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La concurrence, ni dieu, ni diable

Le marché de la coiffure en toute franchise

Brushing. Pixabay

La France compte plus de 83 000 salons de coiffure, contre 30 000 boulangeries ou 21 900 pharmacies. Ces salons sont tenus par des dames plutôt que par des messieurs même s’ils portent des noms masculins : Jean‑Louis David, Jacques Dessange, Jean‑Marc Maniatis ou Franck Provost. Poussez la porte d’une de ces enseignes pour une coupe ou un brushing et vous entrez dans l’économie mixte de la franchise.

C’est Martha Matilda qui a commencé

Martha Matilda Harper et ses cheveux. Wikipedia

La légende veut pourtant qu’une femme, et non un homme, ait créé le premier réseau de salons de coiffure et lui ait donné son nom. L’histoire peu banale de Martha Matilda Harper (1857-1950) est édifiante. Domestique d’un médecin allemand, spécialiste des soins capillaires, elle hérite de sa formule secrète de lotion tonique. À la voir en photo, les cheveux jusqu’au talon, ce fortifiant est peut-être même un peu trop efficace ! Elle part pour Rochester avec « noués dans un mouchoir, soixante dollars d’argent durement gagnés et la formule au dos d’un petit papier ».

C’est dans cette ville américaine de l’État de New York qu’elle installera son premier salon. Pour multiplier les ventes de sa lotion magique et plus tard de nombreux autres produits capillaires et de beauté de sa composition, elle recrute et aide d’autres femmes à s’installer partout aux États-Unis. Elle leur offre formation, assurance et publicité. Mais elle contrôle étroitement l’exécution de ses consignes en matière de services – de l’accueil de la clientèle à la vente des produits de sa marque. Au plus fort du développement du réseau, les salons Martha Harper seront plus d’un demi-millier.

Pionnière de la franchise, Marta Harper était une innovatrice avant la lettre. Ne lui doit-on pas aussi, paraît-il, la conception du fauteuil incliné pour le shampoing ? Son esprit inventif et d’entreprise lui valut d’entrer au Panthéon américain des femmes célèbres, le National Women’s Hall of Fame aux côtés d’Ella Fitzgerald et d’Édith Wharton.

Le réseau d’Yvon, coiffeur des stars

Il est peu probable que Franck Provost, Yvon de son vrai prénom, soit un jour panthéonisé. Pourtant, sa réussite est exemplaire, sa personnalité décoiffante et son talent d’homme d’affaires remarquable. Son histoire aussi est édifiante : pupille de la Nation, l’apprenti-coiffeur de la Sarthe, monté près de la Capitale pour ouvrir son premier salon et vite devenu coiffeur des stars, est aujourd’hui à la tête d’un empire familial. Son réseau affiche plus de 5000 salons, plus d’un milliard de chiffres d’affaires annuel, onze marques – de l’enseigne éponyme à Jean‑Louis David, Saint Algue, Maniatis Paris, en passant par Coiff&Co et Haircoif.

Franck Provost décoré par Christine Lagarde.

Mais dans la République des arts et des lettres, les entrepreneurs, fussent-ils d’exception, ne sauraient prétendre au rang de grands hommes. Un coiffeur qui plus est, vous n’y pensez pas ! Une femme, Christine Lagarde, première ministre de l’Économie à s’être intéressée au secteur de la coiffure, l’a tout de même élevé au grade de Chevalier de la Légion d’honneur. Elle sait, grâce à ses services statistiques l’importance de cette activité qui comprend en France plus de 80 000 établissements et occupe plus de 170 000 actifs, ou plutôt actives car 8 coiffeurs sur 10 sont des coiffeuses.

Aux racines de la franchise

La franchise est un moyen simple pour les entrepreneurs de croître rapidement car elle desserre les contraintes d’investissement en capital et de recrutement de cadres dirigeants salariés. Cette forme d’organisation extrêmement répandue (pensez par exemple aux restaurants rapides, aux concessions automobiles ou encore aux agences immobilières) est en effet une option alternative de l’intégration verticale qui suppose que le producteur d’un bien ou service détienne et contrôle en propre son réseau de distributeurs.

Pour les franchisés, elle permet de monter rapidement une affaire commerciale car ils bénéficieront d’une marque établie et d’un accompagnement en matière d’administration, de formation, d’expertise, etc. Mais l’équilibre contractuel entre les deux parties n’est pas simple. S’y mêlent intérêts mutuels et conflictuels.

Sur le plan financier, le franchisé rémunère le franchiseur en payant une somme à l’entrée et ensuite une redevance forfaitaire ou en pourcentage du chiffre d’affaires. Si vous voulez ouvrir un salon de taille moyenne sous enseigne Franck Provost, il vous en coûtera au départ 165.000 euros. L’essentiel correspond à la fourniture auprès du groupe des fauteuils, du mobilier, de l’éclairage et autres pièces d’aménagement standard imposées. Puis, il vous faudra reverser chaque mois un peu plus de 1 300 euros.

