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Le Grenelle des violences conjugales, une déception annoncée ?

La politique de Schiappa servirait davantage les intérêts de la « start-up nation » que la cause des femmes. Avec Emmanuel Macron, à Pessac, février 2019. NICOLAS TUCAT / AFP

Professionnel-les et militant-es féministes s’interrogent et se divisent déjà sur le Grenelle des violences conjugales lancé le 3 septembre 2019, et qui se tiendra jusqu’au 25 novembre, journée internationale de la lutte contre les violences faites aux femmes.

Un terme connoté

Le terme de « Grenelle », entré dans le langage politique depuis les événements de mai-juin 68, ne figure habituellement pas au répertoire féministe. Il a pourtant été repris dans la tribune du Collectif des proches et familles de victimes de féminicides, parue le 29 juin dernier dans Le Parisien, dans la bouche d’Anne-Cécile Mailfert, présidente de la Fondation des femmes, le 1er juillet sur France Inter et dans une tribune de l’association FIT (une femme, un toit) parue dans Le Monde le 6 juillet.

Son emploi a choqué quelques militantes. Certaines se sont étonnées, pointant qu’il ne correspondait pas à l’esprit des demandes formulées par les associations mobilisées contre les violences – ces dernières attendent surtout des moyens matériels et financiers pour mettre en œuvre des solutions qu’elles considèrent comme déjà éprouvées.

D’autres, militantes historiques, se sont offusquées : difficile pour celles qui ont forgé les luttes féministes sur le principe d’autonomie depuis plusieurs décennies de tolérer l’emploi d’un terme qui renvoie aux combats menés par des syndicats longtemps restés sourds à leurs revendications.

Dans la bouche de Marlène Schiappa, le terme détonne moins : il cadre avec le discours mampreneurial qui a servi son ascension politique depuis la fondation de Maman travaille ainsi qu’avec les valeurs prônées par En marche, dont elle est la responsable « égalité femmes-hommes ».

Une photo de famille tronquée

L’ouverture du Grenelle a logiquement mobilisé plusieurs ministres ou secrétaires d’État – le premier ministre Édouard Philippe, la ministre de la Justice Nicole Belloubet, le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner, le ministre de l’Éducation Jean‑Michel Blanquer, les secrétaires d’État Julien Denormandie (logement) et Adrien Taquet (protection de l’enfance) – ainsi que les acteurs institutionnels concernés par la lutte contre les violences – préfets, maires, policiers, gendarmes, magistrats, avocats…

En revanche, bon nombre d’associations et de personnalités dont la légitimité est reconnue et partagée par les militantes et les femmes victimes manquaient à l’appel. Le journal L’Humanité a d’ailleurs publié une tribune de celles qui auraient été « blacklistées » par une secrétaire d’État qui a acquis la réputation de ne travailler qu’avec celles et ceux qui partagent ses points de vue et ses orientations.

Marlene Schiappa le 3 septembre 2019 lance le. Eric Feferberg/AFP

Si les divisions de l’espace de la cause des femmes passent pour légendaires, Marlène Schiappa ne semble ainsi guère s’émouvoir de risquer de le polariser un peu plus, en « triant » ses invité·e·s ou en déclarant, par exemple, qu’elle travaille bien et depuis longtemps avec « une quinzaine de vraies associations structurées », qu’elle ne manque pas de citer.

Quant aux familles des victimes, leur traitement s’avère contrasté. Si une place de choix a été faite à deux représentants sélectionné·e·s pour livrer leur témoignage devant les caméras, d’autres se sont déplacé·e·s à leurs frais d’hébergement et de transport, pour se voir finalement signifier que leur présence n’était souhaitée que plus tard dans l’agenda de la semaine.

Formulé comme invitation à mettre tout le monde autour de la table, le Grenelle a ainsi déjà manqué son objectif. À mi-chemin entre la « grande fête des associations » crainte par l’ancien procureur Luc Frémiot et l’institutionnalisation des « réunions des amis de Marlène » dénoncées par de nombreuses militantes féministes, il n’est par ailleurs pas très prometteur en terme de mesures et de moyens alloués.

Des mesures qui mécontentent

En partie dévoilées avant l’ouverture du Grenelle, sous la pression des nombreux événements organisés par les militant·e·s et citoyen·ne·s mobilisé·e·s, les premières annonces mécontentent déjà.

Plusieurs tribunes et tweets avaient d’ailleurs été publiés cet été, par des représentant·e·s d’associations et des personnalités, ou par des familles de victimes, parfois directement adressés au Président, pour dénoncer, par exemple, le trop faible montant du Fonds Catherine contre les féminicides.

