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Le migrant, cet éternel épouvantail de campagne

Un manteau laissé par un migrant sur une plage à Wimereux, près de la Manche, lors d'une tentative de traversée, le 16 octobre 2021. Marc Sanye / AFP

« L’immigration dilue l’identité française », « les migrants imposent leurs cultures » la France sombre dans le « grand remplacement démographique » : l’agitation médiatique de la part d’entrepreneurs idéologiques autour de ces thématiques ne cessent d’accaparer l’attention, tentant de s’imposer dans les sondages, et balayant toute autre vision du « migrant » ou du « réfugié ».

Pourtant l’affaire Cédric Hérou – du nom d’un militant ayant convoyé des migrants d’Italie vers la France et poursuivi juridiquement dans ce cadre – et la décision du Conseil Constitutionnel de mettre fin à son procès et de prononcer la relaxe au nom du principe de fraternité en 2019, a montré qu’une partie de la société civile s’illustre au quotidien par son engagement.

Le recours à cette thématique n’est pas récent et la politisation de l’immigration comme alibi politique enflamme les rendez-vous présidentiels depuis plusieurs années.

La peur de l’Autre comme construction de l’identité pour stigmatiser l’Autre, est agité au centre du débat comme épouvantail. Pourtant l’immigration n’est pas la préoccupation majeure des nationaux, selon les sondages (c’est la quatrième préoccupation des Français, d’après l’IFOP en octobre 2021) et n’a d’ailleurs pas toujours été au programme des candidats.

Un sujet en pointillé

Déjà, aux élections présidentielles en France on constate qu’en 1974, elle n’était pas à l’ordre du jour dans le programme de Valéry Giscard d’Estaing, bien qu’il avait créé un Secrétariat d’État à l’Immigration pour lancer une politique d’intégration après avoir suspendu l’immigration de travail en juillet 1974.

En 1981, le slogan « la force tranquille » de François Mittterrand ne pointe pas particulièrement l’immigration, malgré la promesse (non tenue) d’accorder le droit de vote local aux étrangers.

Valéry Giscard D’Estaing invite les éboueurs (d’origine antillaise et africaine) à l’Elysée.

L’année 1983 est celle de la Marche des Beurs, de l’émergence de l’islam dans les conflits des entreprises automobiles, mais on y parle peu d’identité malgré l’entrée en politique du parti de Jean-Marie Le Pen aux élections municipales.

Le débat se focalise en 1988 sur le sujet par le biais de la réforme du code de la nationalité, un thème lancé par le Club de l’Horloge, inspirateur du Front national, abandonné par le candidat Jacques Chirac aux élections présidentielles face à François Mitterrand. En 1995, le même Jacques Chirac fait campagne sur la « fracture sociale », mais le thème identitaire n’est pas traité comme tel.

La rupture

Ce n’est qu’en 2002, au second tour que l’immigration est à l’ordre du jour, mais Chirac recueille un score de 80 % des voix face au Front national. Nicolas Sarkozy, élu à la présidence de la république en 2007 installe plus fortement le thème de l’identité. Il crée ensuite un ministère de l’Immigration, de l’Intégration et de l’Identité nationale, même si le débat qu’il voulait lancer sur ce dernier thème se termine sans conclusion, décliné dans les préfectures et au ministère de la Défense, loin des tumultes de la rue ou de la presse et de l’intérêt des nationaux. En 2012, le discours de Grenoble, aux inspirations très extrême droitière, annonce le ton de sa campagne, dont le dernier discours sera sur « l’étranger », à Villepinte. François Hollande, qui fait sa campagne sur « le changement, c’est maintenant », lance en fin de mandat la proposition de déchéance de nationalité pour les terroristes et délinquants, mais le thème est finalement abandonné car trop polémique.

La campagne d’Emmanuel Macron en 2017 semble éviter soigneusement le thème de l’immigration. Il évoque cependant la question des « clandestins » qui représenteraient une menace à la suite à la chute de Kaboul le 15 Août 2021.

