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Une mère et sa fille na devenue dabbe, c’est-à-dire en charge des affaires de la maison, préparent la laine à être filée à la main au bord du foyer féminin. 2012. P-M.Milan, Author provided

Le matriarcat : une idée fantasmée ?

Les Na de Chine (Yunnan/Sichuan), bien connus en anthropologie pour être un cas exemplaire des sociétés matrilinéaires (filiation transmise par les femmes) et matrilocales (résidence établie chez la mère) sont régulièrement convoqués comme preuve de l’existence des sociétés matriarcales. Ils sont appelés Mosuo en mandarin (Moso en anglais) et leur notoriété auprès du grand public tient d’un ouvrage les présentant comme une « société sans père ni mari » (selon l’anthropologue CAI Hua), une interprétation qui a sans doute contribué à alimenter ce vieux fantasme de sociétés où les femmes domineraient et auraient autorité sur les hommes.

Dans son récent essai publié en 2019 et intitulé les sociétés matriarcales, la philosophe Heidi Göttner-Abendroth, propose cependant une autre définition du matriarcat à partir du second sens du mot grec arkhè, c’est-à-dire le « début » ou le « commencement », pour placer les femmes « au commencement de tout », de la vie et de la société. Or, bien que l’auteure cite les Na en appui de sa démonstration, peut-on vraiment parler de matriarcat dans leur cas ?

Une image exotique des Na

Les anthropologues Françoise Héritier, Nicole Claude Mathieu, et plus récemment Annie Benveniste et Monique Selim ont bien souligné que cette vision plus politique que scientifique est le fruit de spéculations hasardeuses qui relèvent du mythe.

Disons-le d’emblée, Heidi Göttner-Abendroth prête aux femmes na une « nature féconde » dans l’objectif affiché de faire du matriarcat une alternative sociale aux sociétés patriarcales. Sa démarche repose sur des écrits évolutionnistes et des travaux ethnologiques chinois dont les interprétations sont discutables. Elle consiste à établir une série de contrastes mettant en valeur la figure féminine dans l’organisation sociale na et le domaine religieux tout en omettant de préciser la place des hommes.

En mythifiant le pouvoir des femmes, l’auteure produit une image exotique des Na : elles seraient cheffes, les rapports sociaux plus égalitaires et axés sur le don, et les divinités exclusivement féminines, honorées par des prêtresses. Or, les mythes na sur l’origine de l’humanité, ou les chants récités par les spécialistes rituels (daba), pour diverses cérémonies font état de divinités masculines et féminines, ainsi que d’un couple originel et non pas d’une unique figure féminine. Quant à la place des hommes, il semble nécessaire de s’interroger plus longuement sur la question des rapports sociaux de sexe puisqu’il existe, contrairement à l’idée avancée par certains auteurs, des termes pour désigner les géniteurs (ave) et les partenaires sexuels des femmes (haechube), qui confirment qu’ils occupent bien une place dans la société na. Revenons donc sur les faits.

Une vision évolutionniste du matriarcat

La notion de matriarcat prend sa source dans des écrits scientifiques du courant évolutionniste du XIXe siècle, soit « la tendance générale à supposer et à rechercher une loi d’évolution dans la série des changements observables ou prévisibles ». La notion est formalisée à cette époque par des historiens du droit, en miroir de celle de patriarcat. Selon ce courant évolutionniste, il aurait existé un droit maternel originel, une thèse défendue par Johann Bachofen et reprise par Morgan à propos des sociétés archaïques. Par la suite, Marx et Engels se sont emparés de cette idée, notamment dans leurs réflexions sur l’origine de la famille, afin de soutenir l’idée de l’existence d’un communisme primitif comme stade d’évolution des sociétés. Ces théories ont exercé une influence majeure sur l’étude des « nationalités minoritaires » en Chine pendant la seconde moitié du XXe siècle.