Les ressorts de la croissance

Contrairement à d’autres franchiseurs, Franck Provost n’a pas opté pour une redevance assise sur les recettes du franchisé. Cette dernière est en effet moins incitative à la croissance puisque le franchisé, pour chaque supplément de recettes lié à ses efforts, doit en reverser une partie à l’enseigne. D’un autre côté, si le franchiseur réclame une redevance faible ou nulle, c’est cette fois lui qui est peu incité à réaliser des efforts, par exemple pour la promotion de la marque ou la formation des franchisés car ils ne lui profiteront guère.

Un équilibre doit aussi être trouvé en matière d’investissements. Chaque partie réalisant des investissements spécifiques qui profitent l’une à l’autre est soumise à un risque de hold-up. Les salons de coiffure ne sont pas des banques mais le hold-up désigne en économie une situation générale : celle d’une perte de l’investissement en cas de comportement opportuniste de l’une des parties. Illustrons ce hold-up en dépeignant deux cas de figure.

Imaginons d’abord qu’afin de réduire ses coûts pour augmenter son profit, un salon sous enseigne baisse volontairement la qualité de ses services. Il dégradera la marque dont il bénéficie, ce qui dégrade sa valeur. Cette stratégie égoïste est gagnante pour le franchisé mais perdante pour le franchiseur (et les franchisés restés loyaux). Si elle n’est pas empêchée, face au risque futur de hold-up le franchiseur investira au départ beaucoup moins en publicité.

Cela explique pourquoi les contrats de franchise donnent le droit au franchiseur de contrôler que les exigences de qualité qu’il impose seront bien respectées et de sanctionner les manquements. Ce contrôle entraîne bien sûr des dépenses supplémentaires pour le franchiseur. Les économistes les désignent de façon générale par le terme de coûts d’agence. Rien à voir non plus avec un guichet de banque.

L’agencement dont il est question est celui que forme n’importe quelle situation entre un mandant et un mandataire (entre un principal et un agent dans le jargon économique). Peu importe qu’il s’agisse d’un actionnaire et d’un dirigeant ou d’une enseigne et d’un coiffeur. Les coûts d’agence sont les dépenses nécessaires pour faire en sorte que le mandataire adopte un comportement conforme à l’intérêt du mandant.

Bien choisir ses outils. Pixabay

Contrats et exclusivité : couper les cheveux en quatre

Second cas de figure, si le franchiseur accorde également son enseigne à un nouveau salon situé à côté d’un franchisé déjà installé, ce dernier va perdre une partie de sa clientèle et ne recoupera pas son investissement initial. Si ce risque n’est pas réduit à l’avance, c’est le franchisé qui aura cette fois tendance à sous-investir au départ. La parade contractuelle consiste ici à faire bénéficier le franchisé d’une exclusivité territoriale. Un franchiseur de la coiffure s’engagera par exemple à ne pas octroyer son enseigne à un autre salon autour d’un rayon de quelques kilomètres. Là encore cette solution n’est pas gratuite car le franchiseur en perdant la possibilité de mise en concurrence intra-marque entre franchisés perd les bénéfices qui lui sont associés en termes d’amélioration des coûts et de la qualité notamment.

En résumé, il n’existe pas de relation parfaite entre franchiseur et franchisé même si les clauses contractuelles s’attachent à réduire à l’avance les problèmes qu’elle soulève.

Mais, vous direz-vous, les avantages de rapidité de développement qu’offre la franchise ne sont-ils pas finalement annulés par ces imperfections ? La franchise n’est-elle pas finalement moins intéressante que l’intégration verticale ? Cette question a fait couler beaucoup d’encre dans les journaux scientifiques d’économie. Les chercheurs aiment bien couper les cheveux en quatre, contentons-nous ici d’une réponse à grands coups de ciseaux.

Un modèle mixte

Sachez d’abord que l’intégration verticale n’est pas non plus une solution idéale. Elle entraîne aussi des coûts d’agence et expose également à l’opportunisme. En effet, une société mère doit contrôler ses filiales et ceux qui les dirigent pour éviter de mauvais résultats ou à tout le moins les comprendre.

Ces contraintes sont certes moins fortes mais l’intégration est pénalisée par des incitations plus faibles. Si le directeur d’un salon de coiffure est salarié d’une enseigne, il est moins poussé à faire des efforts qu’un franchisé car il n’en récoltera pas l’essentiel des fruits.

Dans les faits, le modèle mixte prédomine qu’il s’agisse de la restauration rapide, des boutiques de vêtements ou des salons de coiffure : la même enseigne dispose à la fois de magasins en propre et sous franchise. En France, un salon de Franck Provost sur trois est une succursale dirigée par un salarié.