Thomas Samson/AFP
Un camp pour sans-abri abritant aussi de nombreux migrants était établi au 1ᵉʳ septembre dans le parc Andre-Citroën près de Paris.

Que nous apprennent les chiffres ? Selon Eurostat, la France compte 7, 4 % d’étrangers, l’Allemagne 10 %, l’Italie et l’Espagne 8 %, le Luxembourg 47 %. On dénombre 61 000 demandeurs d’asile arrivés dans l’Europe des 27 en 2020, soit la moitié des chiffres de 2018 et 2019. Depuis janvier 2021, 22 000 Afghans ont cherché une protection dans les pays voisins, soit l’Iran et le Pakistan pour l’essentiel et 332 000 sont des réfugiés internes dans leur pays, 2 500 sont arrivés en France depuis 2021.

Ce que veulent les migrants

Alors, comment comprendre chez le politique cette obsession pour la figure du migrant menaçant ? Les recherches sociologiques et anthropologiques sur les migrations et les observations fines des relations qui se tissent entre les « établis » et les « nouveaux-venus » montrent que les dimensions identitaires ne sont pas aussi présentes qu’on ne le croit.

Pour les nouveaux venus, ce qui compte, c’est de trouver leur place dans un environnement qui le permet. Alors que « l’étranger » est perçu comme un trouble-fête culturel et identitaire, voire comme une menace venant de l’extérieur, les femmes et les hommes qui, en réalité, s’installent en France, rêvent surtout de pouvoir reconstruire leur vie, d’assurer à leur famille une certaine stabilité sociale et économique et de contribuer à la vie commune, sans pour autant couper les liens avec la famille restée au pays.

Accueillir : témoignages (France 24, 2019).

Par exemple, on sait que le sens de la migration varie en fonction de la trajectoire sociale des individus : quand elles sont lues ensemble, les mobilités géographique et sociale montrent que l’enjeu n’est pas une question d’intégration mais celui d’une meilleure position sociale au regard de celle détenue avant le départ.

Un accompagnement du capitalisme

On remarque aussi que certains accèdent à la propriété dans le périurbain de la même façon que les Français ou encore que la conjugalité des descendants d’immigré.es est influencée, comme dans tous les couples, bien plus par l’origine sociale les conditions sociales de résidence et les rapports de genre que par des dimensions ethniques ou religieuses.

La dimension économique est souvent mise en avant pour apprécier l’intérêt des migrations, certains estimant que l’accueil les migrants, et notamment des demandeurs d’asile, coûte cher au pays ou contribue à augmenter le chômage. Les travaux scientifiques montrent le contraire.

S’il faut questionner cette approche comptable fort réductrice des migrations, il n’est pas inutile de rappeler que les migrations ont toujours accompagné le développement du capitalisme et constituent généralement un apport économique intéressant pour les pays d’installation, receveurs de main-d’œuvre étrangère.

Les chiffres récents confirment ce constat historique, toujours valable aujourd’hui, d’autant plus que les formes de sélection aux frontières encouragent les mobilités des plus qualifiés.

Dans ce contexte, la question est plutôt : que signifie cette crainte de voir affaiblie l’identité nationale ?

Réactiver la cohésion sociale

L’épouvantail de l’étranger a toujours été une manière de réactiver la cohésion sociale au moment où se rapprochent les enjeux politiques de l’élection présidentielle.

Mais comment cela fonctionne-t-il ? Cette rhétorique agite les peurs et encourage l’hostilité à l’égard des non-nationaux. Elle ne traduit pas tant un sentiment de menace qu’un réflexe de dichotomisation sociale visant à produire, au-delà d’une frontière entre les groupes, des tendances à la cohésion sociale comme le soulignait déjà le penseur Norbert Elias au sein d’un pays dont la souveraineté nationale est sans cesse questionnée, obligée d’exister aujourd’hui à l’intérieur d’arènes beaucoup plus vastes.

Si cette rhétorique fonctionne toujours aussi bien, c’est que la représentation que les Français se font des migrations reste encore très partielle.

