de l’État ont été de facto confiés aux marchés financiers. Parce que le niveau d’endettement conditionne tendanciellement le prix auquel les investisseurs souscrivent les obligations publiques, les gouvernants sont voués à comprimer d’autant le périmètre de leurs dépenses.

De ce point de vue, et en dépit de son caractère jurisprudentiel, la suspension des règles budgétaires par la Commission européenne le 23 mars dernier, qui autorise les États à dépasser le seuil des 3 % de déficit autorisé, n’enraye pas la double détente qui structure désormais toute rationalité gouvernementale : ce qui est bon aujourd’hui (préserver la société d’une spirale à pauvreté) peut être mauvais demain (un renchérissement violent du coût de la dette).

Cette décision se heurte en outre à la contradiction névralgique de l’Union européenne, en tant qu’assemblage plus ou moins réglé d’économies concurrentes : la préoccupation pour les écarts comparatifs qui se creusent entre ces économies conduit les gouvernants à un arbitrage de fait entre les risques du déconfinement et le creusement du déficit. Enfin, les propositions actuelles visant à mutualiser les dettes nationales ou à émettre de la dette perpétuelle achoppent sur l’incompatibilité d’intérêts entre pays du Nord et du Sud, qui rapatrie comme jamais auparavant l’hypothèse d’une implosion de la zone euro.

Entre 2010 et 2012, la « crise des dettes souveraines » (en fait, « une épreuve des dettes marchandisées », c’est-à-dire un seuil critique inscrit dans la logique même du financement privé de la puissance publique) avait dévoilé toute la contradiction de l’État néo-libéral – à la fois assureur en dernier ressort et cible vulnérable de l’investissement privé.

À l’époque, cette contradiction s’était traduite par un renforcement des prérogatives de la Banque centrale européenne (BCE). Pour préserver la liquidité du système financier et doucher la flambée des taux d’intérêt, la BCE s’était engagée en 2012 à racheter massivement, sur le marché dit « secondaire », les titres de dette publique détenus par les banques. Quoique de façon indirecte, on avait alors pu entrapercevoir ce que l’institutionnalisation de l’union monétaire avait enseveli : une banque centrale peut jouer un rôle dans le financement de la dépense publique.

La tentation du fiscalisme

Ce bref rappel permet de remettre en perspective les deux pentes principales que suit l’actuel débat sur les moyens de sortir de la crise économique. La première correspond au grand retour des controverses fiscales. Camille Landais, Emmanuel Saez et Gabriel Zucman proposent par exemple un ISF d’envergure européenne, quand Thomas Piketty et d’autres collègues proposent un barème d’imposition permettant de lever d’importantes recettes.

En posant la question du « qui paiera quoi », ces propositions réinstallent du conflit au milieu de l’unanimisme de « guerre », et de la verticalité dans le monde lisse de la rhétorique néo-libérale.

Même si elle s’annonce indispensable, il n’est pas certain que, demain, la réorientation des politiques fiscales permette de solder l’augmentation abyssale de la dette (on parle provisoirement de 700 milliards supplémentaires), ni de parer au retournement des marchés. Si ces propositions risquent de manquer l’enjeu de la sortie de crise, c’est que le volontarisme fiscal emporte avec lui les effets de la doxa dominante, qui a placé hors de son périmètre la possibilité de monétiser le déficit.

Les crises agissent souvent comme de puissants révélateurs des structures sociales existantes ; en l’espèce, celle-ci révèle combien l’impôt officie désormais souvent comme l’ultima ratio des alternatives discutées dans l’espace public.

Le renoncement d’une large part de la gauche à intervenir sur la formation des revenus primaires (donc sur la production des inégalités) a rehaussé d’autant les débats sur la redistribution des richesses.