Les raisons de cette coexistence sont liées à l’information. Le contrôle direct permet de mieux connaître les coûts des salons, les gains de productivité possibles, les effets de l’introduction d’innovations auprès de la clientèle, etc. Il fournit aussi un point de comparaison pour évaluer les performances des franchisés. Par exemple, face à une variation aléatoire de l’environnement économique qui affecte tant le magasin en propre que la succursale, l’enseigne sera capable de mieux identifier dans les résultats observés ce qui provient de l’aléa et ce qui provient de l’effort du franchisé.

L’intégration verticale partielle permet également de signaler la qualité de l’enseigne. Le franchiseur possède en effet une meilleure information que les franchisés potentiels sur la valeur de son concept commercial. S’il est mauvais, il y a peu de chances que le franchiseur se lance dans l’acquisition de magasins. A contrario, celle-ci signale que le franchiseur dispose d’un bon concept et croit en sa réussite.

Boutique de coiffeur barbier. Pixabay

Un métier d’artisans mal payé mais attractif

Mais attention, tous les salons de coiffure ne sont pas tenus par des salariés ou des franchisés. C’est même le contraire qui prévaut. Il y a beaucoup plus de chances, plus précisément une sur dix, que votre salon préféré soit celui d’un indépendant plutôt que sous enseigne. Je suppose ici de façon irréaliste que vous êtes représentatifs, chers lecteurs et lectrices, de la population française.

Numériquement la coiffure est d’abord en France un métier d’artisan indépendant qui exerce le plus souvent seul. Cela ne saute sans doute pas aux yeux des habitants de centres des grandes villes mais c’est la réalité.

La faiblesse des salaires de la coiffure est une autre réalité. Elle reflète la féminisation de la profession – rappelons que les femmes perçoivent en France un salaire environ 10 % inférieur à celui des hommes à temps de travail et métiers équivalents.

Au-delà de cette explication générale, la faiblesse des salaires des coiffeuses reflète la forte concurrence qui règne aujourd’hui dans la coupe des cheveux. La profession est en effet attractive. Les filières de formation sont recherchées, le nombre d’installations croît et dépasse le nombre de fermetures.

Les barrières à l’entrée sont modestes, en particulier pour la coiffure à domicile. Dans ce dernier cas, le CAP et le statut d’auto-entrepreneur suffisent. Mais du côté de la demande, la dépense de coiffure des ménages stagne en tendance depuis 2005. Une minorité de salons sont montés en gamme et en style et de nouveaux segments de marché en particulier pour la clientèle masculine barbue se développent.

Coiffeur pour hipster. Mr. Jovaninho/Visual Hunt, CC BY-NC

Cependant ces mouvements ne compensent pas la baisse de la fréquentation des salons par espacement des visites ou par le recours accru à la coiffure chez soi par un professionnel, ou grâce aux moyens du bord, avec un succès parfois ébouriffant. Sans compter la multiplication des enseignes à petits-prix comme Tchip Coiffure.

Une règlementation particulière

On comprend alors pourquoi les coiffeurs sont opposés à une déréglementation de leur profession. La Loi impose que le créateur d’un salon (ou son conjoint ou un de ses salariés) soit titulaire du Brevet Professionnel, diplôme plus exigeant et sélectif et donc barrière à l’entrée plus élevée que le CAP. Seule exception légale vous pouvez vous installer sans aucun diplôme dans une commune de moins de 2000 habitants si c’est un complément d’activité et si vous ne coiffez que des hommes. Vous pouvez être boulanger ou pharmacien et coiffer vos concitoyens mais pas les dames. Précision et bizarrerie délicieuses de la réglementation française ! La suppression de l’obligation de brevet professionnel créerait encore plus de salons, ce qui accentuerait sans aucun doute la concurrence et les difficultés économiques de nombreux artisans et salariés. Il en fut question à propos de la réforme des professions réglementées mais les coiffeurs furent vite rassurés.

Vous trouverez à ce propos ci-dessous une intervention bien peu Jupitérienne d’Emmanuel Macron, alors ministre de l’économie, au congrès annuel de l’Union Nationale des Entreprises de Coiffure.

Quelques mots pour conclure sur une dernière différence entre les hommes et les femmes dans la coiffure, la discrimination tarifaire. Les clientes payent plus cher que les clients. Chez Franck Provost, par exemple, la fiche moyenne est de 60 € pour les dames contre 25 € pour les messieurs.

A priori, rien d’anormal puisque le coût unitaire est plus élevé : la coupe des cheveux féminins prend plus de temps, elle réclame une plus grande expertise et est associée à de multiples opérations (teinture, mèches, balayage, glaçage, effilage…). Mais cela n’explique pas tout. Les femmes sont prêtes à consacrer plus d’argent à leurs cheveux que les hommes, leur consentement à payer, disent les économistes, est plus élevé.

Les coiffeurs le savent et en profitent à l’instar des compagnies aériennes à l’égard des hommes d’affaire pour réaliser une meilleure marge et faire supporter une plus grande partie des coûts fixes de leurs salons aux clientes. Celles-ci, en quelque sorte, subventionnent les coupes pour homme. La coiffure est définitivement inégale entre les dames et les messieurs !

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