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Le jour où l’Inde a fermé ses portes aux musulmans

Un jeune garçon musulman rend hommage à Gandhi le 2 octobre 2019. Le projet de loi récemment adopté rompt avec l'Inde du Mahatma, fondée sur la tolérance et la diversité religieuse. NARINDER NANU / AFP

Pour la première fois en Inde, la citoyenneté sera accordée sur des critères religieux et exclura une minorité : les musulmans. Dans la nuit du 9 décembre, après un débat animé qui a duré sept heures, les députés de la chambre basse (Lok Sabha) ont adopté – avec 311 voix favorables et 80 contre – le controversé projet d’amendement constitutionnel de la loi sur la citoyenneté (Citizenship Amendment Bill, ou CAB).

Cet amendement vise à accorder la citoyenneté indienne aux réfugiés souffrant de discriminations religieuses au Pakistan, au Bangladesh et en Afghanistan.

Ce texte a été introduit par le sulfureux ministre de l’Intérieur Amit Shah. En décembre 2018, il avait promis dans un discours très agressif de « jeter » les migrants illégaux en provenance du Bangladesh dans les eaux du Bengale. Il avait aussi comparé les musulmans à des termites.

Le texte, validé également par la chambre haute ou Rajya Sabha (125 voix pour et 99 contre), entend naturaliser officiellement les Afghans, Pakistanais et Bangladais résidant en Inde (pour la plupart depuis longtemps) et issus de communautés religieuses minoritaires dans leur pays d’origine (hindous, jaïns, sikhs, chrétiens, bouddhistes ou parsis).

La législation proposée s’applique à ceux qui ont été forcés ou contraints de chercher refuge en Inde en raison de persécutions fondées sur la religion. La loi viserait à protéger ces personnes éventuellement prises dans les procédures d’immigration clandestine. Les frontières entre l’Inde et le Pakistan, l’Inde et le Bangladesh ont toujours été poreuses, laissant place à l’organisation d’une immigration clandestine parfois contrôlée par des réseaux mafieux. Un des arguments avancés dans les débats est de mettre fin à ces filières (en tout cas pour les groupes pris en compte par le CAB).

Ce qui change

Jusqu’à présent, en vertu des lois en vigueur, un migrant clandestin n’a pas le droit de devenir citoyen indien par enregistrement (registered) ou naturalisation.

Le Foreigners Act (1946) et le Passport Act (1967) interdisent l’entrée sur le territoire d’une telle personne et prévoient la mise en prison ou l’expulsion d’un migrant clandestin.

Une personne peut devenir citoyenne indienne en s’enregistrant si elle a résidé habituellement dans le pays pendant six des huit dernières années et sans interruption au cours des douze 12 mois précédant le dépôt de sa demande de citoyenneté. Pour acquérir la citoyenneté par naturalisation, la personne doit avoir vécu en Inde pendant 14 ans, dont 12 ans de séjour cumulatif dans le pays.


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La naturalisation est réservée aux étrangers tandis que l’enregistrement est réservé aux ressortissants du sous-continent indien (à une personne d’origine indienne qui réside habituellement en Inde depuis sept ans).

Le CAB prévoit un abaissement à 5 ans de cette exigence de durée de résidence pour la naturalisation. Le projet offre aussi la possibilité d’exclure certains groupes de population de ce processus de naturalisation, les musulmans, et l’annulation sur certains critères de l’OCI (overseas citizen of India), un document similaire à un titre de séjour pour les personnes d’origine indienne mais n’ouvrant pas de droits citoyens.

En d’autres termes, le CAB accordera aux migrants non musulmans en situation irrégulière le statut de migrants légaux bien qu’ils soient venus en Inde sans documents et autorisation valables. Une population qui constituera une nouvelle et importante manne électorale.

Une loi dépourvue de toute logique constitutionnelle ?

Le choix portant sur les trois pays d’application pose cependant de nombreuses questions.

Si la délimitation portée sur le Pakistan et le Bangladesh peut faire sens, du fait d’une histoire commune qui permet de lier ces pays à l’Inde britannique et à la Partition, le choix de l’Afghanistan, et l’exclusion des pays voisins (Népal, Bhoutan et Birmanie) qui, eux, partagent des frontières terrestres avec l’Inde semble problématique.

Carte simplifiée. Barracuda/Wikimedia, CC BY

Le projet de loi vise donc à protéger les minorités religieuses au sein de ces États pensés par Delhi comme théocratiques en raison de la présence d’une majorité de la population de confession musulmane, mais qui ne le sont pas constitutionnellement.

Mais, cette raison ne tient pas à l’analyse. Pourquoi le Bhoutan, qui est un pays voisin et constitutionnellement un État religieux – la religion officielle étant le bouddhisme – est-il exclu de la liste ?

Les chrétiens ne peuvent pourtant pas y vivre leur foi en toute liberté.

Si c’est réellement la persécution des « minorités religieuses » qui est prise en considération dans le CAB, on aussi peut s’étonner de l’exclusion du Sri Lanka, où le bouddhisme est constitutionnellement « at the foremost place ».

L’article 9 de la Constitution stipule ainsi que « La République du Sri Lanka accorde la première place au bouddhisme que l’État doit protéger. Les troubles entre bouddhistes cinghalais et tamouls hindous qui ont donné lieu à une longue guerre civile généré des flux considérables de réfugiés tamouls : presque un million aurait fui l’île donnant naissance à une importante diaspora. Celle-ci est principalement présente en Europe occidentale, Asie du Sud-Est (Malaisie et Singapour) et Amérique du Nord (Canada en particulier).

