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Le standard européen des libertés, un bouclier juridique

La Cour européenne des droits de l'Homme, à Strasbourg. Ralf Roletschek/Wikimedia, CC BY

Évoquer un « standard européen » des libertés revient à s’interroger sur l’existence et le développement d’un système normatif commun à l’ensemble des États de l’espace concerné.

On se plaît souvent à saluer l’émergence d’un droit que l’on pourrait qualifier de « continental », dont l’une des caractéristiques essentielles est de promouvoir un haut niveau d’exigence en matière de libertés, d’autant qu’il se caractérise par son évolution constante.

Cette satisfaction ne doit, cependant, pas cacher de réels motifs d’inquiétude, car l’émergence de ce standard européen se heurte à des oppositions actives, aussi bien extérieures qu’intérieures.

Le rôle unificateur de la Cour européenne des droits de l’homme

L’idée même d’un standard européen des libertés trouve son origine dans le droit de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme signée par les États membres du Conseil de l’Europe, le 4 novembre 1950. Il a une vocation continentale, puisque cette organisation regroupe aujourd’hui 47 États européens. Il offre aussi une garantie juridictionnelle avec le contrôle de la Cour européenne des droits de l’homme dont les décisions s’imposent aux États.

Il a enfin une remarquable capacité d’adaptation, car la Convention est considérée comme un texte vivant, que la Cour interprète à la lumière des évolutions de la société. Elle a ainsi pu définir une jurisprudence constructive, couvrant des domaines aussi variés que les droits des enfants nés par gestation pour autrui ou la protection des personnes face au fichage de données biométriques.

Au fil de ses décisions, la Cour a consacré des droits nouveaux imposés, peu à peu, à l’ensemble des États parties. C’est ainsi que la prohibition des traitements inhumains ou dégradants, formulée dans l’article 3 de la Convention, est aujourd’hui utilisée pour sanctionner aussi bien les conditions d’incarcération des personnes détenues que la complicité de certains États européens qui ont accepté sur leur sol des « sites noirs » créés par la CIA pour détenir des personnes soupçonnées d’actes de terrorisme.

À ces éléments de fond s’ajoutent des contraintes procédurales prescrites par la Cour. L’assistance d’un avocat dès le début de la garde à vue a ainsi été imposée par la Cour, d’abord à la Turquie par un arrêt Salduz du 27 novembre 2008, puis à la France par la décision Brusco du 14 octobre 2010.

Une diffusion progressive

Cette construction normative, dont on pourrait citer de multiples exemples, s’est diffusée peu à peu dans l’Union européenne. Les libertés n’étaient pourtant pas la finalité directe de la construction européenne. Ses promoteurs estimaient que les solidarités économiques et politiques permettraient de garantir la paix entre des États marqués par les guerres. La seule liberté juridiquement garantie par le traité de Rome était donc la liberté de circulation des personnes et des biens.

La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – premier texte à développer une conception globale des libertés dans l’Union – n’a été adoptée que bien plus tard, en 2002, au Conseil européen de Nice, et n’a acquis une valeur juridique qu’en 2007 avec le traité de Lisbonne. Elle ne lie pas tous les États – le Royaume-Uni, la Pologne et la République tchèque ayant négocié un régime dérogatoire. Elle ne couvre pas davantage l’ensemble des libertés, les droits sociaux n’y figurant que très modestement.

L’Union européenne a donc préféré s’approprier les droits garantis par la Convention européenne des droits de l’homme. La Charte des droits fondamentaux elle-même, dans son Préambule, « réaffirme les droits qui résultent […] de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme ».

La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) n’hésite pas, de son côté, à se fonder directement sur la Convention européenne, estimant, dans un arrêt Liselotte Hauer de 1979, que le droit de propriété, pourtant consacré par les textes communautaires, doit également être apprécié au regard du Protocole additionnel à la Convention qui le garantit. La CJUE se réfère ainsi au droit de propriété, en utilisant le double fondement du droit de l’UE et du droit de la Convention européenne des droits de l’homme.

Aujourd’hui, une procédure d’adhésion de l’Union européenne à la Convention européenne des droits de l’homme est engagée. L’UE n’avait pas souhaité adhérer jusqu’ici, estimant que la préoccupation pour les droits de l’homme ne s’incarnait que dans la Charte européenne des droits fondamentaux.

