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« Le rayon extraordinaire » : quand l’art donne à voir l’invisible

(© F. Théry & F. Murie, Speculaire / Les Champs Libres)

L’exposition « Le rayon extraordinaire », présentée aux Champs Libres à Rennes entre novembre 2022 et mars 2023 offrait une expérience sensorielle immersive, dévoilant une réalité physique normalement invisible à l’œil humain : la polarisation de la lumière. L’exposition, qui a attiré près de 30 000 visiteurs, proposait un mariage harmonieux entre une approche artistique exigeante traitant d’un sujet scientifique de physique en apparence aride, tout en offrant une large accessibilité au grand public. Elle résulte d’un travail de deux ans de recherche arts et science conduit à l’Université de Rennes par deux artistes (Fred Murie et Flavien Théry, collectif Spéculaire) et un enseignant-chercheur en optique (Julien Fade, Institut Foton).

Vue d’ensemble de l’exposition
G. Julien/Service Culture/Univ Rennes

En pénétrant dans l’espace d’exposition, le visiteur est plongé dans une ambiance obscure d’un laboratoire d’optique et entraîné dans un parcours à travers une vingtaine d’œuvres, lumineuses et subtilement éclairées, associant principes optiques et technologies numériques. Une esthétique empreinte de science-fiction préside à cette immersion, amplifiée par une bande sonore originale de Thomas Poli diffusée dans la salle. L’ensemble crée une atmosphère propice à la contemplation, invitant les visiteurs à explorer cette dimension cachée de la lumière qui révèle la porosité entre les mondes réel et virtuel, naturel et artificiel.

Dépasser l’environnement tangible

Nos sens et notre intellect ne nous donnent accès qu’à une infime part de la réalité. Les sciences, tout comme les arts, ont pour objectif de dépasser cet environnement tangible et observable, et de proposer des interprétations de ce que nous pouvons comprendre du monde. Cette démarche peut se traduire pour l’artiste par la création d’œuvres plastiques, et, pour le scientifique, par l’élaboration de théories et/ou de modèles mathématiques, physiques ou encore géométriques…

L’exposition « Le rayon extraordinaire » permettait donc de s’aventurer au-delà de notre perception pour dévoiler au public un monde qui suscite l’émerveillement et impose le respect. La collaboration entre artistes et chercheur durant la résidence art et science à l’Institut Foton a été l’occasion de faire converger des approches de recherche étrangères en apparence, mais dont la finalité et les ressorts ne s’avèrent finalement pas si différents. Du point de vue du chercheur, cela a aussi permis de s’autoriser un « pas de côté », en prenant le temps de s’interroger sur la dimension plastique et esthétique de concepts ou d’objets manipulés au quotidien dans le travail scientifique.

Beauté des formes mathématiques

Artistes et chercheur, qui ont cosigné quelques-unes des œuvres produites au cours de la résidence, ont pu mettre en valeur dans certaines pièces la beauté intrinsèque de formes mathématiques, dont la puissance d’évocation déplace soudain le sens vers une dimension symbolique ou imaginaire.

Ce fut le cas par exemple avec la « surface des ondes de Fresnel », surface mathématique déployée en trois dimensions, qui a donné naissance à une sculpture « L’œil était dans la pierre », mais aussi à une peinture, ou encore à une forme virtuelle… jusqu’à devenir l’image emblématique et l’affiche de l’exposition. Cette forme, qui évoque plus volontiers la lueur d’un regard émanant d’un étrange œil sans corps, n’a aucune réalité physique. Elle représente simplement la solution de l’équation de Fresnel qui permet de calculer les indices de réfraction (ou les vitesses de propagation) de la lumière dans un matériau anisotrope qui modifie les propriétés de polarisation de la lumière. Cet objet théorique permet en particulier de prédire la trajectoire de l’éventuel « rayon extraordinaire » qui n’apparaît que dans ce type de matériaux optiques, et dont l’observation (inexplicable à l’époque) a semé la graine au XVIIe siècle d’une théorie ondulatoire de la lumière.

L’œil était dans la pierre
G. Julien/Service Culture/Univ Rennes

La force évocatrice de ces dénominations académiques historiques nous rappelle à quel point la construction de la connaissance s’est longtemps accompagnée pour beaucoup de scientifiques d’une recherche esthétique. En témoignent la qualité et la beauté des instruments scientifiques anciens, objets d’artisanat – voire objets d’art – bien qu’étant avant tout vecteur de connaissance. La dimension poétique du propos scientifique est un des ressorts d’inspiration de F. Théry et F. Murie : plusieurs œuvres de l’exposition rappellent ce syncrétisme art/artisanat/science, notamment par le détournement de pièces des collections de zoologie et d’instruments scientifiques anciens de l’Université de Rennes. Citons comme autre exemple la pièce « Dear Brewster » qui rappelle par un clin d’œil judicieux comment Sir David Brewster, physicien dont le nom est associé à l’histoire de la polarisation lumineuse, est aussi l’inventeur d’un célèbre « jouet » optique : le kaléidoscope.