Les ethnologues chinois qui se sont employés à enquêter sur les caractéristiques sociales et culturelles des populations minoritaires de Chine ont repris les interprétations évolutionnistes et ont qualifié la société Na de « fossile vivant ».

Ainsi le fait que dans cette société les hommes visitent les femmes la nuit mais ne cohabitent pas, fut interprété comme une forme de promiscuité sexuelle primitive qui aurait traversé les âges. Ces travaux ont alors abouti à qualifier le système na de « matriarcat primitif ». À partir des années 1980, ce stigmate les a pourtant propulsés au-devant de la scène touristique.

Une attraction touristique

En effet, promus au rang de société matriarcale par les médias en tous genres, les guides et les agences de voyages, les Na connaissent depuis les années 1990 un tourisme de masse. La région du lac Lugu où ils habitent en majorité a alors été rebaptisée « pays des jeunes filles », comme un écho au « royaume féminin de l’Ouest » (Dongnüguo) consigné dans les annales chinoises et mentionné par Marco Polo, un royaume qui aurait été dirigé par des femmes durant la dynastie Tang (618-907). Plus d’un million de touristes chinois se pressent ainsi chaque année pour voyager vers ce « soi simple et ancien », selon l’expression de l’anthropologue Charles McKhann, avec souvent le désir de relations sexuelles libres ou romantiques.

Pour bénéficier eux aussi des retombées du tourisme et prendre une place dans l’agenda moderniste de l’État chinois, les Na jouent avec ces fantasmes et l’image attendue par les touristes d’une société matriarcale. Ainsi, les touristes croient voir dans l’institution traditionnelle de « visite nocturne » des hommes chez les femmes, la possibilité d’une liberté sexuelle hors mariage qui contraste avec les normes de la société chinoise. Ces représentations dénotent pourtant avec les rapports sociaux de sexe connus chez les Na.

Performance chantée lors des festivités nocturnes destinées aux touristes et mobilisant généralement des chansons d’amour qui séduisent particulièrement le public féminin. 2013. P-M.Milan, Fourni par l'auteur

À travers une analyse de la construction sociale de la personne, des rapports sociaux de sexe et de la place respective des hommes et des femmes à laquelle nous invite Nicole Claude Mathieu, l’anthropologue Naiqun Weng explique l’importance de considérer la maisonnée comme l’unité à partir de laquelle s’organise la vie sociale des Na. Les Na pensent l’hérédité comme la transmission de l’os des mères aux enfants. Les femmes occupent ainsi « les rôles de fille, sœur, mère, mère de mère » tandis que les hommes prennent la place de « fils, frère, frère, frère de mère, frère de mère de mère ». La personne femme est essentiellement pensée à travers la figure de la mère. Celle d’homme à travers la figure de fils.

Une maison porte généralement le nom du matrilignage auquel est accolé une localisation géographique ou celui du prénom de la femme qui a ainsi fondé sa propre matrilignée et maison.

Le système d’entraide, offre un bon aperçu de l’importance de cette unité sociale collective de base à l’organisation sociale qui se distingue de la notion de famille. En tant que groupe de parenté et lignée, une maison doit pouvoir compter sur ses membres pour assurer sa subsistance, mais également sur les rapports de réciprocité qu’elle entretient avec d’autres maisons.

Pièce principale à droite, appelée awo zhimi, et pièce dédiée à l’office bouddhiste à gauche, appelée galazé. 2013. P-M.Milan, Author provided

L’équilibre en genre et en nombre de la maison permet d’assurer sa prospérité et sa continuité. Les « gens de la maison » s’entraident pour la faire prospérer en divisant le travail selon les forces en présence. Les enfants s’occupent souvent du pâturage des bêtes et les femmes effectuent la plupart des travaux en lien avec la subsistance de la maison. Les frères, fils ou oncles prêtent main-forte lors des pics saisonniers. Ils ont souvent la charge de la construction des maisons et de la coupe du bois. Cette répartition n’est pas définitive, mais dépend de la composition de la maison.