Celui-ci est en effet doté d’un million d’euros alors que le rapport co-produit par six organisations, dont le Haut conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes, évalue depuis 2018 les besoins à 506 millions (minimum) et 1,1 milliard d’euros dans l’hypothèse où tous les besoins de toutes les femmes déclarant des violences conjugales seraient comblés. Il ne devrait par ailleurs être modélisé que dans trois régions : Pays-de-le-Loire, Nord et Bourgogne.

Mais Marlène Schiappa ayant déclaré qu’« il n’y a pas d’argent magique » pour doter ce fond, il n’y a guère à espérer. Autant dire que la campagne #1MilliardPas1Million n’est pas prête de s’arrêter…

Un attentisme meurtrier

Le temps presse pourtant. Le compteur morbide des féminicides tourne inéluctablement. N’a-t-on pas pris l’habitude de dire qu’une femme meurt tous les deux jours et demi sous les coups d’un (ex) conjoint/compagnon ? Et de faire confiance à celles et ceux qui ont acquis assez d’expérience, de savoirs et de savoir-faire, pour proposer un ensemble de mesures directement inspirées des réalités de terrain ?

De la défenestrée du 1ᵉʳ août 1975 à Strasbourg, aux 101 femmes déjà mortes cette année, en passant par Marie Trintignant dont le souvenir est commémoré chaque année depuis 2003, la marche a en effet été longue pour constituer les violences conjugales en véritable problème public. Après quelques prémices au milieu du XIXe siècle, le problème ne s’est en effet constitué qu’au milieu des années 1970.

C’est dans le sillage de mobilisations féministes qui clament que « le personnel est politique », que celles que l’on qualifiait alors de « femmes battues » sont sorties du silence pour lutter contre les effets, parfois mortels, du patriarcat, de la famille et du mariage. Et si le terme de « féminicide » peine encore à entrer dans le vocabulaire courant et juridique, il est, dans le contexte de l’après #MeToo, le cri de ralliement de celles et ceux qui ont compris l’urgence de la lutte.

Alors que les associations manquent de moyens pour honorer leurs missions auprès des femmes violentées, que les places d’hébergement annoncées à l’été n’ont toujours pas été créées, et que nombre de mesures déjà prises attendent toujours d’être mises en œuvre, difficile de considérer que les audits dans quelques centaines de commissariats sont nécessaires, ou de penser que la remise en avant du numéro d’écoute national 3919 lancé en 1992 est suffisante. Difficile également de considérer que les mesures et moyens annoncés (qui concernent surtout le volet « famille » du problème : éloignement du conjoint, autorité parentale…) sont à la hauteur des enjeux.

Un féminisme néolibéral

Le « Grenelle » de Marlène Schiappa inscrit en effet la lutte contre les violences faites aux femmes dans un registre symbolique et politique qu’elle se plaît à incarner : celui d’un féminisme néolibéral dont les effets pervers ont déjà été soulignés, et qui cadre parfaitement avec les intérêts de la « start-up nation » et les orientations austéritaires des gouvernements d’Édouard Philippe auquel la secrétaire d’État appartient depuis le début du quinquennat.

Dès lors, comment ne pas craindre que le discours d’ouverture du Grenelle, prononcé par Édouard Philippe, ne soit qu’un trompe-l’œil, comparable au « Grand débat national » que le président Macron avait organisé pour éteindre la révolte des « gilets jaunes » ?

Comment ne pas envisager que les « Grenelles locaux », des rencontres prévues sur le territoire, se transforment en une sorte de « Schiappa tour » au service d’une femme politique friande de « buzz » sur les réseaux sociaux et de shows télévisés ?

Micro-trottoir glaçant, réalisé dans les années 70, INA et largement diffusé sur les réseaux sociaux depuis le 3 septembre.

S’en tenir à cela serait pourtant bien dommageable. À l’heure où les médias accordent leurs diapasons au vocabulaire et aux demandes des militantes féministes, le gouvernement aurait tort de les insatisfaire. Car au-delà des opérations de communication et des éléments de langage, des millions de femmes, attendent qu’on les entende, qu’on les protège, et qu’on leur rende justice. Celles et ceux qui se préoccupent de leur avenir seront dans la rue le samedi 23 novembre, en prévision de la clôture du Grenelle. Il s’agirait que Marlène Schiappa, largement critiquée pour son manque de sororité au moment des mises en cause des ministres Darmanin et Hulot, ne manque pas cette fois à l’appel.


L’autrice publie au printemps « Violences sexistes et sexuelles en politique », éditions du Croquant.

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