Le réenchantement d’objets scientifiques a souvent inspiré les artistes. On pense notamment aux photographies de Man Ray dans les collections de modèles mathématiques en plâtre de l’Institut Henri Poincaré. Les modèles liés à la polarisation ont ici inspiré des œuvres qui font dialoguer des techniques traditionnelles et des médias numériques, des propositions contemplatives et des expériences immersives : du crayonné au fusain aux casques à réalité virtuelle, de la peinture à l’huile à la vidéo en relief, de la sculpture en plâtre à l’impression 3D, jusqu’aux dispositifs inventés par les artistes, superposant deux afficheurs numériques à cristaux liquides (justement basés sur le phénomène de polarisation) et permettant de créer l’illusion de la profondeur…

Poésie du travail de recherche

Pour l’enseignant-chercheur, la collaboration arts/sciences permet de rendre un peu de poésie au travail de recherche qui s’élabore souvent dans l’émerveillement, mais doit se conclure dans la rigueur froide d’une publication scientifique. Par exemple, sans cette résidence art et science au laboratoire et la curiosité insistante des artistes, nous n’aurions jamais cherché à représenter la trajectoire temporelle du champ électrique d’un laser un peu particulier (dit « laser bifréquence bipolarisation »), utilisé à l’Institut Foton pour réaliser de l’imagerie polarimétrique rapide. Ce tracé bidimensionnel (sur un plan) possède un attrait esthétique manifeste, en semblant se déployer tel un volume impossible sans intérieur ni extérieur, et a interpellé les artistes qui y ont vu une source de création – même si cela ne s’est pas transcrit en l’état dans une œuvre artistique.

Trajectoires laser bifréquence
(Julien Fade, Institut Foton/Univ Rennes)

Les discussions à bâtons rompus avec des collaborateurs non scientifiques – mais intéressés au plus haut point par le sujet – ont aussi permis d’identifier certains écueils didactiques dans des explications, des schémas ou des images utilisées en enseignement. Dans ce rôle de « candide », l’artiste ose remettre en question la parole académique, ce qu’un étudiant ne fait peut-être pas aussi librement. Cette prise de recul salutaire peut conduire à revoir ses modalités d’enseignement en évitant des raccourcis qui n’ont pas l’évidence qu’on leur prêtait… L’expérience collaborative du « rayon extraordinaire » incite aussi à repenser le rôle – important pour la compréhension – des modèles géométriques d’enseignement : si les moulages en plâtre ont déserté depuis longtemps les amphithéâtres, l’impression 3D ou la réalité virtuelle immersive offrent des outils à la portée des enseignants pour « donner à voir » les concepts enseignés, des plus abstraits aux plus concrets.

Inventer des formes inédites

Pour les artistes, la collaboration arts/sciences permet d’approcher des domaines de connaissances qui leur sont peu accessibles d’ordinaire. Dans le cadre officiel d’une résidence d’artistes en milieu universitaire – comme celle qui a pu être mise en œuvre ici par le Service Culturel de l’Université de Rennes – leur présence au laboratoire est légitimée, tout comme leur exploitation d’un corpus scientifique précis. Ils y trouvent matière à inventer des formes inédites, dont l’idée naît le plus souvent d’un décalage entre leur pensée à visée esthétique, par nature assez libre, et l’approche scientifique plus rationnelle à laquelle ils sont confrontés.

Le secret
(Fred Murie, Speculaire)

Ainsi, par exemple, l’intérêt porté aux signaux polarisés possiblement produits par l’épiderme d’une seiche ne visait pas à prouver, et encore moins à expliquer, les formidables capacités de cet animal marin, mais bien à déplacer notre regard sur un monde vivant qui nous échappe en grande partie. La pièce intitulée « Le secret » est issue d’un tournage réalisé à la Station Marine de Concarneau, à l’aide d’une caméra polarimétrique, sur un spécimen de seiche élevée en captivité. Le signal polarimétrique « invisible », que le chercheur et les artistes pensent avoir capté, est traduit dans l’œuvre par l’aspect métallique d’un des fils de tissage d’une tapisserie numérique au point d’Aubusson, conférant au céphalopode un statut quasi mythologique.

Convaincus que les questions suscitent davantage la curiosité que les réponses, les artistes restent soucieux de souligner le caractère insaisissable et mystérieux des phénomènes à l’œuvre dans notre monde. C’est de ce contraste avec la volonté d’expliquer propre aux sciences que naît la singularité des propositions issues de ce type de collaborations.

Performance art et science et musique (F. Murie, F. Théry, T. Poli).
G. Julien/Service Culture/Univ Rennes

Malgré le propos scientifique pointu, les acteurs du projet ont le sentiment d’avoir réussi le pari de la transdisciplinarité art et science. En témoignent la fréquentation élevée et variée pour cette exposition – ouverte gratuitement au public et portée par le bouche-à-oreille – ainsi que les retours et témoignages positifs reçus sur l’exposition et sur ses événements annexes (visites commentées, conférence scientifique grand public, débat art et science, concert/performance).

Émerveiller, interroger, transmettre, émouvoir, et pourquoi pas susciter des vocations, voici pour nous le rôle et la valeur de telles créations arts/sciences et de leur diffusion au plus grand nombre.


Cet article a été co-écrit par J. Fade, F. Théry, F. Murie et M.-A. Lefeuvre fait partie d’une série d’articles coordonnée par S. Girel, en lien avec Scientifica, l’événement arts/sciences d’Aix-Marseille université.

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