Au-delà des circonstances extraordinaires dans lesquelles s’est déroulée l’inauguration de Joe Biden, en l’absence de son prédécesseur et de la foule (remplacée symboliquement par 200 000 drapeaux), et en présence de 26 000 membres de la Garde nationale dans une capitale qui semblait assiégée, le discours d’investiture du 46e président des États-Unis constitue-t-il un « retour à la normale », comme le suggère l’intellectuel Max Boot ? Bien sûr, tout dépend de ce que l’on entend par « normalité ».
Le discours d’investiture qui suit le serment a une fonction cruciale dans le rituel de transition du pouvoir. Comme l’ont montré les chercheuses américaines Karlyn Kohrs Campbell et Kathleen Hall Jamieson, la fonction d’un « bon discours inaugural » est double : premièrement, unifier le peuple après les divisions politiques de la campagne ; et, deuxièmement, rappeler aux citoyens leur identité en tant que peuple, à savoir ce qui les unit et leur communauté de destin – en d’autres termes, expliquer pourquoi la nation demeure une nécessité.
L’unité dans la religion civile
Le discours de Joe Biden peut être qualifié de « normal » par son thème principal, qui était clairement l’unité. À cet égard, il contrastait fortement avec le discours prononcé quatre ans plus tôt par Donald Trump sur le « carnage américain » qui opposait l’establishment au « peuple » et ne mentionnait l’État qu’en termes négatifs.
Alors que Trump n’avait fait aucune mention de la citoyenneté ou de la responsabilité collective, le discours de Joe Biden est particulièrement remarquable par son importante utilisation de termes liés à la collectivité, à la gouvernance et à la responsabilité citoyenne. On trouve par exemple dans son discours la plus grande récurrence du pronom sujet « nous » depuis l’investiture de Calvin Coolidge en 1925.

Afin d’unir le peuple, Joe Biden a également tenté de re-sacraliser les principes de la religion civile américaine. Par exemple, le Capitole, parfois appelé « le temple de la démocratie américaine », a été désigné comme « terre sacrée ». Ainsi, le nouveau président a rappelé à son auditoire que « la foule d’émeutiers pensait pouvoir utiliser la violence pour faire taire la volonté du peuple, pour arrêter le travail de notre démocratie et pour nous chasser de ce lieu sacré ». Il a également récité les premiers mots de la Constitution, « Nous, le peuple, en vue de former une union plus parfaite », notant la « résilience » de ce document fondateur qu’il a liée à « la force de notre nation ».
Plus encore que les autres présidents, Joe Biden a invoqué l’esprit d’Abraham Lincoln, citant les mots de son illustre prédécesseur qui déclarait que « toute son âme » se trouvait dans la Proclamation d’émancipation des esclaves, et promettant que lui aussi mettait aujourd’hui « toute son âme » dans le rassemblement et l’union de l’Amérique. Bien entendu, invoquer une telle figure symbolique liée à la victoire contre l’esclavage dans la guerre de Sécession, qui s’apparente à un saint national, est particulièrement pertinent alors que la nation est en proie à ce que Biden appelle une « guerre incivile », face à un risque de « désunion ».
Le prêtre en chef : La foi plus que l’espérance
Pour tenter de rassembler le peuple, Joe Biden a endossé le rôle traditionnel des présidents américains en cas de crise : celui de Prêtre-en-chef national, mais dans une plus large mesure encore que ses prédécesseurs. Comme l’a montré une analyse du Washington Post, son discours inaugural contenait plus de mots liés à la religion que tout autre discours inaugural depuis Dwight Eisenhower en 1957.