Des gardes bhoutanaises défilent devant le monastère et forteresse Tashichho Dzong, à Thimphou le 5 décembre. Lillian Suwanrumpha/AFP

L’Inde accueille ainsi plus de 100 000 réfugiés tamouls répartis dans plus d’une centaine de camps répartis sur l’ensemble du territoire de l’État du Tamil Nadou qui attendent depuis des années une loi nationale sur les réfugiés.

Et pourquoi la Birmanie, que les Rohingyas musulmans, victimes d’un véritable génocide, fuient en masse, notamment vers l’Inde, n’est-elle pas également incluse ?

Attirer les hindous « de l’extérieur »

L’application du CAB pour ces trois pays seulement s’inscrit dans une certaine logique tout comme le choix de ne pas permettre aux minorités musulmanes et athées d’accéder à cette citoyenneté indienne en limitant la notion de « minorité religieuse » à six groupes religieux. Pourtant, de nombreuses autres populations subissent des discriminations. C’est le cas, au Pakistan, des Ahmadis qui ne sont pas reconnus comme musulmans et sont traités comme appartenant à une religion distincte, subissant avanies, persécutions et discriminations.

Derrière le CAB s’affiche clairement la volonté de discriminer les communautés musulmanes.

Le vote autour du texte a suscité depuis plusieurs jours maintenant une levée de boucliers parmi les intellectuels et militants des droits civiques, tout comme parmi les membres de ce qui reste du parti du Congrès (Indian National Congress) rassemblés autour de Rahul Gandhi. Les opposants à ce texte ont décidé d’en appeler à la Cour suprême.

Ils invoquent la loi et tout particulièrement l’article 14 de la Constitution indienne qui prévoit l’égalité comme base des droits fondamentaux « absolus et non exclusifs aux citoyens indiens ». Avec le CAB, l’Inde tourne désormais le dos à des décennies de sécularisme, ce qui la distinguait justement de son voisin, le Pakistan.

Manifestations contre le projet de loi du 12 décembre 2019 à Guwahait. Biju Boro/AFP

L’inquiétude des États frontaliers

Mais le CAB soulève de nombreuses inquiétudes notamment dans les États du Nord-Est indien (Assam, Meghalaya, Mizoram, Tripura, Arunachal Pradesh et Nagaland).

Ces États ont obtenu de rester en dehors de ce nouveau dispositif, afin de demeurer inaccessibles aux immigrés venant du Bangladesh tout proche.

Le projet de loi a ainsi déclenché de vives protestations généralisées dans ces États, où beaucoup estiment que la naturalisation des immigrés déjà présents sur place, qu’ils soient hindous ou non, perturbera la démographie de la région et réduira les possibilités d’emploi des populations autochtones. Les locaux redoutent également que cette naturalisation ne provoque un appel d’air qui aboutira à l’arrivée dans leurs régions d’encore plus d’étrangers, voués à devenir au bout de quelques années citoyens indiens – avec tous les droits que ce statut comporte.

En Assam, le CAB fait écho avec une autre préoccupation générant de vives manifestations et couvre-feu. Une opération de recensement menée en août dernier à travers le déploiement du registre national des citoyens (NRC) s’est soldée par la non-prise en compte de près de deux millions de personnes, en majorité musulmane ; celles-ci pourraient de ce fait perdre leur nationalité indienne.

Des milliers d’hindous ont également exclu du NRC et se retrouvaient donc, jusqu’ici, dans la même situation que les musulmans ; mais, aux yeux de nombreux observateurs, la mise en œuvre du CAB pourrait leur permettre de récupérer la citoyenneté indienne, créant un système inique où l’on exclut d’un côté les musulmans et l’on réintègre les non-musulmans de l’autre, dressant un peu plus les populations les unes contre les autres.

Un climat funeste pour les musulmans

Ce vote survient aussi dans un climat particulier, dessinant un nouveau repère dans une litanie de décisions funestes pour la minorité musulmane.

Depuis son arrivée au pouvoir en 2014, s’inscrivant dans un projet idéologique initié au tout début du XXe siècle, le BJP revisite l’histoire dans les livres scolaires et hindouise les noms de villes à consonance musulmane.

Ce projet survient également à la suite de la révocation, en août, de l’autonomie constitutionnelle du Cachemire, seule région à majorité musulmane.


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Hasard du calendrier ou provocation, le projet de CAB a été dévoilé au moment précis où les musulmans s’apprêtaient à commémorer la destruction de la mosquée d’Ayodhya, ville sacrée d’Uttar Pradesh, où la Cour suprême a ordonné le mois dernier la construction d’un temple hindou à la place de la mosquée démolie par des extrémistes hindous le 6 décembre 1992.

En détournant une loi constitutionnelle de 1955 afin de donner la priorité aux hindous en matière de citoyenneté, Narendra Modi tente de modifier le projet même de l’Inde. Son gouvernement semble être parvenu, de jure, à créer artificiellement une « rashtra » (nation) hindoue, perpétuant ainsi le projet suprémaciste de l’idéologue Vinayak Damodar Savarkar.

En excluant la minorité musulmane de l’espace public, le gouvernement de Modi donne aussi en miroir, un contenu normatif à ce qu’« être hindou » signifie.

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