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Le « je » très politique d’Eric Zemmour

Un lecteur patiente pour une dédicace de ‘La France n’a pas dit son dernier mot’, à Toulon, le 17 septembre 2021. Nicolas TUCAT / AFP

Dans un sondage récent, Eric Zemmour est crédité de 15 % d’intentions de votes au premier tour des élections présidentielles de 2022 s’il confirmait sa candidature. Pour un nouveau venu en politique, ce poids dans l’opinion mérite d’être relevé. On peut bien sûr y voir l’effet de soutiens dans les médias dont il est issu. Le changement de ligne éditoriale d’Europe 1 du fait de la montée en puissance de Vincent Bolloré dans le groupe Lagardère produit déjà ses effets par une invitation et une interview parfois complaisante d’Eric Zemmour.

Pour autant, la fabrication médiatique d’un phénomène politique ne parvient pas à épuiser les raisons de son succès. Celui-ci repose sur la capacité de cet acteur à faire passer un discours conservateur dans des formes très actuelles correspondant à la manière dont nos contemporains se définissent. Il met en scène un individu singulier qui s’affirme comme tel et dit « je ». Il illustre la manière dont le champ politique est marqué par son individualisation.

Bien sûr, s’affirmer comme un sujet autonome consiste à s’inscrire en dehors du jeu institutionnel et particulièrement celui des partis politiques. En cela Eric Zemmour suit la voie déjà empruntée par Emmanuel Macron en 2017. Il rassemble cependant plusieurs soutiens médiatiques, à l’image de celui du fondateur du Front national Jean-Marie Le Pen, déstabilisant encore un peu plus l’échiquier politique.

Mais il va plus loin et affirme aussi son identité personnelle à travers les deux ressorts bien mis en évidence par Jean-Claude Kaufmann : histoire de soi et identité sensible.

Mobiliser le récit de soi

Pour justifier sa candidature, loin de mobiliser le soutien d’un parti, il nous raconte son constat amer sur la prétendue évolution de notre pays. N’hésitant pas à inscrire ses pas dans ceux de Jeanne d’Arc ou de De Gaulle, il explique son engagement politique (et sa probable candidature) par le sens du devoir face à une situation historique.

Par son histoire personnelle indissociable de celle du pays, il s’institue comme individu singulier contrastant avec la figure (standardisée ?) de celles et ceux qui portent les idées de leurs partis ou de mouvements politiques. Sur son site Internet, la rubrique « biographie » est d’ailleurs en bonne place et largement développée.

Or, ce récit de soi n’est pas froid. Il est exprimé sous le registre de l’émotion à la manière d’auteurs plongés dans un récit autobiographique. Et le lecteur est invité à partager ses doutes et questionnements comme dans certains livres d’Annie Ernaux ou Delphine de Vigan.

Chez Eric Zemmour, cela passe par l’expression d’une indignation récurrente, le recours au thème du déclin, la multiplication du « je » dans ses prises de parole, l’évocation d’une souffrance personnelle face à une situation qu’il condamne et à ce qu’il considère comme des attaques de la part de ses contradicteurs. Il a ainsi recours à un procédé qui fait écho avec la manière dont nos contemporains perçoivent leur existence à travers leurs expériences vécues plus qu’à travers des principes abstraits. C’est ce que met bien en avant Pierre Rosanvallon dans son dernier ouvrage, Comprendre autrement les Français, paru en août 2021.

La place de la littérature

Mais cette adhésion à la modernité concerne les formes de ses discours. Sur le fond, Eric Zemmour valorise une vision éternelle et universelle de la France. Dans cette intention, il s’ancre dans un univers traditionnel dans lequel le livre et la littérature occupent une place centrale comme au temps du siècle des intellectuels (comme l’explique Michel Winock. Si son audience doit beaucoup à ses interventions médiatiques, elle est aussi assise sur une vision du monde développée dans des livres dont il parle et qui le définissent. En cela, il endosse le rôle de l’« intellectuel » qui oriente et anime le débat public. Plus précisément, il inscrit ses pas dans ceux des « intellectuels universels » comme Jean-Paul Sartre plutôt que dans ceux des « intellectuels spécifiques » dont Michel Foucault identifiait déjà l’émergence dans les années 1970.