Parce que l’instrument fiscal constitue l’un des derniers leviers à la disposition des États pour agir sur les écarts de revenus ou de patrimoines, il demeure ajusté au cadre national de la compétition politique. Depuis bientôt dix ans, le débat intellectuel s’est enfin beaucoup polarisé autour des analyses de Thomas Piketty, qui ramènent assez largement « le capital » au patrimoine, et donc sa régulation à l’impôt.

Une critique de moindre portée du capital, des effets de sa libre circulation et du rôle de la monnaie dans son accumulation ont ainsi contribué à invisibiliser la possibilité de penser le circuit public de l’argent de façon intégrée, c’est-à-dire à la fois dans ses dimensions budgétaire et monétaire.

Politiser le pouvoir monétaire

Cet enfouissement des questions posées par les conditions contemporaines de production de l’argent public renvoie précisément au deuxième enjeu soulevé par les controverses actuelles, soit la possibilité – ou non – de remettre en jeu le pouvoir monétaire. L’institution BCE, son mandat et son indépendance (qui s’impose au fait que la présidence soit désignée par les chefs de gouvernement) ont été édifiés sur le rejet de la possibilité de prêter directement aux États (clause de no bail-out) – la BCE refuse ainsi explicitement

« d’utiliser la monnaie de banque centrale pour financer des mesures populaires ».

À moins d’un improbable revirement (à la manière de la Banque d’Angleterre, qui finance désormais directement les dépenses britanniques), la décision de la BCE de se cantonner au rachat massif de titres de dette publique pourrait vite approfondir l’impasse des politiques conduites après 2008, qui avaient consisté à solder une crise des dettes privées et publiques… par un surplus de dettes privées et publiques.

Les théoriciens de son « indépendance » n’avaient pas prévu que, sur les ruines de l’impéritie financière et des contradictions de l’orthodoxie budgétaire, la BCE s’arroge son pouvoir actuel. Alors que son mandat initial – la stabilité des prix – est sans objet depuis 2013, elle est désormais la garante en dernier ressort de l’économie européenne tout entière. Partant, elle a pu « monnayer » son assistance financière à certains pays de l’Eurozone contre des mesures d’ajustement structurel. Rappelons que cette immixtion dans les réformes nationales (qui concernaient notamment… les systèmes de santé) s’est largement jouée en dehors des règles du jeu démocratique.

Ces prérogatives exorbitantes sont pourtant assorties d’une relative d’immunité symbolique : non seulement les controverses dont elle est l’objet demeurent confinées à une fraction réduite de l’espace public, mais sa réactivité dans les crises tend à lui conférer une présomption d’efficience. Cette position privilégiée à l’intérieur du champ du pouvoir européen la protège d’une question dont l’actualité aiguise encore l’acuité : selon quels critères démocratiques, et au nom de quels intérêts (les marchés ou les populations ?) la BCE doit-elle conduire sa politique monétaire ?

Christine Lagarde, présidente de la BCE (décembre 2019) s’adresse aux médias après une discussion le 30 avril sur les « pandemic bonds ». Daniel Roland/AFP

De ce point de vue, les propositions récemment formulées par certaines économistes hétérodoxes autour de la « monnaie hélicoptère » (qui consiste à acheminer directement de la monnaie centrale sur le compte des ménages, voire des États), ou visant à annuler une partie des dettes publiques portent sans doute certaines limites endogènes – leurs effets à moyen terme – qui n’en garantissent pas la portée. Elles présentent néanmoins l’intérêt symbolique de réveiller un débat enfoui : le débat sur le pouvoir monétaire, en tant que pouvoir de et sur la monnaie.

Sous ce rapport, le défi véritable n’est donc pas de facture économique, mais bien de nature politique : comment réencastrer la question monétaire dans le débat public ? Alors que tout concourt aujourd’hui à ce que le régime de « crise » (financière, écologique, sanitaire…) continue de scander l’époque, la refondation d’un circuit public de l’argent est ainsi suspendue à la possibilité de politiser l’action de la BCE, qu’il s’agisse d’en remettre en cause le mandat, ou bien d’en défaire la tutelle.

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