Il a conduit la nation dans un moment de prière silencieuse en l’honneur des victimes de la pandémie, a invoqué Saint Augustin et a cité les Écritures. Son discours ne portait pas tant sur la religion que sur la foi, une foi qui, avec la raison, montrera la « voie de l’unité », et une foi qui « soutient » dans les moments difficiles, comme l’illustre sa citation du psaume 30 :5 « le soir arrivent les pleurs et le matin l’allégresse ».
Il offre une vision très différente de celle de Donald Trump qui, en 2017, parlait d’un Dieu qui protège l’Amérique pour la rendre toute-puissante (« totalement invincible »). Tout comme il l’a fait avec succès pendant la campagne, Joe Biden exprime ses convictions religieuses non pas en termes politiques, mais en termes émotionnels et personnels, y compris à travers son propre chagrin, afin d’établir un lien d’empathie avec le peuple américain.
L’histoire de l’Amérique
Un moyen important d’unifier le peuple est de lui raconter à nouveau l’histoire de la nation. Le mot « récit » (story) est mentionné neuf fois. C’est l’une des métaphores les plus efficaces : il rappelle le passé (« l’appel de l’histoire »), tout en se concentrant sur l’action du présent pour façonner l’avenir des « enfants de nos enfants » :
« Le récit ne dépend pas de l’un d’entre nous, ni de certains d’entre nous, mais de nous tous. […] Et lorsque ce sera le cas, nous écrirons le prochain chapitre du récit américain. […] C’est un récit qui pourrait ressembler à une chanson qui signifie beaucoup pour moi, le récit qui nous inspire. […] Ajoutons notre propre travail et nos prières au récit de notre nation qui se déroule. […] Et ensemble, nous allons écrire un récit américain d’espoir, et non de peur. […] Un récit américain de décence et de dignité, d’amour et de guérison, de grandeur et de bonté. […] Que ce récit soit celui qui nous guide, celui qui nous inspire. Le récit qui raconte les siècles à venir où nous avons répondu à l’appel de l’histoire. »
L’histoire de l’Amérique est essentiellement un récit d’héroïsme : comment la nation a surmonté des épreuves dans le passé, telles que « la guerre civile, la Grande Dépression, la guerre mondiale, le 11 Septembre, par la lutte, le sacrifice et les revers » et comment « nos meilleurs anges », une expression bien connue de Lincoln utilisée dans son premier discours d’investiture, ont toujours fini par l’emporter. L’évocation des épreuves passées assure aux Américains que leur nation a un avenir. Mais pour être héroïque, le présent doit aussi être exceptionnel :
« Peu de périodes de l’histoire de notre nation ont été plus difficiles ou plus éprouvantes que celle dans laquelle nous nous trouvons actuellement. »
Contrairement à ses prédécesseurs, Joe Biden se concentre presque exclusivement sur les périls intérieurs. Et contrairement à Donald Trump, il ne présente pas ces périls comme étant un groupe de personnes (les politiciens) mais comme des idéologies telles que l’« extrémisme » et le « suprémacisme blanc », des actions telles que « l’anarchie, la violence », des émotions telles que « la colère, le ressentiment, la haine » et des fléaux tels que « la maladie, le chômage, le désespoir, l’inégalité croissante, le racisme systémique » ou la « pandémie » – autant de maux susceptibles de conduire à « la désunion et à la guerre incivile ».

En fait, dans son discours d'investiture, la politique étrangère occupe une place nettement moins importante que dans ceux de ses deux derniers prédécesseurs. S’en prenant indirectement à Donald Trump, et de façon remarquable, il a également fait le lien entre l’attaque contre la démocratie et l’attaque contre la vérité, dénonçant les « mensonges proférés pour le pouvoir et le profit » et appelant tous les citoyens américains à la bataille « pour défendre la vérité et vaincre les mensonges ».

Mais c'est aussi un récit optimiste. Joe Biden souligne l'espoir du changement en rappelant le combat politique et historique des minorités, évoquant Martin Luther King, ainsi que celui des femmes, faisant le lien entre leurs luttes passées et l'élection de Kamala Harris, première femme au poste de vice-président.
La nécessité d’une action héroïque
Le récit mythique de l’Amérique présentée par Biden est celui d’une lutte héroïque « perpétuelle » entre le bien (« lumière et unité ») et le mal (« ténèbres et division »), entre l’idéalisme (« ce que nous devons être ») et la « dure réalité », parfois « laide, qui a longtemps déchiré le pays ».
Les États-Unis se trouvent à nouveau dans une « période d’épreuve », un « moment historique de crise et de défi », qui offre au pays une chance d’en « ressortir plus fort ».

Immédiatement après les mentions de menaces intérieures, le président propose une série d’actions à travers l’anaphore « Nous pouvons » (répété sept fois). Mais l’héroïsme américain ne se définit pas seulement par la force et la puissance, comme le faisait son prédécesseur, mais aussi par la vertu, afin que l’Amérique puisse être « une fois de plus le phare du monde » :
« Nous ne dirigerons pas seulement par l’exemple de notre puissance », dit ainsi Joe Biden, « mais par la force de notre exemple ».
À travers cette histoire héroïque, les Américains peuvent ainsi révéler leur caractère (« actifs, audacieux et optimistes ») et redéfinir leurs valeurs (« dignité, respect et honneur »).
Plus Biden-esque que « normal »
Comme le conclut James Fallows, ancien écrivain de discours présidentiels, le discours inaugural de Joe Biden est peut-être remarquable non pas tant par son éloquence que par son authenticité, son « optimisme conditionnel » et son plan d’action pour l’avenir.

Son langage clair et direct, ses expressions familières comme « I get it » ou « folks » et sa foi pleine d'empathie bien connue rendent sa proximité avec le peuple plus plausible que pour tout autre politicien blanc de sa génération. Sa collaboration avec un écrivain de discours jeune et d'origine indienne, Vinay Reddy, achève le contraste symbolique avec Donald Trump dont le discours d'investiture avait été écrit par un homme, Stephen Miller connu pour ses liens idéologiques avec le nationalisme blanc. C'est peut-être de ce changement de ton et de vision qu'une bonne partie du peuple américain avait besoin en cette période de grands bouleversements et d’incertitude.