Le ou la « dabe » : un rôle essentiel

La personne en charge de la gestion de la maison (dabe), organise en concertation avec les autres membres une répartition équitable du travail et coordonne ces besoins avec ceux d’autres maisons lors de grands travaux. Cette charge n’est pas exclusivement féminine : l’un des frères peut également remplir la fonction. Un membre est désigné dès son plus jeune âge pour succéder en temps voulu à celle ou celui qui occupe la place.

Pause repas lors de travaux de coupe du bois par les gens d’une maison, un frère et une sœur. 2012. P-M.Milan, Author provided
Préparation des morceaux de porc séchés par les hommes d’une maison et qui seront distribués aux maisons parentes lors des festivités du jour de l’an. Des hommes de maisons parentes leur prêtent main-forte. 2013. P-M.Milan, Author provided (no reuse)

Lorsqu’une maison n’a pas suffisamment de membres pour assurer sa prospérité ou de femmes pour assurer sa continuité, des stratégies de captation de partenaires sexuels peuvent se mettre en place. Parfois, l’adoption temporaire d’enfants d’une maison parente – en échange d’une éducation – ou définitive, peut également être une option.

Le système d’entraide entre maisons pallie néanmoins le plus souvent au manque d’hommes et les partenaires des femmes sont régulièrement sollicités en ce sens. Il n’y a pas de cohabitation, mais l’entraide est d’usage.

Travaux de récolte de l’orge effectués par deux femmes et un homme. L’homme rend service à la maison de sa partenaire (chumi). 2014. P-M.Milan, Author provided

Une étude consacrée à l’investissement paternel dans l’éducation des enfants met en évidence que même si les hommes ne résident pas avec leur enfant, ils se préoccupent de fournir une aide économique pour leurs études ou leur rendent visite régulièrement. Il existe également des fêtes de présentation de l’enfant par les géniteurs permettant la reconnaissance d’un lien de paternité. La fonction sociale de cet homme n’est cependant pas comparable à celle de père, car l’essentiel de la socialisation des enfants se joue au sein de la maison et donc du lignage maternel.

Dans certains villages où les rituels religieux sont encore nombreux, les officiants sont toujours des hommes : soit des spécialistes daba, soit des assistants. Ces hommes détiennent le savoir relatif aux ancêtres matrilinéaires nécessaire à la reproduction symbolique des maisons. Il n’y a pas de prêtresses, mais des femmes et des hommes qui s’occupent des offrandes rituelles quotidiennes au foyer pour honorer les ancêtres.

Rite de protection d’une maison par un spécialiste daba. 2012. P-M.Milan, Author provided

Les données ethnographiques donnent ainsi plutôt à penser une société où les femmes sont valorisées et les hommes ne sont pas dévalués, plutôt qu’une société où les rapports seraient égalitaires ou dominés par les femmes, comme le suppose la théorie sur les sociétés matriarcales. Dans beaucoup de sociétés matrilinéaires, l’autonomie et l’autorité des femmes au sein du groupe domestique sont sans doute plus importantes que dans des sociétés patriarcales, mais cela ne signifie pas pour autant qu’elles soient « libérées de l’obligation à la maternité et à l’hétérosexualité, car ce sont elles qui ont la responsabilité de la perpétuation des lignages et donc de la société en faisant des enfants, et notamment des filles » comme le souligne Nicole Claude. Mathieu.

La reproduction sociale du groupe na repose ainsi sur la valorisation du statut et du rôle social de mère, sans pour autant que cette responsabilité évacue la place des hommes. Les rapports hommes-femmes et le genre sont simplement pensés au regard de la maison et de la continuité matrilinéaire de celle-ci. Cette organisation de l’espace domestique s’étend à la société tout entière.


Cet article a été publié en partenariat avec le blog Carnet de terrain de la revue d'anthropologie et de sciences sociales Terrain.

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