Ses livres lui confèrent une légitimité qui donne un poids à sa parole. Depuis 2006, il en a publié 10 dont les 9 premiers l’ont été par des éditeurs généralistes et bien installés dans le monde du livre (Denoël, Cherche-Midi, Albin Michel). Cela lui confère une respectabilité que les éditeurs lui octroient parce que ses livres leur assurent des ventes en grand nombre. Dès 2010, il avait écoulé sa Mélancolie française à plus de 110 000 exemplaires.

Le suicide français, paru en 2014, atteint presque 500 000 ventes et Le Destin français passe au-delà du seuil des 100 000 ventes. Eric Zemmour a fidélisé un lectorat qui place ses livres dans les meilleures ventes dès leur sortie à la satisfaction de ses éditeurs. C’est fort de ce succès et de ses soutiens fidèles qu’il se sépare d’Albin Michel et auto-édite son dernier livre (La France n’a pas dit son dernier mot).

Et ce choix (par lequel il exprime une nouvelle fois son « je ») ne freine pas sa diffusion puisqu’il a déjà écoulé 128 000 volumes en deux semaines et on évoque un tirage total de 370 000 exemplaires.

Une révérence au monde passé

Le choix de ce support et la place qu’il lui accorde entrent en cohérence avec son propos. C’est une révérence au monde passé dans lequel les livres étaient le centre de l’attention des élites. Loin de la superficialité (réelle ou potentielle) des youtubeurs, il serait le représentant et défenseur d’un monde du livre fragilisé.

La lecture d’imprimés est en effet en recul depuis les années 1970 et l’édition n’est plus au cœur des pratiques et préoccupations des élites. Entre 1988 et 2018, la part des diplômés de l’enseignement supérieur ayant lu au moins 20 livres dans l’année est passée de 48 % à 24 %. Et, à l’inverse, les enquêtes ont montré le poids croissant de la télévision dans les pratiques culturelles des plus diplômés.

Une étude de 2020 spécifie ainsi que :

« Cadres et diplômés rejoignent […] les niveaux de consommation du reste de la population, effaçant progressivement le caractère initialement populaire de la télévision. »

Défendre la littérature c’est aussi défendre une certaine idée de la France. Il écrivait dans une chronique au Figaro :

« Hollywood a été pour les Américains ce que l’État, l’Église et la littérature furent pour l’édification du roman national français. »

Ce soutien à un monde révolu dans lequel le livre était la condition de la participation au débat public permet à Eric Zemmour de capter un auditoire conservateur en complément de celui qu’il a conquis sur RTL puis sur CNews par sa radicalité.

Et en effet, une étude montre qu’il attirerait à lui un quart des électeurs de François Fillon en 2017 et que ses votants putatifs se recruteraient davantage chez les plus de 50 ans.

Un conservateur dans des habits modernes

Depuis les années 60, les individus ont contesté la vision qui les enfermait dans des statuts anonymes et un universalisme abstrait. Ils revendiquent de pouvoir être les auteurs de leur propre existence en étant attentif à la singularité qui les compose. Plutôt que de devenir des clones anonymes d’une République aveugle à chacun, ils aspirent à choisir la manière dont ils entendent vivre. Ils se pensent comme des personnes singulières étant les mieux placées pour orienter leurs choix de vie. À ce titre, ils sont attentifs à leurs émotions qui révèlent leur être particulières et cherchent à se raconter eux-mêmes et à obtenir des autres qu’ils les reconnaissent pour ce qu’ils sont.

Eric Zemmour est l’un d’entre eux comme en témoigne sa demande de reconnaissance, la mise en scène de ses émotions et la place qu’il accorde à son histoire personnelle. Si les médias lui ont donné une légitimité, il parvient à s’auto-instituer dans un monde aux institutions fragilisées. Il défend aussi des positions parfois incohérentes avec la manière dont il se définit.

Ainsi comment défendre la « famille traditionnelle » avec des soutiens ou proches conservateurs à Budapest quand il ne semble pas lui-même l’incarner réellement ?

Eric Zemmour représente bien une modalité de l’individu contemporain. Il entend bénéficier des avantages offerts par l’évolution de la définition de l’individu pour faire passer son message et parce qu’il en reçoit reconnaissance et satisfactions. Mais il n’en tire pas les conséquences logiques en acceptant les possibilités de choix et de libertés qu’elle offre aux autres et pas seulement à lui-même…

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