Cette procédure d’adhésion est cependant loin d’être achevée. D’autant que la Cour de justice de l’Union européenne a rendu, le 18 décembre 2014, un avis négatif à cette décision, estimant que le projet qui lui était soumis n’était pas conforme aux traités. Depuis plus de quatre ans, la procédure est en attente. Une situation qui témoigne de l’ampleur des oppositions à l’émergence d’un standard européen en matière de libertés.

Brexit, une opposition qui vient de l’intérieur

L’opposition la plus visible, mais peut-être la plus conjoncturelle, est celle qui vient de l’intérieur du Conseil de l’Europe, en particulier d’un Royaume-Uni qui a choisi le Brexit. Le gouvernement conservateur britannique annonce en effet sa volonté de « rétablir la souveraineté de Westminster » en modifiant le Human Rights Act de 1998 qui impose aux tribunaux britanniques d’appliquer la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme.

Avec le Brexit, une opposition qui vient de l’intérieur. Marco Verch/Flickr, CC BY

L’objet n’est pas le retrait de la Convention, décision politiquement délicate dès lors que le Royaume-Uni fait partie des États fondateurs du Conseil de l’Europe. Au contraire, il s’agit de donner aux juges britanniques, et à seuls, la compétence pour interpréter le texte de la Convention, les décisions de la Cour étant considérées comme des avis simplement consultatifs.

À l’appui de cette démarche, une véritable campagne de presse a dénoncé certains arrêts de la Cour européenne comme autant d’intrusions dans la souveraineté du Royaume-Uni. L’opinion se montre ainsi très hostile à une jurisprudence qui sanctionne un droit pénitentiaire britannique écartant du droit de vote toutes les personnes détenues. Elle s’irrite aussi des arrêts de 2011 Al Skeini et Al Jedda qui ont condamné le Royaume-Uni pour différentes exactions commises par des soldats britanniques en Irak.

Cette opposition britannique est loin d’être isolée, et trouve un écho favorable dans de nombreux États, dont la France, en particulier au sein des mouvements eurosceptiques.

Une opposition discrète en provenance « de l’extérieur »

Une opposition « de l’extérieur », plus discrète mais plus puissante, soutient les efforts britanniques. Les États-Unis s’efforcent en effet d’empêcher l’émergence d’un standard européen des libertés. Dans bien des domaines, les normes européennes se montrent en effet plus exigeantes que le droit américain. Il en est ainsi du droit au respect de la vie privée.

Aux États-Unis, l’information, même privée, est un bien qui peut circuler librement et faire l’objet d’une utilisation commerciale, par exemple pour établir des profils de consommation. La vie privée est protégée, fort modestement, par la voie contractuelle. L’Europe, en revanche, fait prévaloir le secret de la vie privée sur la liberté de l’information et impose des règles trouvant leur origine formelle dans des lois ou des conventions internationales.

Cette opposition s’est incarnée dans le conflit qui oppose Google à l’Union européenne. S’appuyant sur des dispositions contractuelles, Google refusait systématiquement aux internautes l’exercice du droit à l’oubli, c’est-à-dire le droit d’obtenir le déréférencement de données attentatoires à la vie privée. Dans une décision du 13 mai 2014, la CJUE déclare que le droit à l’oubli est applicable aux moteurs de recherche, imposant dès lors à ces derniers l’application du droit européen de la protection des données.

Le règlement général sur la protection des données (RGPD), entré en vigueur le 25 mai 2018, confère un fondement textuel à ces contraintes et impose aux GAFAM (Google, Apple, Facebook et Amazon) le respect de certains principes, notamment celui du consentement des personnes à la collecte de leurs données personnelles.

L’émergence d’un standard européen, et donc d’un droit continental des libertés, constitue le socle du rassemblement des États européens autour de principes communs. Sur ce point, les résultats sont loin d’être négligeables si l’on considère que certains États du Conseil de l’Europe ne sont devenus que récemment des États de droit.

Mais, et c’est peut-être l’enjeu le plus important, ce standard européen des libertés est aussi l’instrument d’une construction juridique suffisamment puissante pour s’opposer à l’application du droit américain dans l’ensemble de l’Europe.


L’auteure est responsable du blog « Liberté Libertés Chéries ».

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