Une représentation partielle des migrants

Les migrations ne constituent pas un élément clé des représentations sociales et de l’histoire de la plupart des régions françaises alors qu’elles sont incontestablement et depuis longtemps un élément du développement économique et démographique local.

L’héritage migratoire n’y est pas souvent valorisé alors que la recherche montre combien il est pluriel et diversifié, pour peu qu’on s’attache non seulement à la période récente, mais aussi aux XXe et XIXe siècles.

Les courants migratoires n’ont pas seulement touché les villes grandes et moyennes, mais aussi les petites villes industrielles, les industries en milieu rural ou encore le travail agricole. On pense spontanément aux ouvriers de l’industrie mais les historiens montrent qu’à ces contextes variés correspond une diversité de trajectoires socioprofessionnelles que les profils types sont loin d’épuiser. Tandis que certaines venaient travailler dans les fermes) d’autres s’installaient comme petits commerçants, à moins qu’ils ou elles ne fassent partie d’une élite artistique ou intellectuelle.

Ces trajectoires sont diverses, et elles sont toujours accompagnées de représentations de l’altérité qui se transforment décennie après décennie, la xénophobie accompagnant immanquablement les périodes de crise économique, tandis que les arguments démographiques peinent à convaincre.

Il faut donc étudier les migrant.es et leur environnement social comme un tout et ne pas céder à la tentation d’imputer au migrant, à sa culture ou à sa capacité d’intégration, la cause ou l’explication de ce qu’il advient.

France, terre d’accueil ? (Ina, 1969).

Du rejet à l’exclusion

Pourquoi certains individus et groupes arrivent-ils à se convaincre, face à un autre groupe ou à des nouveaux-venu.es, qu’ils sont non seulement les plus puissants, mais aussi les meilleurs ou les plus légitimes ?

De quel pouvoir disposent-ils pour affirmer leur supériorité ? Est-il de nature économique, sociale, culturelle ? Dans certaines situations, bien documentées aujourd’hui, les nouveaux venus se voient ainsi stigmatisés et écartés de la participation à la vie sociale, culturelle et politique dans leur vie quotidienne.

Des réfugiés et migrants le 30 juillet, place des Vosges à Paris, lors d’une action coup de poing organisée par l’association Utopia. Geoffroy Van Der Hasselt/AFP

C’est le cas particulièrement des migrations postcoloniales dont les membres rencontrent des obstacles importants, subissent des discriminations empêchant l’accès aux ressources rares que sont le logement ou les emplois qualifiés. Venant pourtant d’horizons géographiques divers, les migrants sont amenés à se percevoir progressivement comme un ensemble, du fait de cette expérience commune de discrimination.

Une dichotomisation sociale

Dans ses travaux désormais anciens, Norbert Elias met en lumière plusieurs processus sociaux basiques de catégorisation, de stigmatisation, de minorisation, de distinction sociales qui, au cœur des relations ordinaires, de travail ou de voisinage, permettent de construire et entretenir une dichotomisation sociale.

L’explication par la différence culturelle ou religieuse reste omniprésente dans les diagnostics de conflits urbains ou scolaires et semble dotée, à tort, d’une capacité explicative extensive. Elias, lui, préfère non pas se détourner de ces différences dont parlent ses enquêtés sur le terrain, mais d’étudier, nuance importante, la situation qui les produit. Il se donne ainsi les moyens de comprendre pourquoi et comment elles deviennent les marqueurs aussi efficaces d’une frontière sociale, mais là encore lue comme culturelle, entre les uns et les autres.

Ainsi, la menace imaginaire constituée à l’endroit des nouveaux venus a une efficacité bien connue : elle a pour effet de stimuler la cohésion interne du groupe majoritaire, et semble le doter d’une capacité collective renouvelée à construire et imposer des normes sociales à la fois inclusives (« nous ») et exclusives (« eux »). Les peurs ainsi entretenues ont donc de beaux jours devant elles.

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